» Je travaille sur la pesanteur, l’hypocrisie sociale que je ressens « 

Entretien d'Ayoko Mensah avec Fatou Cissé

Dakar, juin 2005
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Complice depuis 2001 du chorégraphe Andreya Ouamba au sein de la compagnie  » 1er Temps « , Fatou Cissé développe depuis quelque temps une recherche chorégraphique personnelle et audacieuse. Son premier solo  » Xalaat  » ( » Pensées  » en wolof), présenté dans le cadre du festival Kaay Fecc, évoque un univers intime dans lequel se déploie une danse désarticulée, torturée. A 31 ans, Fatou Cissé se révèle l’une des figures émergentes d’une nouvelle danse au Sénégal.

Quel a été votre parcours de danseuse jusqu’à présent ?
J’ai commencé la danse dans l’école de mon père, Ousmane Noël Cissé (1). J’y ai suivi des cours de classique et surtout d’afro-jazz. Mais c’est en 1994, après des études de céramiste, que j’ai décidé de me consacrer pleinement à la danse. J’ai rejoint alors l’école et la compagnie de Marianne Niox (2) où je suis restée six ans. Puis j’ai rencontré Andreya Ouamba, qui venait d’arriver du Congo-Brazzaville. Sa rencontre a été déterminante.
Que vous a-t-il apporté ?
Une approche de la danse que je n’avais jamais eue auparavant, notamment en partant d’improvisations. Au départ, cela a été très difficile pour moi. Je n’en avais pas l’habitude. J’avais toujours copié, exécuté des chorégraphies déjà construites. Avec Andreya, j’ai découvert la recherche du mouvement. Il m’a beaucoup aidé. Cela a changé non seulement mon travail mais aussi ma vie. J’ai eu envie d’être moi-même. En 2001, Andreya a créé à Dakar la compagnie ‘1er Temps’dont je suis membre depuis le début. La même année, nous avons présenté notre première pièce ‘Pluriel’à la première édition du festival Kaay Fecc puis aux Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan Indien à Madagascar.
Vous êtes l’une des rares danseuses sénégalaises à vous lancer dans un travail expérimental de recherche chorégraphique. Pourquoi êtes-vous si peu nombreuses ?
Les Ballets néo-traditionnels représentent l’essentiel de la danse au Sénégal. En dehors d’eux, il ne se passe pas grand-chose. Il n’y a pas de grande ouverture d’esprit dans ce pays. Andreya Ouamba a contribué à une évolution mais il n’est pas sénégalais. J’ai eu envie de me lancer. J’ai d’abord travaillé avec une danseuse américaine qui a séjourné à plusieurs reprises à Dakar, Esther Baker. Puis j’ai entrepris la création de mon solo que j’ai déjà présenté à l’Institut français de Dakar (ex Centre culturel français) et en Italie.
Créer d’emblée un solo, n’est-ce pas un défi très lourd à relever ?
Si, bien sûr, c’est très risqué et j’avais peur. Mais j’ai décidé de le faire pour répondre à ceux qui disent qu’il ne se passe rien au Sénégal. Plutôt que de parler ,j’ai préféré danser. Il faut bien commencer, n’est-ce pas ?
Comment avez-vous travaillé sur votre solo ?
Je travaille à partir d’improvisations et de la déconstruction de mouvements de danses traditionnelles. J’aime partir d’un pas pour chercher comment le changer, lui donner une nouvelle expression. J’inverse par exemple les mouvements de la danse sabar. Cela donne une gestuelle désordonnée qui correspond à l’esprit de la pièce. Pour mon solo, qui s’intitule  » Pensées « , j’ai beaucoup travaillé sur l’intériorité, les gestes capables d’exprimer mes pensées. J’ai voulu aborder la pesanteur, l’hypocrisie sociale que je ressens. Dans une société comme la nôtre, nous vivons, souffrons, toujours sous le regard des autres. Nos regards et gestes peuvent être mensonges, trahisons. Nous avons des choses à dire, à confier, à confesser mais nous craignons toujours la réaction d’autrui. Cette peur nous empêche d’être nous-mêmes.
La religion musulmane joue-t-elle un rôle dans cette pesanteur sociale ?
Je suis musulmane. Et il est vrai que la danse n’est pas bien vue par l’islam. Mais je ne préfère pas trop aborder les questions religieuses. Il y a des choses que je ne veux pas faire pour ne pas choquer, comme danser nue par exemple. Ce n’est pas dans notre culture.
La parole et la musique jouent un rôle important dans votre pièce…
L’écriture a toujours été importante pour moi. Comme je n’ai pas l’habitude d’exprimer mes émotions, je préfère souvent écrire. D’où les feuilles de papier éparpillées sur la scène. Le texte chuchoté est comme un murmure intérieur, une réflexion sur notre société. Pourquoi a-t-on toujours besoin des autres ?
La musique est sud-africaine. Mais je l’ai complètement retravaillée en studio, au Ker Thiossane (3), pour renverser les sons. Cette recherche musicale m’est venue après un atelier que j’avais suivi dans cette structure. Cela m’a beaucoup enrichie. Mais on m’a reproché que la musique ne fasse plus assez africaine. Les gens auraient voulu reconnaître du djembé, des rythmes traditionnels…
Parlez-vous du public sénégalais ? Comment a-t-il accueilli votre solo ?
Les gens ont été surpris au Sénégal comme en Europe. Je me souviens qu’en Italie, le public s’attendait à voir une danseuse traditionnelle, habillée en boubou. Il y a eu un choc. Puis j’ai expliqué mon travail et j’ai été acceptée. Ici, certaines personnes ont aimé être surprises. D’autres pensent que je fais une  » danse d’Européen « . Beaucoup de gens ne comprennent pas ma démarche. Pourtant, je pense qu’il est grand temps de faire évoluer les danses traditionnelles.
Donnez-vous une portée politique à votre travail ?
L’art et la vie sont reliés. Je tente de m’exprimer librement dans ce que je fais. Mais je ne sais pas si mon travail doit nécessairement avoir un impact sur la société. Pour le moment, je le fais car je le veux.
Quels sont les chorégraphes qui vous inspirent ?
Je n’ai pas de modèle particulier. Salia Nï Seydou (4) représente bien sûr une référence mais il est temps que ceux qui les suivent se détachent de ce modèle. Même si cette compagnie a apporté beaucoup de choses à la danse en Afrique de l’Ouest.
Vous commencez à être régulièrement invitée en Europe pour présenter votre travail. Qu’est-ce que cela vous apporte ? Ou vous enlève ?
C’est en sortant de mon pays que j’ai compris beaucoup de choses. Confronter ma culture à d’autres m’a donné de nombreuses idées. Mais ce n’est pas pour autant que je désire m’installer en Europe. Je veux continuer de travailler avec Andreya Ouamba et développer un langage chorégraphique personnel qui amène chacun à s’interroger.

1. Danseur et chorégraphe sénégalais reconnu, Ousmane Noël Cissé crée à Dakar, en 1976, avec le danseur noir américain Oliver Johnson, l' » American Dance Company « . Il ouvre aussi une école de danse : la Manhattan School Dance où il enseigne la danse classique, jazz et afro-américaine.
2. Formée à la danse classique et à la danse jazz en France, Marianne Niox, d’origine camerounaise, a créé à Dakar Artéa Culture et Artéa Ecole, lieux de création et de formation.
3. Kër Thiossane : Villa pour l’Art et le multimédia, antenne Afrique d’Artfectories, ouverte à Dakar depuis septembre 2003. www.ker-thiossane.com
4. Compagnie franco-burkinabè, fondée par les chorégraphes Salia Sanou et Seydou Boro, en 1996.
///Article N° : 3938

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