Les 15e Journées Théâtrales de Carthage 2012 se sont ouvertes le 6 janvier 2012 et terminées le 13, – c’est-à-dire à la veille du 1er anniversaire de la révolution. Cette nouvelle édition s’est déroulée principalement à Tunis et aussi dans des villes du Sahel tunisien (mot arabe qui signifie bordure, lisière) : Sousse, Sfax, Kef (le rocher), Médenine, Gabès et tout de même Carthage qui possède un centre d’Art contemporain.
Metteuse en scène et comédienne française, Françoise Coupat nous livre son carnet de bord du festival.
Dans cette édition 2012, honneur donc à la Tunisie : 39 spectacles de troupes professionnelles, 6 troupes de théâtre amateur et 10 spectacles pour enfants présentés sur un même pied d’égalité. Puis 15 spectacles venant de Jordanie, Émirats Arabes Unis, Soudan, Palestine, Qatar, Koweït, Liban (2 troupes), Libye, Égypte, Yémen, Iran, Irak, Algérie et Maroc (2 pièces, 2 troupes). Côté Afrique noire, 7 pays étaient présents : Bénin, Sénégal, (2 spectacles), Togo, Guinée (2 spectacles), Côte d’Ivoire (2 troupes) et pour le conte, Cameroun et Burkina Faso. L’Europe était là également : Espagne, Allemagne, Pays-Bas, Italie, Belgique et France (2 troupes). En tout, plus de 80 spectacles ! Explosions d’après révolution ? Plus de 80 spectacles, dans des horaires situés entre 18h et 20h, quelques-uns à 22h, et pour enfants à 11h, à quoi il fallait ajouter les ateliers et les rencontres thématiques
Il fallait du souffle, et je n’ai pas réussi à soutenir le rythme effréné de ces huit journées, desquelles il fallait déduire les deux jours d’ouverture et de clôture du Festival consacrés chacun à un unique grand spectacle (dont un venu du Centre des Arts dramatiques et scéniques de Médenine : cela n’était encore jamais arrivé qu’un lieu du centre de la Tunisie ait l’occasion de briller en étoile au Festival). Mais, avouons-le, le spectacle de clôture n’a guère jeté d’étincelles.
Au premier jour de cette manifestation, le plus étonnant furent les visages ! Les visages des acteurs, metteurs en scène, troupes venues d’à peu près tout le continent arabe, africain, et aussi asiatique. Visages pleins de nuits de veille, à l’égal de ceux des hommes et des femmes qui, un an auparavant, avaient occupé les places, en Égypte, en Libye, en Tunisie, et que nous regardions à distance, sur nos écrans de TV ou au cinéma (1). Visages de jeunesse et de vieillesse mêlées, de gens, rebelles ou non, sages, fous, patients, résistants
C’était comme si, un an après, tout ce monde des places occupées avait débarqué par petits groupes pour venir habiter les salles de spectacle de Tunis le temps d’un ou deux soirs
L’effet était fort. Presque pas de coupure entre la rue et les salles, pas de frontières entre pays et pays
« La » révolution, il en a été en effet beaucoup question, puisque tel était le thème de ces JTC : Le Théâtre célèbre la révolution. Elle le fut, mais surtout mimée, répétée, plutôt qu’imaginée.Ce mot mythique de « révolution », dont on a été fier, puis dont on s’est méfié, qui fait maintenant douter (mais qui voulait dire « changer la vie », et en portait « l’espoir », ce mot que les Tunisiens prononcent plus difficilement maintenant), était affiché au théâtre. Brandi. Fierté oblige. L’Histoire, plus que contemporaine, n’a pas le temps d’inspirer le théâtre. L’Histoire, au jour le jour, ne trouve pas où s’infuser. Elle est document. Quelle forme artistique le documentaire peut-il prendre au théâtre sans que le théâtre n’y perde des plumes ? C’est cela qui est intéressant : chercher. En 68, pensant aux troupes de théâtre qui mimaient la lutte des classes, avec patronat en chapeau haut de forme, costard et cigare
face à l’ouvrier réclamant « du pain du travail
et des femmes », était-ce une bonne tisane, infusion ? Les patrons trouvant qu’il y avait là trop de réclamations à la fois, demandent à l’ouvrier d’en supprimer une des trois, et l’ouvrier de répondre : « le pain ! ». Il faut se méfier de ceux qui pensent que le peuple ne veut que du pain, ou de « la ricotta » comme l’a mis en scène Pasolini dans son film.
Les spectacles ont affiché complet dans la plupart des salles. Le public, qui de nouveau respire dans la rue, a fait honneur au théâtre dans son propre pays
Et dans ce paysage 2012 d’après révolution, j’étais parmi ce public qui riait avec ses références, applaudissait à la réplique, au proverbe, au fait d’actualité connu et reconnu, au geste « dégage », aux citations des personnages publics déchus
Les réactions sont spontanées, le public patient, ou indulgent. Sans doute ne veut-on pas commencer à critiquer, pour ne pas gâcher la fête.
La tradition orale, celle des conteurs, chroniqueurs, musiciens était très présente sur les scènes, et le théâtre d’ombre oriental aussi : la Libye avec Essanabel (Les Épis) : l’actrice raconte la légende d’une femme rebelle dans un décor de tente nomade, comme au désert et avec drapeau libyen ; Piri de l’Iran, et son théâtre sans femmes (les acteurs musiciens chanteurs jouent alors le travestissement) ; la troupe « Les Voix du caméléon », avec la belle actrice sénégalaise Dianetou Keïta, du spectacle Fatma – femme de ménage qui vient s’épancher sur sa terrasse où elle peut laver son linge tranquille, elle qui est « pénurie de larmes, excédent de colère », qui « a l’air de n’avoir jamais été jeune » – entonne un chant, repris dans la salle par ceux qui le connaissent. Légendes, mythes ou récits de destins contemporains d’hommes ou de femmes, pour affirmer une géographie, une identité, une tradition, un folklore, tout en donnant des nouvelles de l’espace intime, les oppressions, les inégalités, l’actualité sous le prisme du quotidien.
Du théâtre contemporain, il y en a dans les grandes troupes tunisiennes, dont trois travaillent en équipe et possèdent un lieu :
– Ezzedine Gannoun, dans son Espace El Hamra (2), (également centre arabo-africain de formation et de recherche théâtrale), présentait The End, créé en 2009 et toujours bien d’actualité, texte écrit par Leila Toubel, actrice dans la pièce. Le spectacle repose sur elle : une femme gère les préparatifs de sa fin, la mort lui ayant donné rendez-vous dans une heure. Façon de faire un flash-back sur ses relations avec les amis, parents, idées et désirs
Sans pathos, avec sincérité et humour, les acteurs jouent en accord pour porter le théâtre vers l’émotion. C’est ce souffle et « l’esprit famille », qu’on trouve à l’Espace El Hamra et auprès de ceux qui y travaillent. C’est aussi dans ce théâtre que la plupart des spectacles africains ont été montrés, et qu’un hommage au peuple syrien s’est déroulé. – Raja Ben Amar à Mad’art Carthage (3), présentait Facebook dans un espace bifrontal, avec des complices artistes et interprètes dont des circassiens (le spectacle tout neuf va encore bouger). Elle raconte des univers intimes énervés, excités et traversés par l’au-delà des frontières tunisiennes ; les situations sont jouées, dansées et irriguées de musiques, d’images vidéo très bien travaillées par le vidéaste Ghizi Frini.
– À l’Espace El Teatro, que dirigent Taoufik Jebali et Zineb Farhat, je n’ai pas pu voir de spectacles ce mois de janvier. J’avais cependant assisté à un concert de rappeurs allemands en décembre, lors d’une soirée qui animait les rencontres ArtForums. Pour voir du rap en salle, j’étais accompagnée de Farid, qui travaillait dans un Publinet du centre-ville. Il n’était jamais entré dans une salle de spectacle. Parce qu’il n’avait pas le look et en avait un autre plutôt marqué « travailleur » ou peut-être aussi « religieux » à cause d’un petit bonnet serré sur son crâne qu’il porte parce qu’il en aime le style, à l’entrée on lui avait demandé de montrer patte blanche
Tension révélatrice : quelqu’un peut à tout moment, en s’infiltrant, perturber une manifestation, une expression. Malgré le sourire, la générosité, chacun reste sur le qui-vive.
– Fadhel Jaïbi, metteur en scène de la Cie Familia Productions (4), présentait son Yahia Yaïche, Amnesia écrit par Jelila Baccar, vu à Avignon et programmé dans beaucoup de villes européennes, interprété par plus de dix acteurs dont Moez Mrabet, avec qui j’ai correspondu par courriel pour lui demander combien d’acteurs vivaient de ce métier en Tunisie et comment ? Lui, acteur en Tunisie, assurant la tournée d’Amnesia en Europe, porteur de projets, professeur d’art dramatique, n’a pas encore eu le temps de me répondre : en Tunisie le travail c’est 7/7 jours. Amnesia : calligraphie précise des corps, risquée sur l’instant, dure même, spectacle tout en verticales, ici on ne chute pas, sauf sous les tirs, mêlant humour et sacré. L’arrivée du majestueux silence des acteurs dans la salle était effet de grâce après des empoignades à l’entrée de la salle et nous rassurait sur le théâtre et sa possibilité de raconter même sans mots, d’apaiser l’agitation et d’ouvrir l’imaginaire tout en respectant et même éduquant le regard du spectateur, lui faisant retrouver, retoucher son intériorité. Bref, ici, on quittait enfin le brouhaha de la foule, de la place publique. Fadhel Jaïbi ira ces prochaines années mettre en scène au Théâtre de Bochum en Allemagne et au Piccolo Théâtre en Italie.
Je n’aurai pas vu les Souissi, et Haddaoui, et Gaïess et Toubel, ni les Selma et Sofiane Ouissi (5). En septembre 2012, les Ouissi présenteront leur festival dans la Médina. Celui-ci a déjà fait grand bruit avec une audience que beaucoup leur envient. Les autres, j’ai hâte de les connaître. Ce sera au calendrier de mon prochain voyage. J’irai voir aussi les nouveaux lieux, espaces : Zed El Founoun, Massart, Artisto et de plus anciens comme Dar Ben Abdallah
J’aurais aimé voir le Togolais Gustave Akakpo et son spectacle Chiche l’Afrique, une production du Tarmac, à Paris. À le voir imiter des personnages politiques français dans le grand hôtel de l’avenue Bourguiba, on se dit qu’on aurait vraiment aimé le voir sur scène dressant les portraits de dictateurs et dénonçant leurs affaires. On doit y rire beaucoup.
La brume du nord de l’Europe, des Pays-Bas, nimbait le spectacle Momentum du théâtre de marionnettes créé par deux filles, Ananda et Charlotte Puijk, deux filles sages (sages face aux exubérantes africaines !). Ce spectacle visuel, délicat, où se combattaient l’animé et le non animé, l’enfermement et la liberté, a surpris les Tunisiens. On entrait en effet dans le « sans parole », la lenteur, le silence, les effets, l’illusion, la magie, tandis qu’ailleurs beaucoup d’autres spectacles exposaient leur matière sans cachotteries.Ahlan Wa Sahlan (bienvenue), d’une troupe belge, fait partie d’un Projet Liban dont les spectacles abordent les conflits au Moyen Orient. Dispositif de salle de répétition : l’auteur cherche à écrire le spectacle, il y a trois acteurs, adresse directe au public ; font mine de toucher à la Révolution, en retardant de faire spectacle, utilisant les images des infos qui ont déjà fait le tour du monde, ou certaines très récentes (l’assassinat du journaliste Gilles Jacquier en Syrie). Ils évoquent, tournent autour, le discours tourne court et le théâtre s’appauvrit. Il s’use. Le public à l’énergie surchauffée ne sait guère quoi en penser. De toute façon il n’attend pas de s’ennuyer pour ouvrir le portable et répondre aux amis en plein spectacle, même captivant.
L’Allemande Claudia Bosse qui a fondé avec d’autres artistes plasticiens le Theatercombinat (6), basé à Berlin d’abord, puis maintenant à Vienne, a emmené dans une expérience de recherche de jeunes acteurs de l’ISAD (7). Titre du spectacle : Dominant powers. Que faire alors ? Questions et questions et questions. Grands textes et petits récits de vie. Témoignages personnels et tragédie de Sénèque, (mais entend-on Sénèque et les autres, même diffusés par des supports sophistiqués tout au long d’une déambulation dans les lieux de l’Institut ?). Le dispositif de plasticiens hystérise les corps et les questions et nous laisse choisir notre parcours dans des espaces investis pour sidérer. Expérience vive pour ces étudiants en art dramatique à qui l’on a ainsi donné l’occasion, durant quelques semaines de fréquenter une autre façon de faire du théâtre.
La révolution 2011, les Européens essayent de la manier sur une scène, mais elle n’y consent pas, nous sommes trop loin, trop au-dessus. Et surtout, nous n’y étions pas. Nous voudrions rattraper le train !
Et où sont passés « Gens de Facebook, » ceux que j’imagine veilleurs infatigables ? Le social network m’a semblé loin. Facebook, avec sa pertinence de slogans et d’images synthétisant en un éclair une vision, un sentiment avec passé, présent et futur. Une révolte et un élan. À la pointe du crayon, sans trop appuyer, dessin, graphisme, couleurs, personnages, mots, mots d’ordre, que l’on retrouve aujourd’hui présentés en édition par des collectifs de graphistes, de dessinateurs, créateurs de BD, blogueurs, journalistes
C’est heureux. Étaient-ce « Gens de Facebook », ceux qui se manifestaient dehors et dedans le grand Palais des sports, dit « la Coupole », lorsque le revenant cinéaste Fadhel Jaziri a ouvert le 6 au soir les festivités des JTC et créé un show à partir d’une adaptation libre, je cite, « du mythe de Bouzid surnommé « l’homme à l’âne », l’histoire d’un rebelle révolutionnaire qui se transforme en tyran, détruisant les biens naturels des villes, empoisonnant l’eau, installant sa police
» ? Pour ce show, dont il est familier disent les acteurs tunisiens, Jaziri a fait appel à une foule de figurants pour composer le chur, entouré de 30 acteurs (sur le programme). Ces derniers sont appareillés de micros, d’autres non, perchman pour d’autres
Avancées du chur (figurants) avec en son sein un coryphée (acteurs) lâché ensuite en solitaires, et à nouveau phagocytés par le chur, et ainsi de suite, à répétition. Foule tantôt soumise, tantôt rebelle, pas d’autres alternatives. C’était un show difficile à voir, tant l’image ne permettait pas la compréhension de l’histoire et le son ne permettait pas la compréhension du texte arabe (qu’on me traduisait quand il s’entendait bien). Les magnifiques musiciens et la chanteuse, à un bout de la piste, attendaient leur moment, et nous, nous les attendions aussi. Toujours très chaleureusement applaudis. « Gens de Facebook », sans doute, ceux qui se signalaient dans les gradins (pleins), lorsque le son ne passait pas, sifflant, interpellant : « Remboursez, remboursez ! » « Le son ! », « Jaziri, voleur ! », le tout se transformant en brouhaha couvrant tout ce qui se passait sur la piste. Tout cela sur fond de drapeau « révolution », rouge avec croissant de lune et étoile blanche tapissant largement le mur juste en face de la tribune officielle où présidaient Medhi Mabrouk, le Ministre de la culture et ses invités (Ah ! comme j’aimerais savoir ce que ce ministre pense de tout cela). « Gens de Facebook » sans doute, ceux qui avant le spectacle avaient des petites pancartes « Jaziri usurpateur », parce que des travailleurs de ses films précédents n’auraient pas été payés, ou auraient été privés de leurs droits d’auteurs pour une musique qu’ils affirment avoir composée. Le metteur en scène l’aurait lui-même signée et touché les droits.
Cela n’empêche, j’ai pu voir deux jeunes acteurs formés à l’ISAD : Faycel Alhdhiri et Bessem Hamraoui qui, dans une petite comédie de clowns contemporains, avec rôles de balayeurs et grandes poubelles vertes, parlant langage « bande dessinée », gromelot et bruitages, étaient de fameux acteurs et même performers. L’un des deux, asphyxié par sa toux, à cause d’une maladie (l’air respiré avant ?), l’autre se charge de le ranimer
On pense alors à d’autres événements qui ont animé le pays. Deux jeunes acteurs qui écrivent et jouent, s’entourent d’une petite équipe avec il extérieur et régisseur, et sans que ce spectacle soit trop ficelé parfait, ils ont fait éclater de rire la salle bondée, et à la fin les amis, la famille
montent sur le plateau pour les étouffer de baisers si bien qu’ils disparaissent aux saluts. Il ne faut pas avoir trop d’ego, c’est le collectif scène-salle qui compte. Une fête en quelque sorte.
Les Tunisiens se déclarent les meilleurs acteurs et ne donnent pas cher des autres, aussi ne leur parlez pas des Koweitiens ! J’ai beaucoup aimé le travail du metteur en scène, auteur koweitien Sulayman Al-Bassam (déjà invité à de précédentes JTC). Il présentait ici son nouveau spectacle La Valse des jours (The Speaker’s Progress) (8), sous-titré en anglais, interprété par des acteurs de différentes nationalités arabes. Formidables acteurs. Et troupe ! Si la salle du Théâtre Municipal, n’était pas pleine ce soir-là, est-ce parce que ce théâtre-là était trop contemporain, vraiment politique ? Dans sa forme, son intelligence, son esthétique, le spectacle a complètement séduit le public présent. Personne ne riait au même moment (un bon signe), des éclats de rire que seul l’étonnement – l’esprit qui travaille – peut déclencher (on rit quand on a compris, et ça fait plaisir d’avoir compris, que le voisin ait compris avant ou après soi !). L’histoire : un metteur en scène connu pour son passé militant doit avec sa troupe re-monter, afin de les archiver, des séquences d’un spectacle selon le politiquement et religieusement correct en vigueur. Ou plutôt : comment soigner un metteur en scène en lui faisant passer l’envie de faire soit du théâtre soit de la politique.
L’espace : au centre, une aire de jeu pour la reconstitution, ce serait un peu un espace tribunal ; de part et d’autre six ou sept bureaux, vieux postes gris de travail dignes des bureaux secrets du KGB ou de la STASI ou de la CIA, vieilles lampes, équipés de micros pour donner les ordres et doubler les scènes. À l’avant-scène cour, le metteur en scène est à la barre, obligé de s’expliquer sur ses intentions et directions au vu et su de tout le monde, c’est-à-dire nous, le public. (Il est aussi le capitaine du bateau, maître de cérémonie, guide). En vis-à-vis de lui, à jardin, un poste de technicien-musicien-régisseur-homme orchestre.
Le public se retrouve comme au tribunal, assistant à l’exercice de la comparution. À lui de prendre position (dans le secret de lui-même). La dramaturgie et le dispositif lui donnent un rôle. Affirmation que le public a un rôle à jouer, responsable de son regard, de sa pensée, (et le citoyen aussi, face aux pouvoirs). Mais restons là au théâtre.
Pour cette recomposition, reconstitution, afin que les séquences du spectacle soient correctement surveillées par les autorités, il y a une toute petite caméra posée sur un tout petit trépied au-devant de la scène. Ce petit il est chargé de tout enregistrer – exactement à la place du trou du souffleur dans les théâtres traditionnels à l’italienne. La caméra (surveillance) est en marche constamment, c’est pour cette boîte noire que les scènes sont jouées. Lorsqu’un acteur mécontent veut déposer ses doléances, exprimer son désaccord, dénoncer un changement de texte et les erreurs du metteur en scène, il doit venir au-devant de la scène et se baisser pour s’adresser au petit objectif (voyez le gros plan, le ridicule gros plan). Profitant de l’absence du « guide suprême » justement sorti avec le metteur en scène indocile afin de lui faire subir en privé un réajustement, le vieil acteur malicieux jette un foulard sur la petite caméra, et ainsi caméra masquée, le théâtre peut reprendre ses droits ; il va s’offrir la fantaisie, avec costumes colorés, travestissement en compagnie du reste de l’équipe « je veux de la folie, des perruques, de l’obscénité, des hommes déguisés en femmes
». La question est tout au long posée au spectateur, au public : ne faut-il pas que le théâtre disparaisse, s’il est au service du pouvoir ? S’il n’est pas libre ? S’il doit servir des idées ? S’il est utile ? S’il doit être social ? S’il est utilisé pour autre chose que lui-même ? Le théâtre, l’art ont d’autres ambitions. Et cette quête-là, cette liberté-là, en constitue l’essence, la nécessité, le prix. Mais une chose est certaine, « la violence empoisonne l’imagination ».
C’était très bien de voir ce spectacle politique dans la bonbonnière du Théâtre Municipal, style Art Nouveau, construction modèle français, avec façade blanche très éclairée, escaliers tombant dans l’Avenue Bourguiba, escaliers où l’on s’assoit la journée pour mater, escaliers qui deviennent tribunes dès qu’il est nécessaire d’accrocher des banderoles ou papiers avec calligraphie rouge, forum où l’on crie des slogans. Le 13, après spectacle de clôture, le public est sorti rapidement pour rejoindre les manifestants qui hurlaient « Qatar dégage » en réponse à la présence non désirée d’un ministre du Qatar à Tunis, devinant l’arrivée sournoise des nouveaux prédateurs de la Tunisie, et après que le Qatar ait voulu, quelques jours auparavant, prêter main-forte à l’armée et au gouvernement syrien pour éliminer les opposants.
Tous les spectacles n’étaient pas sous-titrés, loin de là ! Mais ceux qui l’étaient, en français ou en anglais, ne nous empêchaient pas de percevoir le jeu dans une langue qui a déjà trois codifications (arabe littéraire ou standard ou dialectal). Le réel a son camouflage, le parlé en est plein.
Des spectacles programmés, peu se sont appuyés sur un texte dit du répertoire classique universel, ou mondial (comment faut-il dire ?), et encore dans ce cas, sont-ils adaptés : Ici de Bertold Brecht mais adapté, Hamlet machine 2, l’auteur allemand Heiner Muller n’est pas nommé sur le programme, Hamlet, inspiré de celui de Shakespeare, Les Chaises, mais d’après Ionesco
Les créateurs n’ont pas peur d’écrire, sans même être déclarés auteurs, mais puisqu’ils parlent avec jeu et images et savent raconter les histoires ! Le chauffeur de taxi qui me ramenait à l’aéroport avec quelques mots de français a trouvé comment me dire et me montrer : « Aujourd’hui on regarde la liberté et c’est bien », il relevait la tête et le menton, bombait le torse
sa main faisait un geste large devant lui pour dire que tout ça, l’air, le ciel, tout était à lui.
Il ne faut pas oublier dans ces copieuses JTC 2012, les rencontres et colloques, l’un sur l’art et la révolution, l’autre sur les écritures dramatiques, et le troisième sur les Réseaux et le mécénat.
J’ai croisé Jacques Lassalle dans l’ascenseur de l’hôtel. Il allait intervenir quelques minutes plus tard dans la table ronde « Art et Révolution ». J’ai pensé que si j’avais rencontré Pascal Rambert, l’Art et la Révolution auraient pris une autre tournure, et le débat bien différent. Jacques Lassalle a fait un tour d’horizon de sa vie, et décrit tous les moments de basculement d’Histoire vécus dans sa carrière, on en a le vertige : mai 1968, (« la mise à mort » de Jean Vilar l’avait fait souffrir), Chili et la dictature Pinochet, Grèce et dictature des Colonels, Amérique du Sud avec le mouvement des Campesinos qui mettaient en scène les chroniques de luttes des grévistes mexicains, les spectacles utilisaient la commedia dell’arte…, Printemps de Prague et arrivée des chars russes, Portugal et la Révolution des illets, Moscou et la Perestroïka, Berlin et la Chute du Mur
Omis ou pas : la guerre d’Algérie et l’arrivée en 79 de Khomeiny. Il veut voir, savoir les Révolutions du monde arabe et prépare un voyage à Téhéran. Il ajoute en fin de débat, après avoir entendu les autres interventions, que le réalisme ne doit pas être une reconstitution du réel, et que les Tunisiens ont l’incroyable chance d’avoir à penser avec ces couples-là : Théâtre et Pouvoir, Théâtre et Société et Théâtre et Religion, que c’est énorme, qu’il faut du courage et de l’audace, que c’est une grande chance d’avoir à penser ça
Les débats idéologiques des jours précédents étaient encadrés et pris en charge par les hommes, tandis que la partie des débats, témoignages, prises de paroles (très concrètes) concernant les réseaux et le mécénat, donc liés aux solutions, l’ont été par des femmes. À cet endroit de division de la société, on n’a pas fini de lutter !
Si les JTC arrivent à faire circuler tant de monde, troupes internationales, troupes du monde arabe et africain, – un voyage Tunis-Dakar : 750 euros, 1 500 dinars, un voyage France-Tunisie : 300 euros, 600 dinars – c’est que les Instituts Culturels des pays représentés, que des énergies, intelligences, organismes, associations, fondations se sont regroupés. Beaucoup de travail reste à faire. L’après révolution ouvrira la porte aux demandes des artistes, des jeunes troupes qui débutent, des lieux et structures qui les accueilleront. Le patrimoine actuel a besoin d’être restructuré, mis à niveau techniquement, administrativement
Remis au travail, avec le personnel formé, compétent, pour qu’il puisse s’organiser à une échelle plus grande, plus compétitive.
Une matinée et une soirée ont été consacrées aux Réseaux, et mécénat. C’est Cyrine Gannoun avec sa ferveur et sa conviction qui a mené le débat mécénat. Avec quelques complices, elle a ouvert le bureau tunisien de l’association ARTerial Network (9) basé à l’Espace El Hamra, à Tunis. Ce bureau jeune de 6 mois offre déjà une banque de données à la disposition de ceux qui ont des projets. Elles veulent apporter un encadrement aux compagnies, créateurs, entreprises culturelles, aux lieux qui voudront se développer, aux structures qui voudront recruter pour qu’à la fin soient « améliorées les conditions de travail et de vie des artistes », et « défendre leurs droits et droits des praticiens sur le continent Africain ». Ce sont des priorités pour la vie culturelle du pays, dit Cyrine Gannoun, consciente de voir qu’un patrimoine est laissé à l’abandon, que les potentiels humains et intellectuels engagés, trop souvent bénévoles, ne sont pas crédibilisés. Elle craint que dans cette période où il faudra parer aux urgences, le monde de l’économie s’éloigne de l’art et de la culture les laissant à leurs anciennes fréquentations : « tourisme » et « social ». Quant aux fondations et réseaux : l’apport est centré sur les aides aux voyages parce que le voyage n’est pas un luxe, c’est une valeur : liberté de circuler, liberté de montrer son travail, liberté de créer avec les autres et ailleurs que chez soi, liberté d’agrandir son espace et de rencontrer. Parce que c’est un facteur d’émancipation personnelle. « Il est indispensable d’oeuvrer auprès du Parlement Européen avec constance à la mise en place d’un visa culturel ». C’est le credo de tous, créateurs, organismes d’aides, Instituts Culturels, Ecoles Nationales, programmateurs. « Il ne faut pas relâcher la demande ». Pas plus relâcher la demande en ce qui concerne le développement du mécénat culturel et non social (être une entreprise mécène c’est d’abord « vouloir faire du bien, sans chercher de contrepartie », dit l’avocat tunisien invité au débat « ce qui n’est pas : poser son logo en échange de quelques sous donnés »). Nécessité aussi d’un décret pour fixer l’exonération totale d’impôts, ce qui devrait pousser les entreprises à s’engager véritablement – aujourd’hui, un don est calculé sur le pourcentage du chiffre d’affaire, soit 2/1000.
Rendez-vous dans deux ans !
En attendant chacun retourne chez soi, dans ses solitudes, le temps de reprendre des forces pour continuer la création et on peut l’espérer, la construction de démocraties nouvelles. Pas une répétition.
1. Stefano Savona, Tahrir, Place de la Libération, en ce moment dans les salles en France.
2. Espace El Hamra, 28 rue El Jazira, 1000 – Tunis. [email protected] – [www.theatrehamra.com]
3. [email protected]
4. [email protected]
5. [email protected]
6. [www.theatercombinat.com]
7. Institut Supérieur d’Art Dramatique, 16 rue Mikhaël Nouaima, El Omrane, 1005 – Tunis
8. SABAB Theatre : [www.sabab.org]
9. [www.arterialnetwork.org] [www.artsinafrica.com]29 janvier 2012///Article N° : 10613