A l’occasion de la « Journée internationale des migrants », fixée le 18 décembre par l’ONU, , la Cimade et Montagne Accueil Solidarité organisent les « Poétiques du refuge », les 18 et 19 décembre à Eymoutiers. A cette occasion, le philosophe Dénètem Touam Bona revient sur l’articulation entre poétiques et politiques dans le contexte de la dite « crise migratoire ».
Comme l’indique l’expression « crise migratoire », c’est souvent sous l’angle de la peur ou de la commisération humanitaire que l’on aborde la question des exilé.e.s. A travers le thème du « refuge », cette manifestation des Poétiques du refuge vise à mettre en valeur la résilience et la puissance d’invention des « migrants » qui, loin d’incarner la « misère du monde », sont plutôt les pionniers de l’humanité à venir.
Cinq artistes engagés – le poète et peintre Hawad, la chanteuse et metteure en scène Miléna Kartowski-Aïach, les cinéastes Nicolas Klotz et Elisabeth Perceval, la photographe Marie Dorigny – questionneront à travers leurs réalisations et leurs performances notre propre humanité : cette « inquiétante étrangeté » que nous projetons si aisément sur l’« étranger ». Soyons lucides, vu le désastre planétaire en cours (dérèglement climatique, 6ème extinction de masse des espèces vivantes, etc.), nous serons tous amenés un jour à « migrer », à nous réinventer dans ces migrations (toujours facteur d’hybridations créatrices), à devenir des « étrangers » aux yeux de ceux qui nous accueilleront voire des « clandestin » pour ceux qui nous rejetterons…
« Vu l’importance du flux migratoire, de nombreux morts sont à déplorer dans les eaux de Mayotte » (plus de 15 000 morts depuis 1995, dans le bras de mer qui sépare l’île d’Anjouan du « Département français d’Outre-Mer » Mayotte), explique un présentateur TV. Mais un « flux migratoire » n’a pas de visage, il ne meurt pas, alors pourquoi devrais-je m’émouvoir ? Par l’abstraction de l’humain qu’il opère, l’emploi de ce type d’expression constitue le meilleur moyen de censurer nos émotions envers nos prochains. Les frontières ne se réduisent pas à des checkpoints, à des murs et barbelés, elles sont aussi instituées dans les esprits par un certain usage de la langue, par une « novlang » qui fait de l’exilé.e une simple donnée statistique, un envahisseur barbare, un raz de marée ou une vague d’épidémies. La violence s’exerce d’abord dans un certain ordre de la langue, dans des mots d’ordre. D’où la boutade de Roland Barthes qualifiant la langue de « fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire ». La poésie (l’action poétique en général) est justement le meilleur antidote contre la sclérose, la corruption, l’instrumentalisation du langage par l’ordre dominant : qualifier d’emblée des chercheurs d’asile de « clandestins » ce n’est pas seulement les criminaliser d’avance, c’est les maintenir dans l’ombre de nos vies pour mieux les assujettir (des secteurs entiers des économies contemporaines comme les services à la personnes, le BTP, les cultures maraîchères reposent sur leur exploitation voire leur esclavage). Face à la banalité du mal (des enfants en centre de rétention séparés de leurs parents, des réfugiés torturés voire tués après avoir été renvoyés dans leur pays, etc.) – la plus terrible des censures – il s’agit de retrouver la capacité poétique de s’étonner, il s’agit de retrouver le sens de l’intolérable. « Le malheur des hommes, nous dit Foucault, ne doit jamais être un reste muet de la politique. » Témoigner de l’innommable, tel est le premier acte d’une résistance poétique.
Le thème du « refuge » nous donne l’occasion de nous interroger sur ce que signifie aujourd’hui, dans un monde globalisé, aux repères et à l’avenir incertains, « habiter la Terre »
Il faut en finir avec les euphémismes qui alimentent dénis et hypocrisies : les frontières et les dispositifs visant à les défendre (marines, drones, murs, etc.) tuent, car ils obligent une humanité en exode à prendre toujours plus de risques pour les esquiver : emprunter des pistes secondaires dans le Sahara sans être sûr d’y trouver un point d’eau, tenter les cols les plus hauts dans les Alpes au risque d’y mourir d’hypothermie, s’embarquer en pleine tempête sur la Méditerranée dans l’espoir d’échapper à la mort et aux patrouilleurs de FRONTEX, etc. C’est ainsi que partout sur le globe, du Cap à Calais en passant par Istanbul, s’institue un partage entre vies qui comptent et vies jetables. Mais lorsque les morts sont abandonnés à leur sort, lorsqu’ils ne sont plus que des chiffres dans des tableaux statistiques ou des courbes dans des graphiques, c’est notre propre humanité qui est remise en question : notre capacité à nous reconnaître dans l’autre. Face à la rhétorique déshumanisante du « flux migratoire », la poésie, le chant, le cinéma, l’art en général nous permettent d’offrir un visage et une voix à tous les humain.e.s fuyant les catastrophes climatiques, les guerres, les persécutions, la violence économique et sociale d’un capitalisme débridé.
Le thème du « refuge » nous donne l’occasion de nous interroger sur ce que signifie aujourd’hui, dans un monde globalisé, aux repères et à l’avenir incertains, « habiter la Terre ». Rappeler que l’utopie concrète du refuge (indissociable des notions d’hospitalité, d’asile, de solidarité) est à la base de toute société humaine. Dans nombre de cosmogonies, il est question de déluges, d’exodes, de réfugiés en quête d’une terre promise, et de la valeur sacrée de l’hospitalité offerte à l’étranger. Comment accueillerait-on Moïse aujourd’hui ? Que serait un monde où il n’y aurait plus de refuge ni pour les humains contraints à fuir leurs terres, ni pour l’ensemble des vivants (6ème extinction de masse) menacés par une globalisation ultralibérale reposant sur l’exploitation féroce des ressources humaines et naturelles.
Rappelons que la Terre n’est pas une planète parmi d’autres, elle est elle-même vivante comme l’atteste ses cycles (saisons, périodes géologiques, activité sismique…) et son atmosphère (produit du métabolisme des plantes) : elle est le refuge même de la vie. Les « poétiques du refuge » proposent de sortir d’une vision étroite de l’écologie qui cantonne celle-ci à la protection d’une « Nature » mythifiée. Pour éventrer, balafrer, mutiler, percer de toutes parts des montagnes, des plaines, des vallées, sans aucun état d’âme, il faut avoir une vision singulière du monde. Et la matrice de cette vision est coloniale : il est temps d’en finir avec cet imaginaire de la « forêt vierge » (expression apparue au moment de la conquête des Amériques) qui continue à hanter notre conception de la « Nature ». Le qualificatif « vierge » appelle implicitement l’« homme » à pénétrer, à violer la terre ; ce que le capitalisme, depuis les Conquistadores, n’a jamais cessé de faire et de rêver.
Les luttes territoriales des peuples des Suds ou des ZADs des Nords mettent en œuvre une écologie politique pionnière des temps à venir, ces luttes nous rappellent qu’un territoire ce n’est pas un « environnement » mais un milieu de vie qui se construit, en permanence, dans les relations (pratiques agricoles, rituelles, artistiques…) qu’établissent des habitants avec l’ensemble des autres vivants. Ainsi, pour les Amérindiens, l’Amazonie n’est pas une « forêt vierge » mais un vaste jardin qu’ils ont contribué à modeler, au fil des millénaires, par leurs itinérances, leurs pratiques horticoles, leurs cultes, leurs habitats, etc.
Le thème du « refuge » nous donne l’occasion de nous interroger sur ce que signifie aujourd’hui, dans un monde globalisé, aux repères et à l’avenir incertains, « habiter la Terre »
C’est pourquoi, le poète Hawad, auteur des Furigraphies, ne dissocie pas son combat pour la préservation et la réinvention de la culture touareg de ses combats contre des Multinationales (dont les élites et Etats sahariens sont complices) qui dévastent les milieux de vie hors desquels cette culture ne peut que décliner. Ecocide et ethnocide vont souvent de pair… La photographe Marie Dorigny, qui présentera son travail sur les femmes réfugiées de Lesbos, a réalisé de grandes enquêtes photographiques sur les accaparements de terre et la dévastation écologique et humaine qu’ils produisent dans les pays des Suds ; avec leurs lots d’exodes de communautés spoliées vers les grandes villes ou vers des pays étrangers. Aussi ne peut-on dissocier l’afflux des « migrants » du pillage par des multinationales (dont nous consommons les produits et carburants) de leurs pays ou des guerres qu’elles contribuent souvent à alimenter, avec la complicité souvent de nos propres Etats occidentaux, mais aussi de puissances comme la Russie, les Monarchies pétrolières, la Chine, etc.
Ces Poétiques du refuge visent également à montrer en quoi la poésie, le chant, la danse, la musique, le théâtre – y compris lorsqu’ils sont intégrés dans les performances rituelles des cultes de transe – sont des sources et des armes de résistance, ou plutôt de « ré-existence » à travers lesquels les réfugié.e.s peuvent se reconstruire, en dépit des traumatismes endurés et des nouvelles épreuves à affronter là où ils tentent de nouvelles vies.
Poétiques du refuge parce que Poétiques de l’espoir ! …
Les Poétiques du Refuge sont organisées avec le soutien de la Mairie d’Eymoutiers et de la DRAC Nouvelle Aquitaine, sous le parrainage de l’Institut du Tout-Monde (centre d’étude autour d’Edouard Glissant, des mondes créoles et afro-diasporiques). / Dénètem Touam Bona Actuellement en résidence d’écriture à Eymoutiers (Montagne limousine ou Plateau des mille vaches). Projet de résidence porté par Montagne Accueil Solidarité, soutenu par la DRAC Nouvelle Aquitaine, la Mairie et la Communauté de Communes d’Eymoutiers.