La force des vaincus

Des refoulés maliens de Ceuta et Melilla témoignent
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Il y a un an, en septembre dernier, les journaux européens révélaient le traitement proprement inhumain dont sont victimes des milliers de migrants africains qui tentent d’entrer clandestinement en Europe par les enclaves espagnoles de Ceuta et Mellila au Maroc. Aminata Traoré avait été l’une des premières intellectuelles africaines à réagir à ce scandale. Elle organisa en octobre 2005 une Marche de la Dignité1 via la France, la Belgique, l’Espagne et l’Italie pour dénoncer, entre autres, l’insupportable tragédie de ces candidats au départ. Nous publions ici des extraits des témoignages terribles des refoulés maliens de Ceuta et Melilla qu’elle a recueillis ainsi que son texte d’introduction.

De nombreux rescapés maliens du drame de Ceuta et de Melilla sont de l’ethnie bamanan. Dans leur langue, le même mot – taama- désigne le voyage et la marche. Nous nous devions de rencontrer les survivants de Ceuta et de Melilla, de les entendre pour mieux porter leur parole auprès de ceux et celles qui ont besoin d’en savoir davantage sur l’inadmissible : la chasse aux Noirs d’Afrique aux portes de l’Europe et à travers le désert, en ce XXIème siècle.
« Nous n’avons rien fait de mal aux Marocains ni aux Espagnols, dit Makan Sidibé, nous voulions juste passer ». Les témoignages consignés dans ce document ne sauraient rendre compte de tous les préjudices qu’ils ont subis en même temps que leurs frères d’infortune du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Nigeria, du Ghana, du Cameroun… Ce qu’ils nous livrent ici, constituent certes, un cri de détresse mais aussi et surtout un défi à l’Europe -la riche, la puissante- qui exige l’ouverture totale des économies africaines au commerce mondial, dont elle est l’une des principales gagnantes, pendant qu’elle se barricade.
En tant que tel, ce document devra contribuer au débat de fond que nous appelons de tous nos vœux, en initiant cette marche. Rien ne nous autorise à penser que les prochaines rencontres des dirigeants européens entre eux ou avec ceux d’Afrique traiteront de la nature du rouleau du compresseur qui broie les Africains, les condamne au chômage, à la guerre et à l’exil. Les victimes de la répression de Ceuta et de Melilla ont d’abord souffert de la violation de leurs droits économiques et politiques dans leurs propres pays et pas seulement du fait de la corruption de leurs dirigeants. Les causes de leur exil qui sont internes et externes ne sauraient être réduites à la pauvreté et l’extrême pauvreté dont l’issue serait la « bonne gouvernance ». Le fait est que l’Europe, qui ne veut pas subir l’émigration, fait subir aux peuples d’Afrique les conséquences de ses choix économiques, exacerbe les inégalités et les injustices internes, criminalise et humilie les composantes les plus vulnérables du néolibéralisme sur le continent.
Les refoulés de Ceuta et de Melilla ont les mêmes aspirations que les jeunes européens à l’emploi et devraient avoir les mêmes droits qu’eux si l’Europe se souciait davantage des conséquences des réformes structurelles qu’elle exige de nos Etats. Comme l’attestent leurs témoignages, la majorité des refoulés maliens sont des jeunes ruraux, qui savent à peine lire et écrire. « Personne ne veut de nous » soutient l’un d’entre eux en ayant le sentiment, comme le Maire de Oujda, qu’ils sont les rebuts que l’Europe invite le Maroc à gérer. Ils n’ont droit ni au visa ni au voyage par avion, ni à plus forte raison à un emploi décent en Europe.
Hier comme aujourd’hui, qu’il s’agisse de la traite négrière ou de l’esclavage des temps présents, le système capitaliste fait le tri, prélève ceux qui répondent à ses besoins. Aussi, l »immigration « choisie » consiste-t-elle à entrebâiller les portes de l’Europe afin qu’y entrent les médecins, les infirmiers, les informaticiens… dont elle a besoin en laissant aux Etats africains le soin de gérer la grogne sociale et de contenir les mécontents et les désespérés, du fait des salaires de misère et du chômage. Aux pays du Maghreb, qui sont confrontés à ces mêmes réalités, la même Europe demande de surveiller et de protéger ses frontières face aux assauts des Noirs d’Afrique qui, apparemment, la terrorisent. Les uns sont donc invités à se fourvoyer avec l’Accord de Cotonou, les autres à travers le processus de Barcelone, pourvu que les affaires de l’Europe de la finance et du commerce prospèrent.
En forçant les barbelés de Ceuta et de Melilla, les victimes africaines du capital prédateur voulaient tout simplement se libérer de la prison dans laquelle le FMI, le G8 et l’Europe les enferment au nom d’une ouverture qui n’est que leurre et qui fait de leurs dirigeants de simples exécutants et des geôliers plus ou moins consentants.
L’issue à la déshumanisation du monde qui a atteint son comble en Afrique, du fait du dogme néolibéral, n’est pas dans le colmatage de brèches que les dirigeants européens tenteront de faire admettre à ceux d’Afrique, du haut des sommets qu’ils envisagent. Elle est dans un projet européen honnête et responsable qui tient compte de notre histoire commune, hier comme aujourd’hui, et qui ne détruit pas nos économies et nos efforts de démocratisation en vue de relever, en son propre sein, le défi de la croissance et de la compétitivité.
L’intensification des flux migratoires n’est, en somme, ni un hasard, ni la faute d’une Afrique noire, pauvre et corrompue mais l’une des conséquences tragiques de la violence de l’ordre économique dominant. A quand une autre Afrique libre, fière et prospère dont les ressortissants vont et viennent sur son sol, aussi librement que les Européens le font sur le leur ?
Témoignages des refoulés de Ceuta et Melilla
« Nous revenons de l’enfer. Nous savions que les chemins que nous empruntions pour entrer en Espagne sont pleins d’embûches. Mais nous ne pouvions pas imaginer cette rage et cette haine des forces de sécurité marocaines et de la Guardia, la police espagnole. Quelles instructions ont-elles reçu ? Que leur a-t-on dit à notre sujet pour qu’elles nous brisent ainsi les os et le moral ?
Lors du premier assaut à Ceuta, dans la nuit du 28 au 29 septembre, les militaires marocains surpris ont réagi à coups de fusil, en tuant deux personnes. Après avoir franchi la première grille, nous étions à la recherche des issues à emprunter pour être dans Ceuta sans avoir à escalader la deuxième grille du haut de laquelle nous étions des cibles faciles. La Guardia a réagi en barrant les entrées avec leurs véhicules et en tuant quatre personnes. Ils nous ont ensuite regroupés, nous qui n’avions pas pu passer. Nous nous sommes assis et avons refusé de bouger. À partir de l’un de nos portables, nous avons pu joindre Elena, une militante espagnole des droits de l’Homme qui est basée à Tanger et qui nous a rendu d’énormes services quand nous étions cachés dans la forêt. Nous ne l’oublierons jamais. Elle nous a suggéré de rester là où nous étions, jusqu’au lever du jour. Mais la Guardia nous a tellement brutalisés que nous avons cédé. Ils nous ont alors ligoté deux à deux avant de nous livrer aux Marocains qui nous ont conduits en prison. »
Mahadi Cissoko
« Moi, j’étais à Melilla. À la tombée du jour, nous nous étions regroupés à la lisière de la forêt. Vers deux heures du matin, nous sommes sortis par centaines en nous dirigeant vers les grilles. Dès que nous nous en sommes approchés, les Marocains qui n’étaient pas nombreux ont pris peur et se sont dispersés. La Guardia, de l’autre côté de la grille, a alors commencé à tirer. Nous nous sommes repliés. Mais j’ai été blessé par une balle à la jambe. J’ai, à partir de ce moment, demandé à mes compagnons de ne pas m’attendre parce que j’avais mal. C’est alors que je me suis trouvé parmi les corps inertes, au nombre de six. De peur d’être découvert et maltraité, j’ai fait le mort. Le matin, les Espagnols ont ouvert le grillage et donné de l’eau aux Marocains afin qu’ils nous arrosent pour vérifier si nous étions morts ou vivants. J’ai dû me manifester. Ils m’ont battu et m’ont jeté dans leur véhicule. Mais, fou de douleur, un autre black qui était resté auprès du corps de son frère cadet leur a dit qu’il n’avait plus de raison de vivre et que ceux qui ont tué son frère pouvaient en faire autant de lui. Les militaires marocains l’ont froidement abattu. J’ai vu cette scène de mes yeux. »
Amadou Sangaré
« Ta peau est ton visa et tu ne passes pas quand tu es noir et, de surcroît, pauvre. Tu dois même disparaître. Tel est mon sentiment personnel. Sinon pourquoi vont-ils jusqu’à déchirer ou brûler nos passeports, et même nos carnets d’adresses quand ils ne nous tuent pa ?. Ils nous veulent sans identité ni existence. Ils nous dépouillent souvent de nos moindres papiers et des informations qui peuvent nous permettre de poursuivre notre chemin ou de garder le contact avec nos parents ».
Mamby Dembele
« Nous faire disparaître consiste surtout à nous ramasser et à nous larguer dans le désert, le plus loin possible, sans eau ni nourriture et en nous dispersant. Tels des chiots que vous chassez et qui se mettent à courir derrière vous parce qu’ils ne savent où aller, nous courrions derrière les militaires qui étaient chargés de nous égarer dans le désert. Agacés, ils revenaient sur leurs pas et nous dissuadaient de les suivre en nous maltraitant. Ils interdisaient souvent à la population de nous aider et l’encourageaient à leur signaler nos cachettes. Mais le comportement de la plupart des Marocains ordinaires, notamment les femmes, n’a rien à voir avec celui des policiers et des militaires.
La population a souvent manifesté sa compassion à notre égard surtout après nos différents assauts contre les grilles auxquelles nos vêtements sont restés accrochés. Moi, je m’étais agrippé aux barbelés avec énergie. Pour m’obliger à lâcher prise, les gardes me tiraient et me tapaient à coups de crosse dans le flanc. J’ai dû lâcher prise en y laissant ma chemise, mes chaussures et en me blessant. »
Seydou Coulibaly
« Le téléphone portable que nous chargeons à l’aide de piles de poche nous permettait de garder le lien les uns avec les autres et avec nos familles. C’est ainsi qu’avant de mourir de soif dans le désert, il est arrivé à l’un de nos compagnons qui avait été lâché dans le Sahara d’appeler Ballo avec qui nous étions en prison à Nader en lui demandant pardon pour le mal qu’il a pu lui faire pendant qu’ils étaient ensemble. Le mourant lui a également demandé d’informer les médias de cette forme de condamnation à mort.
Ballo a réussi à joindre quelqu’un à l’ORTM (Office de la Radio et de la Télévision Malienne), à Bamako. Ce dernier a informé à son tour RFI (Radio France Internationale). Paniqué, le commissaire a fait irruption dans notre cachot, situé au sous-sol, en cherchant les détenteurs de téléphone portable. Nous avions nié avoir entrepris une quelconque action de dénonciation. Devenu plus prudent, il a cessé les fouilles et autres humiliations qu’il nous infligeait. L’un d’entre nous s’est néanmoins débarrassé de son appareil en le jetant dans les toilettes. »
Sidi Diarra
« Au départ, je voulais tenter ma chance en empruntant la voie maritime. J’ai rejoint un groupe : nous étions au nombre de 48. En convoi, nous sommes partis de Rabat pour prendre le bateau à El Ayoum. Les transporteurs nous ont déposés à mi-chemin, à un endroit où théoriquement, ils devaient revenir pour nous réapprovisionner en eau et nourriture, en attendant que la voie soit libre. Ils n’en ont rien fait. Nous avons alors erré trois mois durant et avons tenu en buvant nos urines pour étancher notre soif. Mais la faim a fini par tuer 18 d’entre nous. Nous avons été sauvés grâce à l’un de ces hélicoptères qui sont chargés de détecter et de signaler notre présence. Nous avons été regroupés et reconduits par car à El Ayoum. Nous avons ensuite été refoulés à la frontière algérienne d’où j’ai rejoint ceux de Melilla où j’ai pris les grilles d’assaut. »
Moussa Magassa
« Certains agents vont jusqu’à nous suivre dans les toilettes pour nous dépouiller quand ils sentent que nous détenons un téléphone ou de l’argent… Ils ont le même comportement quand vous portez un vêtement qui leur plaît. Moi j’avais un pantalon Jean et des chaussures qui ont dû attirer l’attention de l’un d’entre eux. Il me les a enlevés. J’ai marché à moitié nu et sans chaussures jusqu’au moment où quelqu’un dans la population m’en ait donné.
Pourquoi d’ailleurs les uns tentent d’arriver en Europe par bateau tandis que les autres attendent devant les grilles de Ceuta et de Melilla ? Précisément parce que nous sommes arnaqués au niveau de Gao par des gendarmes et des policiers qui veulent prélever leur dû sur nos maigres sous. Quand vous résistez, ils vous débarquent, vous fouillent et vous enlèvent la totalité de votre argent quel que soit le montant. Je les ai vus dépouiller quelqu’un de plus d’un million de francs CFA. Alors que leurs homologues algériens n’exigent rien de nous, les agents maliens constituent la première de nos difficultés sous prétexte que le Président de la République leur a demandé de ne pas nous laisser partir à l’étranger.ur poursuivre notre chemin sans argent, nous sommes obligés de nous arrêter de village en village, en Algérie, et d’effectuer des travaux agricoles, de construction et autres qui nous permettent d’arriver au Maroc. En quatre mois, j’ai pu économiser 600 euros avant de poursuivre ma route. »
Souleymane Traoré
« Regarder ces chaussures que je porte. Vous savez pourquoi je n’ai pas de lacets ? Ils me les ont enlevés pour attacher mes poignets et les ont jetés lorsqu’ils m’ont détaché. Vous savez comment j’ai eu ces chaussures ? En mendiant. Parce qu’il arrive des moments où nous ne trouvons pas les moindres petits boulots à faire pour survivre. Alors, nous nous approchons des maisons des particuliers et, discrètement, appuyons sur la sonnerie avant de nous éloigner du portail de peur de les effrayer. Ceux qui comprennent notre situation nous ouvrent leurs portes et nous donnent des aliments, des vêtements ou des chaussures. »
Issouf Sangaré
« En Algérie, les ressortissants du Mali n’ont pratiquement pas de problèmes par rapport aux ressortissants de l’Afrique Subsaharienne tout comme les Sénégalais au Maroc. Jusqu’aux récents événements qui les ont obligés à fermer leurs frontières, nous Maliens, avions le sentiment d’être chez nous en Algérie, plus qu’à Gao. Les Algériens se souviennent du soutien du Mali dans leur lutte de libération nationale et les Marocains des relations privilégiées de leur Roi avec le Sénégal. »
Mamby Traoré

1. Placée sous l’égide du Forum pour l’Autre Mali (FORAM) et du Réseau des Artistes et Intellectuels Africains, cette initiative fut un voyage en signe de solidarité avec tous les survivants de Ceuta et de Melilla dont la dignité avait été bafouée. Ce fut aussi un hommage à tous ceux qui payent de leurs vies leur quête d’Europe. Elle commença à Bamako, au Mali, en octobre 2005, au Centre Amadou Hampaté BA (CAHBA), par l’écoute de quelques deux cents refoulés. Elle se poursuivit en France, en Belgique, en Espagne et en Italie. L’intégralité de « La Force des vaincus » et le texte intitulé « La Caravane de la dignité contre les barbelés de l’injustice et de l’indifférence » sont consultables sur le site africultures.com///Article N° : 4627

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