La Blessure

De Nicolas Klotz

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La blessure, c’est une jambe prise dans la porte d’un bus, une jambe qui saigne et que l’on laisse sans soins, une femme noire allongée sur le sol dans le centre de rétention de l’aéroport de Roissy. La blessure, c’est cette négation que subit Blandine, Congolaise sans visa qui demande l’asile, et que son mari attend à la sortie. C’est la réalité d’une France qui n’est plus terre d’accueil mais blesse et humilie avant d’expulser.
Comment filmer ce rejet sans tomber dans la vaine dénonciation politique ? Dans Paria (2000), son troisième long métrage de fiction, Nicolas Klotz montrait comment les SDF perdent peu à peu toute présence, au fur et à mesure de la dégradation de leur personnalité. Ici, avec une forme semblable, le processus est inverse : parce qu’elle profite d’un trou dans le système de rejet, Blandine reprendra peu à peu le dessus, trouvera sa présence dans ce territoire nouveau qu’est l’espace français.
Mais le processus est lent car elle est en morceaux. La zone de rétention est une zone de non-droit : le but poursuivi par les policiers dont c’est le travail quotidien est, avant de les renvoyer « chez eux », de flanquer aux étrangers fourvoyés une peur bleue qui les motive à ne pas revenir. Ils le font avec une conscience professionnelle imparable : leur brutalité est proprement inhumaine. La violence est administrative et physique : parcage comme un troupeau dans une cellule étroite, fouilles à nu répétées, absence de communication et de recours, signature d’agrément sans pouvoir le lire, reconduite musclée aux avions de retour, admonestations et cris. Cette violence n’est pas exercée par des individus mais par un système : ce ne sont pas des méchants mais des instruments qui n’ont pas affaire à des êtres humains mais, comme le dit le réalisateur, « des hommes abstraits ». Ils ne disent pas « on les emmène à l’avion » mais « départ chargement ».
Klotz aurait pu faire dans l’épique, forcer l’émotion par un montage serré, des mouvements de caméra rapides. Mais le retour à l’avion est filmé comme le reste du film : en plans fixes, proches du plan-séquence. Les couloirs et cellules de l’aéroport sont éclairés au néon ; le cadre utilise les verticales froides : l’angle de caméra fait que l’espace parle de lui-même. Lorsque debout la main sur le mur, la policière demande à Blandine de se déshabiller pour la fouille à nu, la caméra se place derrière la policière, faisant ressortir l’humiliation qui se vit. « La proximité des deux corps, le regard de la policière assise qui observe la scène à l’écart sont déjà violents, note Elisabeth Perceval, scénariste du film qui travaille toujours avec Nicolas Klotz. Il n’est pas nécessaire de montrer une gifle, des coups, qui sont parfois donnés. » Ce n’est pas l’identification qui est recherchée, mais le recul d’une prise de conscience.
La bande-son saisit les ambiances. Dans le squat où vit déjà Papi, le mari de Blandine, la pauvreté et le sordide des lieux n’est que suggérée : des murs, des matelas, des lumières blafardes. Papi creusera longuement deux trous dans les parpaings de béton en guise de fenêtre. Ce n’est pas un cinéaste qui dénonce mais des hommes et des femmes filmés dont la vie parle. De longs monologues racontent les vécus des uns et des autres en voix-off sur des plans fixes. « Chaque jour qui se lève, je perds une partie de moi-même » : l’image de poissons qu’on lave dans une bassine dont l’eau se souille peu à peu suffit à faire résonner son récit de galère. Les dialogues sont quasi-inexistants. Le cadre de l’image n’enregistre pas le mouvement des êtres : on entre ou ne sort pas du champ. La durée s’installe, qui respecte celle d’êtres qui,pour survivre ou se reconstruire, vivent le temps autrement. Blandine mettra du temps à passer de la prostration à l’éveil, à gérer sa blessure.
Bien sûr, pour le spectateur, la gêne s’installe. Nous ne sommes pas dans le temps du cinéma auquel la modernité nous habitue. Le partage ressenti entre l’ennui et l’intérêt pour ces gens qui peu à peu s’inscrivent en nous est à l’image de ce qu’ils ressentent eux-mêmes entre ici et là-bas. L’expérience sensorielle de ce déchirement permet au spectateur d’accéder à une familiarité qui ne se résout pas à une intimité mais à une solidarité. L’Autre reste étranger mais il peut être alter ego, puisque nous partageons au moins cela : la difficulté à s’ouvrir à ce qui nous entoure.
La Blessure est ainsi un film nécessaire. Il est clair que son éthique de cinéma réduit son potentiel de diffusion. Durée et rythme lui ferment sans doute les portes télévisuelles et de nombreuses salles, au risque de ne plus toucher qu’un cercle restreint. Mais au moins ceux-là auront-il la possibilité de cette expérience marquante : savoir que le sourire de Blandine est possible parce que malgré tout, on ne tue pas la vie.

///Article N° : 3431

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