Rencontre avec un des fers de lance du nouveau cinéma égyptien, Ibrahim El Batout, au festival des cinémas d’Afrique du pays d’Apt, en novembre 2011.
Comment êtes-vous arrivé au cinéma ?
De 1987 à 2004, j’ai passé 18 ans à couvrir des guerres en tant que reporter, et après 18 ans, j’étais épuisé. J’avais perdu ma foi dans le documentaire ; je faisais tous ces films dans des zones de guerre, je prenais tous ces risques parce que je croyais que les films pouvaient changer quelque chose. Mais après 18 ans, je me suis rendu compte que les documentaires ne changeaient rien. Je n’arrivais plus à affronter la réalité et il fallait que je change. D’abord, j’ai essayé d’exercer un autre métier. J’ai essayé d’être menuisier pendant un an. Mais ça ne fonctionnait pas. Donc je me suis dit, ok, si je veux changer, pourquoi ne pas faire de la fiction plutôt que du documentaire. Donc j’ai pris la décision après la dernière guerre en Iraq – j’y étais en 2003/4 – je suis rentré d’Iraq et j’ai décidé d’arrêter et de faire une fiction. En 2002, j’ai fini d’écrire mon premier scénario et j’ai commencé à chercher un producteur pour le produire, mais ça a complètement échoué. Je me suis donc dit, ok, le type de film que je veux faire ne plaît pas, nos producteurs ne s’y intéressent pas parce que ce n’est pas commercial, donc il va falloir que je trouve une autre manière de faire des films qui ne dépend pas d’un budget. Et puisque j’ai été chef opérateur toute ma vie, je me suis dit, ok, j’ai une caméra, voyons ce que nous pouvons faire. J’ai donc tourné Ithaki et Ithaki m’a prouvé que je pouvais réaliser un film sans budget, ou avec un tout petit budget, et après Ithaki j’ai tourné Ein Shams et ça a été un grand succès. J’ai fini Ein Shams en 2007/8 et je pensais que d’autres adopteraient cette méthode de travail. Comme nous vivions sous un régime extrêmement répressif, je me suis dit que c’était la seule manière de faire des films pouvant véritablement échapper au contrôle du régime car je n’écrivais jamais de scénario, je ne présentais pas mes scénarios aux comités de censure, je ne demandais pas l’autorisation de tourner. Je me disais que si on était nombreux à adopter cette méthode de réalisation guérilla, la pression serait suffisante pour qu’on puisse gagner notre liberté d’expression. Mais en 2009, j’ai compris que nous n’étions pas nombreux à en faire autant. J’intervenais à ce moment-là en tant que conseiller dans une école de cinéma à Alexandrie, auprès de jeunes hommes et femmes qui souhaitaient apprendre le cinéma durant un an, donc je me suis dit, ok, ils sont jeunes, si je monte un projet avec eux, peut-être qu’ils peuvent venir faire un film. Je me suis donc rendu à Alexandrie et leur ai dit, je fais un film et je voudrais que vous m’aidiez. Toute mon équipe était donc constituée d’étudiants de cette école, et tous les acteurs et actrices, tous ceux qui ont travaillé sur le film, étaient d’Alexandrie. J’y suis allé et y suis resté durant trois moi et j’ai tourné Hawi. Hawi était très bien parce que nous avons dépensé exactement 6 000 dollars et nous avons fini le tournage avec cette somme. Puis nous avons cherché des financements et nous avons réussi à récolter environ 100 000 dollars pour l’étalonnage, le son, la musique et pour gonfler le film en 35 mm. Nous avons donc réussi à rehausser le film. Nous avons réussi à tourner un bon film, techniquement parlant, mais aucun membre de l’équipe n’a été payé. Mais nous avons eu de la chance, car nous avons terminé le film en octobre et au mois d’octobre nous avons été au Tribeca Film Festival de Doha où nous avons gagné le premier prix, un prix de 100 000 dollars. On a donné à tout le monde qui avait travaillé sur le film un pourcentage des 100 000 dollars. Tout le monde avait des points, 5 %, 7 %, selon ce qu’ils avaient fait. Nous avons donc divisé cet argent selon les pourcentages, et toute l’équipe et les acteurs du film ont été payés dès que le film a récolté de l’argent. C’était intéressant parce que nous avons créé un modèle qui était économiquement viable, permettant aux gens de travailler gratuitement mais d’être payés plus tard.
En s’impliquant dans le film. Et sur les premiers films, personne n’a été payé ?
Exactement.
Vous disiez que vous étiez une des rares personnes à procéder de la sorte. Vous avez cependant travaillé avec Ahmad Abdalla sur le montage d’Ein Shams. N’y a-t-il pas une sorte d’équipe ?
Nous sommes bien entendu plusieurs réalisateurs. Chacun travaille à sa manière. Tamer El Said travaille sur un long-métrage de fiction, par exemple. Il a son propre style, et il est très doué pour récolter des financements. Ahmad Abdalla est très doué car il a recours à des stars dans ses films, donc nous avons tous des styles différents et cela enrichit le mouvement. Je suis tout à fait pour que chacun fasse son truc à sa manière, mais notre but est toujours d’obtenir notre liberté et de repousser un peu plus les limites. Mais bien sûr, ce qui nous a pris tous de court est le fait que la révolution se soit produite au mois de janvier et que tout ce pour lequel nous luttions s’est effondré en un rien de temps ! Nous avions des revendications pour lesquelles il aurait fallu se battre pendant dix ans et puis, d’un coup, il n’y avait plus personne en face ! Nous nous rendons compte maintenant que Moubarak n’était qu’un pantin ; mais derrière Moubarak, il y a tout un régime et nous devons nous battre encore.
Y a-t-il des lieux ou des réseaux de diffusion pour les films à petit budget en Égypte ?
Non, car la distribution est un système hautement monopolisé. Je crois que, pour l’instant, chacun doit choisir ses combats. C’est extrêmement dur de faire des films. C’est encore plus difficile sans budget. Et encore plus difficile sans autorisations. J’ai donc décidé de me battre autant que possible pour faire des films, puis je les donne à un producteur pour la distribution. Je veux infiltrer de l’intérieur le système. Mais à l’avenir, il va falloir qu’on crée notre propre système de distribution. Mais pas maintenant, parce que notre énergie est très limitée. Si je travaille très, très dur, je peux faire un film par an. Je ne peux pas lutter encore plus pour créer un système de distribution. Peut-être dans cinq à dix ans nous pourrions créer ce système de distribution alternatif qui nous fait défaut actuellement.
L’internet sera-t-il une solution ?
L’internet est bien entendu déjà une solution, mais je ne veux pas perdre de vue l’idée d’une foule de personnes qui se rendent dans une salle de cinéma. Ce serait une énorme perte pour le cinéma. L’internet est une chose, et le cinéma une autre. Le cinéma c’est comme une thérapie de groupe, plusieurs personnes qui se rendent dans un même lieu, qui regardent la même chose, qui sortent, qui en parlent ensemble. Je veux vraiment garder ça autant que possible, même si je sais qu’un jour, les salles de cinéma seront vides. Malheureusement.
Un petit budget est-il véritablement un handicap ? N’est-ce pas une nouvelle manière de filmer ?
Personnellement, je vois les films comme des créatures très puissantes et bienveillantes. Je crois que les films ont une volonté et doivent être respectés. Et je crois que quand un film voit que tu fais de ton mieux, il t’aide toujours. Même s’il y a des choses que je ne peux pas faire par manque de moyens, mes films m’aident toujours à trouver d’autres façons d’arriver à une meilleure solution. Elle finit toujours par surgir. Et le plus souvent, la solution est bien meilleure que ce que je voulais faire. Le plus souvent. Car, même si tu es très créatif, ton imagination a ses limites et il faut pousser ces limites de plus en plus loin, et tu peux seulement les pousser en tentant véritablement de trouver des solutions alternatives. Et pour moi c’est ça la beauté de la réalisation ; cela te pousse à créer différemment, à élargir ton imagination et à te pousser toujours également. Un cinéaste doit être un révolutionnaire jusqu’au bout : ça ne s’arrête jamais.
Votre cinéma est très ancré dans le réel, mais joue sur la poésie. Un petit budget réduit-il cette dimension poétique ?
La beauté de l’Égypte est qu’elle est tellement complexe à tous les niveaux. Tu peux rencontrer quelqu’un qui n’a pas assez d’argent pour manger, mais qui pourtant peut te raconter une blague qui te fait rire pendant cinq minutes. C’est quelque chose de très particulier en Égypte, et si tu es suffisamment honnête en tant qu’artiste, cela se verra dans ton travail sans que tu fasses le moindre effort. Honnêtement, je ne suis pas obligé de creuser très loin pour trouver une histoire en Égypte parce que des histoires viennent jusqu’à toi toutes les minutes ; il suffit d’y être et d’ouvrir les yeux. Si je la trouve bonne, je la prends et la transforme en film. Si on est honnête, on peut trouver sa matière, ses histoires qui sont profondément ancrées dans le réel, mais qui ont cet élément de magie qui vient tout seul. Ce n’est pas moi, ce n’est pas le cinéaste.
Quand vous écrivez un film, est-ce que chaque personnage représente un aspect de cette complexité, pour que, collectivement, ils représentent un ensemble ?
Oui, parce qu’en fin de compte, je vois tous les êtres humains comme un ensemble, quels qu’ils soient ou quoi qu’ils fassent, et je crois que chaque personne complète la suivante. Donc ce que je prends de ce personnage, je le donne au suivant, et ainsi de suite, donc en fin de compte, quand on voit le film, cette mosaïque commence à prendre forme. Quand on y pense, on commence à se dire, ah, ok, on commence à relier les points entre eux. Et on découvre que nous sommes tous les mêmes, tous dans la même boîte, que nous avons réellement besoin de travailler ensemble, plutôt que de se disputer et de se battre et de s’entre-tuer. Nous avons besoin de travailler ensemble pour améliorer cette planète !
Rendre au pays sa complexité n’est-il pas une forme de résistance à ce qui s’est passé durant la dictature ? Montrer cette complexité ne renforce-t-il pas le sentiment d’appartenance à un peuple ?
Absolument, et je crois que c’est pour cela que nous avons été opprimés pendant trente ans. Je ne peux parler que du cas de l’Égypte, car c’est là que je vis. Les Égyptiens sont extrêmement créatifs et intelligents, qu’ils soient riches ou pauvres, éduqués ou pas. C’est effrayant pour un dictateur. Si vous avez 85 millions de gens capables de faire autre chose que ce qu’il souhaite
Donc, je ne crois pas que c’était par hasard que nous étions opprimés, ce n’était pas par hasard si nous étions sous la dictature toutes ces années, et je crois que les 18 jours ont prouvé que ces gens pouvaient faire autre chose. Je ne sais pas si on le fera ou pas. Mais au moins nous avons vu de nos propres yeux que nous avons la possibilité de changer notre pays, d’espérer un avenir meilleur. La situation est donc complexe sur tous les fronts. Moubarak a été évincé, mais maintenant nous avons les militaires aux manettes, les islamistes qui veulent le pouvoir, et tout le monde qui se bat pour ce pouvoir. Les 18 jours étaient les 18 jours ; ils étaient tout à fait exceptionnels. Après, tout le monde s’est précipité pour prendre sa part du gâteau. Où allons-nous maintenant ? Je ne le sais pas, mais ce qui me rend très optimiste est que le peuple soit descendu dans la rue pour demander ses droits. Et on peut le faire à nouveau.
Y a-t-il une évolution dans la complexité de cette société maintenant ?
Je crois que cela dépend, parce qu’il nous faut véritablement la volonté d’avancer. Le chemin qu’on finira par emprunter dépend de ce que nous allons faire maintenant ; il dépend de nos efforts. Rien ne se passera tout seul. Il y a 12 000 habitants ici à Apt, c’est un petit endroit, or vous avez un très grand festival. On va dans la salle de cinéma et elle est pleine ! Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce qu’ils sont intéressés, peut-être parce qu’ils veulent découvrir des films différents, mais vous avez réussi à établir un certain mécanisme où des gens sont prêts à venir dans les salles où ils verront des films différents. C’est génial. Vous avez fait cet effort. Nous devons faire le même effort. Cela ne s’est pas produit du jour au lendemain ici. Cela fait combien d’années que vous existez ?
Neuf.
Neuf ans. Donc nous devons faire le même effort pour que notre pays se développe. Et je suis très optimiste là-dessus car notre population est très jeune. Environ 70 % de la population est âgée de moins de 35 ans, donc je crois que nous allons pouvoir faire quelque chose. Nous allons bien sûr trébucher, faire des erreurs, et nous payerons le prix. Mais on se relèvera. Je suis très optimiste pour l’avenir.
Pour en revenir à vos films, dans Hawi, il s’agit de deux générations : celle des pères, qui sont partis, et la jeune génération. Les jeunes essayent de fonder leur vie en l’absence des pères ; cette génération doit se débrouiller toute seule et elle n’a qu’une possibilité pour exister dans un monde où on les a abandonnés, c’est de créer. Ils essayent de créer comme mode de résistance dans leurs vies. Et les pères arrivent et sont complètement déconnectés. Est-ce bien cela que vous vouliez montrer ?
Absolument. La génération du père est une génération brisée, et c’est pour ça que tous les caractères du film, tous les hommes, sont brisés. Les femmes sont fortes, mais tous les hommes sont brisés. C’est la vérité : les hommes sont brisés en Égypte ; ils étaient brisés avant le 25 janvier. C’est pour ça qu’il y a de nombreux endroits dans le film où le silence règne, surtout chez la génération des plus anciens. C’est parce qu’ils ont durement essayé, mais ils ont été vaincus. Cette révolution n’était pas la première. Il y en avait une en 68, une en 77, une en 86 ; seule celle de 2011 a abouti. La génération des anciens a failli dans ses efforts d’amener le changement. Le film a bien sûr été tourné avant la révolution et j’étais très déprimé. Je croyais qu’on n’allait jamais se débarrasser de Moubarak, qu’il était là pour encore 20 ans ; c’est pour ça que le film est un peu sombre. Mais il y a des milliers de directions et de dimensions en Égypte. C’est un mix de tout, mais ce que je voyais c’est que l’espoir est vraiment avec les jeunes. Sans eux, on ne peut rien faire. C’est eux qui tireront le pays en avant.
Le cheval emporte le film dans la poésie. Cette approche amène une sorte d’unité à la pluralité du film.
Personnellement j’adore les chevaux, c’est pour ça que je voulais un cheval dans le film. Et un cheval qui va mourir ; cela a une douce tristesse. L’amour du vieux pour son cheval était très intéressant pour moi. Vous savez, quand je fais des films, parfois j’aime regarder les personnages faire des choses. Je ne leur dis pas quoi faire, je veux voir ce qu’ils font d’eux-mêmes et je les suis. J’avais vraiment envie de filmer un homme en train de marcher avec un cheval comme s’il marchait dans le quartier avec un ami. Cette scène me hantait, alors je me suis efforcé à l’apporter à l’écran. Et c’est une des scènes que j’adore. Pour moi elle est très forte. Il fallait que je l’écrive, que je trouve une solution.
Pourquoi le film s’appelle-t-il Hawi ?
C’est d’après une chanson intitulée Hawi ; hawi veut dire saltimbanque, ou un magicien de rue qui ne fait pas vraiment de magie. C’est quelqu’un dont tout le monde sait que c’est un magicien raté. Quand on était enfant, on voyait toujours ces hawis. Donc c’est très représentatif de la génération plus âgée ; nous étions militants, mais nous n’avons rien fait. La chanson est très représentative de cet état d’esprit dans lequel nous nous trouvions : elle dit « je suis devenu un hawi, j’ai appris à me contenter de rien ». C’est l’état dans lequel on se trouvait ; on savait qu’on était opprimé, nos droits bafoués, le système politique là pour rester, mais on ne pouvait rien faire. Il n’y avait pas d’espoir. On vivait au jour le jour. Pour tout dire, trente, ou quarante ou soixante ans d’oppression tue l’âme, et une fois que ton âme est tuée, rien ne peut la raviver. C’est ce que je pensais. Je pensais qu’on ne pouvait pas réanimer une âme brisée. Le 25 janvier m’a montré que j’avais tort. Je voyais tous les Égyptiens comme cet Hawi qui est incapable de faire quoi que ce soit jusqu’à la fin.
Hanane, la professeure de piano, est un personnage très positif. Elle semble symboliser une Égypte nouvelle possible.
J’ai beaucoup de confiance dans les femmes. En Égypte, c’est toujours les femmes qui font bouger les choses. Même dans les quartiers pauvres, ou dans le sud, où nous sommes très conservateurs, c’est toujours les femmes qui sont fortes. Tous les jours elles se battent, elles luttent, bien que la condition sociale et religieuse soit contre elles. Les hommes paraissent forts et en contrôle, mais c’est en réalité les femmes qui prennent les devants. Elle représente donc ce côté du féminisme en Égypte où les femmes sont fortes, quelles que soient les circonstances. Elle représente cet aspect des Égyptiennes que j’admire profondément. Je pense que ce sont les femmes en Égypte qui ont pu infuser cette qualité de vie qui a pu nous amener en avant. Sans ces femmes, on n’aurait pas pu arriver au 25 janvier non plus.
Elle est quasiment le seul personnage de la génération du père qui est positif.
Oui, ainsi que la danseuse du ventre ; elle est forte aussi. Et la fille, Aya ; elle est très forte également. Tous les personnages féminins du film sont forts. Plus forts que les hommes en tout cas.
Quelle a été la réaction du public au film ? Quand est-ce que le film a été montré : avant, pendant ou après la révolution ?
Le public a vu le film après la révolution, et les réponses ont été mélangées. Ceux qui connaissent mon travail et qui le suivent l’ont adoré. Mais j’ai souvent entendu des gens dans les salles se plaindre que le film est lent, qu’ils ne comprenaient pas et en se demandant pourquoi il n’y a pas beaucoup de dialogue. Je pense que c’est normal, car c’est une nouvelle façon de faire des films, une nouvelle écriture, ça les a surpris. Mais je pense que c’est très positif car si nous faisons suffisamment de films comme ça, on arrivera à atteindre davantage de spectateurs.
Il y a une véritable évolution dans votre écriture entre Ein Shams et Hawi. Ein Shams était plein d’humour, c’est un film plus musical. Là on est dans la gravité. Qu’est-ce qui vous a emmené dans cette nouvelle direction ?
L’écriture d’Hawi reflète vraiment comment j’aime faire des films. Quand j’ai écrit Ein Shams, j’ai essayé en quelque sorte de m’adresser à un public plus large. J’ai essayé de simplifier la matière, de le rendre plus accessible. Cela a touché beaucoup de gens, et j’adore Ein Shams, mais pour moi, Hawi est vraiment le type de film qui m’inspire. Mais aussi dans Ein Shams, il y avait un peu d’espoir. À l’époque d’Hawi, je n’avais plus d’espoir du tout parce qu’on venait de sortir des élections et c’était le parti du Président qui avait tout gagné ; j’étais sûr que le fils allait prendre le pouvoir pendant au moins 15/20 ans. Mais j’avais tort.
Il y a eu quelque 2 000 morts dans cette révolution : quel courage ! On peut donner sa vie parce qu’on ne peut plus vivre dans ces conditions ?
Exactement. C’est pour ça que, dans la rue, ils se sont vraiment confrontés à la police, sachant qu’ils pouvaient mourir mais ça leur était égal
Il y a une cohérence complète et absolument impressionnante entre l’esthétique que vous avez choisie et le propos que vous portez. Comment est-ce venu ?
J’ai pris mon temps en filmant. J’ai filmé pendant 25/26 jours sur une période de trois mois, donc j’ai vraiment eu le temps de bien réfléchir et de choisir le temps. Quand on est en train de faire un film, ce n’est pas comme quand on écrit. L’écriture est toujours en train de se faire, même en tournant. Et quand on a une petite équipe, on a plus de temps pour réfléchir, moins de décisions à prendre, on est relax, et comme ça, on peut vraiment sculpter le film comme on veut et garder son identité. Je ne filmais pas quand la lumière n’était pas bonne. C’est moi qui ai filmé l’image ; je choisis l’esprit toujours. C’est ça qui a donné ce résultat je pense.
C’est donc dans cette direction que vous souhaitez continuer ?
Honnêtement, non, parce que je ne veux suivre aucune direction. Chaque année, avec chaque nouveau film que je fais, je veux découvrir une nouvelle manière de tourner. Je veux découvrir différentes manières de raconter une histoire, parce que si je faisais chaque film comme le précédent, je crois que je stagnerais. C’est pour ça que je dis qu’on doit toujours être évolutif dans le sens de se regarder et d’essayer de puiser dans cet endroit frais d’où nous créons pour que nos films restent toujours frais. Si un réalisateur ne se renouvelle pas avec chaque film qu’il fait, je crois qu’il est temps qu’il s’arrête.
Vous êtes très proche d’Ahmad Abdalla mais vous ne partagez pas vraiment la même lecture de la situation actuelle en Égypte. Ahmad est impliqué dans le comité gouvernemental censé restructurer le cinéma, tandis que vous préférez rester plutôt à la marge ?
Oui, parce qu’à présent, je n’ai toujours vu aucun signe que me ferait respecter ou faire confiance à quoi que ce soit qui a un rapport avec le gouvernement. Juste avant de venir ici, par exemple, l’armée a hissé le drapeau le plus long du monde, 178 mètres ; c’est tellement moche, ça ne vole pas, ça pendouille, c’est complètement débile. Ils disent, regardez bien, on a réussi à le faire, c’est complètement stupide. Et le Ministère de la Culture s’est pointé pour dire que hisser ce drapeau était très important pour la culture. Je n’arrive simplement pas à faire confiance à qui que ce soit dans ce gouvernement et je resterai comme ça jusqu’à ce que je voie une différence. Je ne vois aucun changement en Égypte à part le départ de Moubarak, ce qui est génial, et le fait que les gens soient descendus dans la rue pour réclamer leurs droits, c’est qui est très bien. Mais si nous ne voyons aucun changement concret et positif sur le terrain, je préfère rester à la marge, sinon je perdrais ma perspective. La seule chose qui me fait continuer en quelque sorte est le fait que j’ai un bon sens de direction. Je ne veux pas perdre ce sens.
Avez-vous déjà une idée dans quel sens vous voulez aller dans votre prochain film ?
En fait j’ai déjà terminé mon nouveau film ; il sortira en janvier 2012. J’avais commencé à tourner le 10 février sur la Place Tahrir. En anglais le film s’appelle R for Revolution. Cela parle de la révolution, mais ce n’est pas un film sur la révolution. C’est parallèle et ça y touche parfois. En termes de direction, la seule chose à laquelle je suis fidèle, la seule chose à laquelle je crois est le fait de faire des films. C’est ça qui me maintient en vie. Le reste n’est que détail. Chaque jour que je me réveille, j’essaye de penser à une nouvelle idée, à comment la réaliser. J’essaye de penser au film que je tourne en ce moment, de voir ce qui est bien ici, ce qui ne marche pas là, de me dire que j’aurais dû faire ceci, ou que j’aurais dû faire cela. C’est un processus dans lequel je dois rester engagé en permanence. Je ne peux pas me reposer et me dire, ok, j’ai fini, je vais faire mon cinquième film, je sais ce que je fais, etc. Ce n’est pas vrai. Personnellement, je dois rester en permanence sur le qui-vive afin de pouvoir proposer quelque chose de différent.
Avez-vous une direction particulière en termes de contenu, basée peut-être sur les événements ou la nouvelle situation ?
Oui. Je veux dire je fais de mon mieux pour faire des films qui aideront les gens à poser des questions, qui aideront les gens à oser se tromper, qui aideront les gens à accepter qui ils sont et qui aideront les gens à penser autrement. Je ne ferai jamais des films pour leur dire ce qu’ils doivent penser. Je ne sais pas ce qu’ils doivent penser ! Mais je ferai des films qui les aideront à penser que c’est permis de penser, que c’est permis de poser des questions, que s’est permis de se tromper parfois. Nous sommes là pour vivre, pour tenter, pour découvrir. C’est ça que je veux partager avec des gens.
Avec l’arrivée des islamistes au pouvoir, quel sera l’avenir de l’Égypte ?
Ils sont organisés. Ca fait longtemps qu’ils sont politiquement engagés. Nous les libéraux avons été à la marge depuis longtemps, donc nous ne pouvons gagner la rue si rapidement. C’est certain qu’ils vont arriver au pouvoir et nous allons devoir vivre avec ça, faire avec. Je m’attends au pire. Nous aurons une période de cinq à dix ans
Beaucoup d’erreurs seront commises. Mais je crois que ces erreurs sont réversibles. Elles sont réversibles parce que les gens sont descendus dans la rue ; ils peuvent descendre à nouveau. C’est ce que j’espère.
Qu’est-ce qui fonde votre optimisme ?
Laissez-moi vous expliquer ma théorie. C’est peut-être idiot, mais j’y crois. Le 28 janvier, le ministère de l’Intérieur a été vaincu en six heures ; c’est un miracle. Ce sont les ultras, les hooligans du foot, qui ont mené toutes les batailles de rue et ils ont réussi parce que ça fait des années qu’ils se bagarrent avec la police. Si l’on pense en termes de foot, on peut remarquer que nous avons une équipe nationale très forte parce que le gouvernement le voulait ainsi, pour que les gens se concentrent sur le foot et pas sur autre chose. Mais chaque fois que l’équipe nationale jouait contre la Tunisie, elle perdait toujours. Je pense donc que la réussite de la Tunisie rendait les ultras jaloux. Cela a contribué à renforcer leur effort à faire bouger les choses. Et ça a marché. C’est ça ma théorie ; plein de gens ne sont pas d’accord avec moi, mais c’est ce que je crois. Si les Frères musulmans ont réussi en Tunisie, ils réussiront également en Égypte. C’est la même organisation. Ce sont tous les mêmes. Avec leur majorité au Parlement, les Frères musulmans introduiront un tas de décisions stupides, ils demanderont aux femmes de se voiler, peut-être qu’ils interdiront le cinéma, ou nous imposeront de faire des films comme les films iraniens. Donc nous serons hors jeu, et il faudra qu’on décide de la marche à suivre !
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