Une classe d’accueil durant l’année 2012-2013 au collège de la Grange-aux-Belles, dans le 10ème arrondissement de Paris. Comme les quelque 40 000 élèves dans cette situation en France, vingt-quatre enfants d’âges divers et venant de pays aussi différents que la Pologne, le Mali, la Croatie, la Roumanie, la Biélorussie, la Guinée, le Brésil, le Chili, l’Irlande du Nord, l’Angleterre, la Serbie, la Lybie, le Venezuela, le Sri Lanka, l’Ukraine, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, la Chine, le Maroc. Et dans des situations sociales et de vie également très diverses : rien à voir en effet entre le vécu quotidien d’un enfant qui vient en France pour entrer au conservatoire de violoncelle et celui d’un enfant de réfugiés en galère… Ils ont en commun de mal maîtriser le français et d’avoir besoin d’une pédagogie appropriée avant d’intégrer le système scolaire français. Neuf à douze heures sont consacrées par semaine dans ces classes d’accueil à l’apprentissage du français et c’est donc une professeure de français, Brigitte Cervoni, que suit Julie Bertuccelli sur la durée d’une année scolaire. Elle fait office de professeur principal et assure le lien du conseil de classe avec les parents.
Julie Bertuccelli est connue pour ses remarquables fictions (Depuis qu’Otar est parti, L’Arbre) mais aussi pour ses documentaires, notamment l’inénarrable Bienvenue au grand magasin. L’idée de La Cour de Babel lui est venue en voyant le film des élèves à un festival où elle était jurée. Après avoir contacté Madame Cervoni, elle s’est rendue deux fois par jour dans la classe durant toute l’année scolaire.
Voici donc le mythe de Babel convoqué, ces populations d’après le déluge qui parlaient la même langue et voulaient se rapprocher de Dieu. La divinité, ici, c’est la France, et pour s’y intégrer, l’enjeu sera pour les élèves d’au moins babiller, mot issu du nom hébreu Babel. Mais en ce début d’année scolaire, le film commence par l’apprentissage de la façon de dire et d’écrire le mot bonjour dans les différentes langues d’origine des élèves. Et déjà une polémique apparaît sur la signification différente pour une Libyenne et une Sénégalaise de l’expression Salam maleïkoum. C’est dans ces débats que ces élèves vont apprendre le français, dans ces échanges de vie qui les mobilise et les mettent en lien, modérés par la charismatique professeure qui ne ménage pas ses efforts. On ne s’ennuie pas plus qu’eux, mais on touche là la première ambiguïté du film : une magnifique ouverture vers un apprentissage ancré dans la vie et en même temps la répétition d’une vision conservatrice du rapport pédagogique basé sur le missionnariat de professeurs émérites comme l’instituteur d’Etre et avoir (Nicolas Philibert, 2002). Le succès de tels films montre à quel point cette conception de l’école républicaine mobilise les spectateurs français, une école où s’appliquent les grands principes d’égalité et de fraternité de la devise nationale sous l’égide d’un passeur omniprésent et tout puissant.
L’ambivalence de ce rapport, sa difficulté de mise en uvre et le gouffre sidéral séparant élèves et professeur étaient manifestes dans Entre les murs (Laurent Cantet, 2008, cf. [critique n°7619]). Dans La Cour de Babel en revanche, à la faveur de l’enjeu de l’apprentissage du français pour l’avenir de ces jeunes, ce rapport n’est jamais remis en cause, de même que ne sont jamais évoqués les inévitables conflits engendrés par les différences culturelles ou d’intérêt. Il est à cet égard intéressant de comparer le film avec un autre, sorti six mois auparavant mais qui n’a pas rencontré le même succès, Enfants Valises de Xavier de Lauzanne (cf. [critique n°11780]). Les deux films privilégient la parole des enfants, mais alors que ce dernier leur proposait de s’exprimer face caméra dans un récit personnel en pleine dignité, Julie Bertuccelli bannit le regard caméra pour les filmer en situation, souvent en gros plan, dans la classe ou en entrevue avec Mme Cervoni en compagnie de leurs parents ou représentants. Contrairement à Enfants valises qui allait au domicile des parents ou sur les lieux de stages professionnels, on ne sort pas ici de l’école républicaine qui reste la norme à atteindre, dans sa capacité d’intégrer tous les peuples de la terre. Même si l’on ne peut participer à la vie d’un pays sans en parler la langue, cela frise le vieux schéma centraliste et assimilationniste colonial, plutôt que d’envisager une société où puisse s’exprimer la diversité de ses cultures et de ses membres sans qu’un contrôleur ne filtre les messages dans le sens d’un même dénominateur. A la fin de l’année, Mme Cervoni annonce qu’elle va devenir inspectrice
Sur les 24 enfants, une dizaine est mise en exergue. C’est normal : cela fait partie du récit d’un film, l’égalité n’est pas de mise. Mais on touche là dans le choix des scènes à la seconde ambiguïté de La Cour de Babel : la tentation du cliché et de l’anecdote, qui bien sûr ravissent le spectateur, la salle riant de bon coeur. C’est ainsi que les Africaines de la classe sont alternativement naïves, exubérantes ou grognon, voire paresseuses et victimaires. Le choix de ces paroles n’est pas neutre, qui plutôt que d’encourager l’égalité dans une même humanité ramène certains, et notamment les Africains, à ce qu’on attend qu’ils soient.
Si l’utopie de La Cour de Babel semble bien réelle (une professeure engagée qui facilite le vivre ensemble d’une diversité qui pourrait générer de multiples conflits) et montre, ce qui n’est pas rien dans l’ambiance actuelle, que ce vivre ensemble est possible, elle fait plutôt valeur d’exception dans un système dont on sait qu’il est moins vertueux qu’il n’y paraît : les professeurs des classes d’accueil, confrontés à des élèves vivant des conditions difficiles, insistent sur le fait qu’une année ne suffit souvent pas pour atteindre le niveau permettant à ces enfants de ne pas rejoindre la horde des échecs et des rejetés. L’Education nationale, qui dépense quelque 90 millions d’euros pour ce dispositif et doit faire face aux nouveaux arrivants, pousse vers les classes ordinaires au bout d’un an alors que de l’avis des experts, il en faudrait trois.
Lorsqu’à la fin du film, les pleurs coulent sur toutes les joues à l’idée de devoir se séparer, c’est une société entière qui se joue son couplet Black Blanc Beur comme à la grande illusion de la coupe du monde de 1998. On ne va certes pas attendre d’un film qu’il nous enferme dans le pessimisme d’un idéal impossible, mais le danger de l’exception vertueuse est de masquer la complexité du système global. « Montrer les gens qui font bien les choses fait avancer le monde », déclare Julie Bertuccelli dans une interview au Monde. Certes, mais conforter les clichés et l’illusion ne fait pas avancer grand-chose. C’est entre ces deux pôles que louvoie ce film dont le succès ne fait aucun doute.
///Article N° : 12127