Le 23 février 2022 a lieu à Port-au-Prince la première de ce nouvel opus, une étape importante dans l’imposante filmographie d’Arnold Antonin (plus de 70 films). Issu d’une enquête approfondie et riche d’une grande diversité des sources, il propose une lecture nouvelle de la vie et de l’action du premier souverain haïtien.
Arnold Antonin est un militant. Il l’a toujours été. Contraint de quitter Haïti en 1960, alors qu’il n’a que 18 ans, lors d’une grève étudiante contre le régime de François Duvalier, il ne s’avoue pas vaincu. Il dirige un journal étudiant mais pour mieux mobiliser contre la dictature, il s’initie au cinéma. Son premier long métrage documentaire, Haïti, le chemin de la liberté (1974) porte sur l’Histoire haïtienne, pour dénoncer la logique qui mène à l’avènement duvaliériste. Le film circulera dans le monde entier. Finalement installé au Venezuela, il poursuit son travail d’activiste et de cinéaste, et y crée le centre Pétion-Bolivar, espace polyvalent d’éducation et de formation populaire, ainsi que l’association haïtiano-vénézuelienne pour les Droits de l’homme.
En 1986, le soulèvement populaire chasse Jean-Claude Duvalier (Baby Doc) : il lâche tout pour revenir en Haïti, après 26 ans d’exil. Il quitte la pellicule pour faire de la vidéo, mais recrée aussi le centre Pétion-Bolivar et initie le Forum libre du jeudi, espace pluraliste de rencontres et débats. Il met également en place le Réseau nationale de défense des Droits de l’homme, et entre en politique, membre fondateur du Parti national progressiste révolutionnaire haïtien, section haïtienne de l’Internationale socialiste, mais se retire de la politique en 1991 après le coup d’Etat militaire contre le président Aristide.
Il se recentre peu à peu sur un cinéma documentaire sur le courage des gens du peuple et sur le travail des artistes et intellectuels haïtiens, et s’essaye aussi à la fiction à partir de 2006. Sa comédie déjantée Les Amours d’un zombi (2009) sera un immense succès populaire. Son cinéma se fait plus poétique, moins analytique.[1] Mais il poursuit aussi sa troisième voie : la mémoire historique et la sauvegarde du patrimoine.
C’est dans ce cycle que s’inscrit Dessalines qui se termine par un appel à la préservation du patrimoine historique « en train de disparaître ». Réalisant ses films avec les moyens du bord dans des conditions difficiles, la ténacité d’Arnold Antonin est impressionnante. Il a sans cesse plusieurs projets en cours et prouve ici à nouveau la pertinence de son engagement pour la mémoire haïtienne dans un pays en déshérence. Son commentaire fait le lien, alors qu’il mêle une multitude de documents iconographiques et d’archives à des vues aériennes des paysages haïtiens, sans oublier des épisodes de fiction où l’on retrouve notamment Dessalines (Hollandy Desrosiers), sa femme Claire Heureuse (Esmeralda Milcé) ou son secrétaire Boisrond Tonnerre (Gaël Pressoir). Le tout est complété par des réflexions d’intellectuels haïtiens offrant des éclairages historiques (Pierre Buteau, Daniel Elie, Madsen Gachette, Georges Romain, Joseph Dessalines, Michèle Pierre-Louis, Bayinah Bello, Marc-Ferl Morquette, Alix René, Gaétan Mentor, Jean-André Victor, Jhon Picard Byron, Jean Casimir, Leslie Péan et Vertus Saint-Louis).
La volonté pédagogique est permanente, soutenue par la voix posée d’Antonin, mais il essaye de ne pas en faire un cours : le film démarre avec un rap endiablé de Nesmy Decayette, Mèsi Papa Dessalines, sur un texte de Félix Morisseau-Leroy, alors que Dessalines sort de son caveau en costume de général sur un cheval blanc ! C’est toute l’Histoire de la résistance à Napoléon qui est ici retracée, Dessalines étant plus habile stratège militaire que manœuvrier politique. Il sera assassiné à 48 ans par ses pairs en 1806, n’ayant été empereur que deux années.
Accusé d’autoritarisme (travaux forcés pour les cultivateurs) et de cruauté (massacre des Blancs), et bien que considéré comme le « père fondateur d’Haïti » (l’hymne national haïtien s’appelle la Desallinienne) que les différents régimes, même dictatoriaux, vont s’approprier, la mémoire de Jean-Baptiste Dessalines est écornée. Soucieux de lui rendre hommage, Antonin aborde ces questions et sa biographie avec ses interlocuteurs pour comprendre à la fois comment il a pu défaire l’armée napoléonienne en 1803 et pourquoi il fut éliminé.
Dans sa fine analyse du film publiée dans les journaux haïtiens Le Nouvelliste et Le National (et reprise sur le club de Médiapart), l’historienne américaine Alyssa Goldstein Sepinwall (Université d’Etat San Marcos de Californie) relève trois thèmes sur lesquels le film remet en cause la vision historique commune.
D’une part, le massacre des Blancs ne fut pas le massacre de tous les Blancs. Un décret du 22 février 1804 conduisit à l’élimination de 3000 à 5000 colons,[2] mais il précisait « à l’exception des prêtres, médecins, chirurgiens, pharmaciens et autres Français professant des arts ou métiers susceptibles d’être utiles à la population, ainsi que les Polonais et les Allemands » (les Polonais qui avaient déserté l’armée de Napoléon et combattu aux côtés de « l’armée indigène » et les fermiers allemands installés).
D’autre part, Antonin en restaure le contexte : la volonté de l’expédition française de 20 000 hommes d’exterminer « tous les noirs et métis de plus de 12 ans ». L’ordre en avait été reçu de Napoléon qui était ami des colons. Le général Quentin trucide 2000 soldats noirs à Saint-Marc (la 12e coloniale qui menaçait de s’insurger) ; le général Rochambeau massacre des troupes qui s’étaient rendues, brûle hommes et femmes, exécute soldats et civils par la torture et la noyade et fait venir de Cuba des chiens dressés à ne manger que des Afro-descendants… Dessalines comprend qu’il devait anéantir ses ennemis ou risquer que tous les Haïtiens le soient.
Enfin, là où certains universitaires étrangers ont parlé de l’armée de Napoléon affrontant une « armée d’anciens esclaves aux pieds nus », le film souligne la modernité de la Constitution de Dessalines (le titre d’empereur était électif et non héréditaire, la liberté des cultes incluant le vaudou, le Noir comme catégorie générique pour tous les Haïtiens, etc.) ainsi que la fine intelligence de sa stratégie militaire et la force de son réseau de fortifications.
Après avoir précisé que la révolution haïtienne allait plus loin que l’américaine (1776) et la française (1789) en prônant une véritable égalité mais constituait un trop mauvais exemple pour être prise en compte dans un monde où l’exploitation allait bon train, Antonin ne recule pas devant l’enchevêtrement des aléas militaires, trahisons, compromissions et recherches d’alliances dans un monde en ébullition et une île divisée, une guerre civile opposant les Noirs aux affranchis mulâtres du Sud. C’est lorsque Napoléon rétablit l’esclavage que l’unité se réalise pour l’indépendance. Tout cela peut paraître complexe, d’autant que le montage d’Antonin adopte une certaine oralité en privilégiant souvent les associations d’idées à la chronologie, mais les intervenants sollicités sont d’une grande clarté et la richesse de l’iconographie et la diversité des approches esthétiques rendent le tout passionnant.
Il s’agit pour Antonin de dresser un portrait plus contradictoire et humain de Dessalines, « méconnu à bien des égards » et dont on ne dispose plus d’image exacte : un « Spartacus victorieux », au fort appétit pour les femmes, qui rejettera sans l’étudier la possibilité de la République.
En avance sur son temps tout en choisissant Ayiti pour nom de son pays, l’appellation originelle des Taïnos, il avait en tête pour la société haïtienne « un collectif fictif et virtuel » d’autodétermination où les plantations auraient pu alimenter les caisses de l’Etat. Les causes de son élimination sont multiples, mais la principale est sans doute son opposition à la distribution des terres alors que les anciens esclaves voulaient la liberté individuelle d’un lopin de terre plutôt qu’une propriété collective, de même que les mulâtres espéraient pouvoir hériter de leurs ancêtres blancs. Et Antonin de conclure qu’on ne peut confier à un seul homme le destin d’un peuple.
Espérons que ce condensé d’Histoire haïtienne trouve un large public, tant il permet de mieux en comprendre les enjeux, qui sont encore si contemporains. Et qu’Arnold Antonin vive 100 ans pour continuer son œuvre essentielle !
[1] Cf. Virginie Hémar, Arnold Antonin : le cinéma de la liberté, Editions de l’Université d’Etat d’Haïti, septembre 2013, 200 p., p. 44.
[2] Pour 400 à 500 000 esclaves noirs, l’île comptait 20 000 affranchis mulâtres et 40 000 Blancs dont 5000 grands planteurs.