La formation de la diaspora noire dans le monde et son héritage africain

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A l’approche des commémorations de l’abolition de l’esclavage, instituées le 10 mai depuis 2006, l’écrivain, anthropologue et économiste Tidiane N’Diaye propose une étude sur la formation de la diaspora noire dans le monde. Tout au long de la traite et de l’esclavage des Noirs, des mouvements abolitionnistes se sont montrés actifs à travers le monde. Pour autant, les principaux concernés ne baissèrent pas toujours les bras. Ces femmes et ces hommes arrachés à leurs terres ancestrales, se sont mis à conspirer contre les maîtres dès leur débarquement dans le Nouveau Monde. Ils vont saboter la production, casser leurs outils, désobéir, déserter, agresser ou empoisonner leurs maîtres ou constituer de véritables républiques libres de Nègres Marrons, refusant la soumission inconditionnelle, pour finir ainsi par miner et rendre improductif le système esclavagiste comme le notait l’économiste Adam Smith.

Au XIXème siècle, l’Europe à la recherche de territoires et de débouchés, était en pleine révolution industrielle et urbaine. Ses puissances tentaient de convaincre, qu’un tel tournant dans l’histoire de l’humanité, était lié au triomphe de leur civilisation. Du fait de la toute nouvelle industrialisation comme des avancées scientifiques et techniques, elles prétendaient apporter le progrès à des « peuples attardés. » Alors qu’après l’abolition de l’esclave, l’intérêt que ces pays portaient encore à l’Afrique, était éminemment mercantile. Car cette horreur que fut l’asservissement des peuples noirs et que des raisons économiques avaient engendrée, les mêmes raisons devaient aider tout simplement à défaire. L’abolition de l’esclavage devait beaucoup plus à l’économie qu’à la morale. Elle intervenait, à un moment où la Révolution industrielle opérait une grande mutation, après que l’agriculture durement concurrencée par les Russes et les Américains, était en totale perte de vitesse. Et les industries de transformations nées de cette Révolution, avaient besoin d’autres choses, que de bras serviles à mener par le fouet. Elles étaient tributaires d’un nouveau type de main-d’œuvre, de matières premières et de débouchés. Aussi, quoi qu’en disent certains historiens, le système esclavagiste était dépassé. Ainsi, sur l’ensemble de ses territoires coloniaux, la France abolit officiellement l’esclavage pour la seconde fois – par un décret de 1848 -, après la chute de la monarchie de juillet. Les conditions d’application de ce décret, prévoyaient l’affranchissement immédiat et sans conditions de tous les esclaves (environ 500 000 personnes.) Mais une grande effervescence politique allait suivre cet événement. Parce que ces bouleversements engendrèrent presque aussitôt, un climat prérévolutionnaire assez confus. Les colons accusaient les Mulâtres, de vouloir mobiliser les Noirs, pour une guerre raciale contre les Blancs. Ce qui devait amener les autorités coloniales, à imposer l’état de siège en Guadeloupe dès 1849 et en Martinique deux ans plus tard. Quant aux îles néerlandaises et anglaises, l’application de l’abolition votée par leurs parlements, y fut progressive et conditionnelle. Les autorités coloniales avaient prévu que les nouveaux libres déserteraient brutalement les plantations, si l’abolition y était appliquée sans conditions. Aussi, elles autorisèrent les anciens maîtres, à imposer aux affranchis une période de transition, dont la durée s’étalait entre 4 et 10 ans. Durant cette période, presque rien ne devait vraiment changer, puisque les nouveaux libres devaient travailler gratuitement à raison de 40 heures 30 hebdomadaires, autrement dit un prolongement déguisé de l’esclavage. Devant de telles conditions, la plupart des affranchis préférèrent travailler pour leur propre compte. Ceux qui avaient des économies, acquièrent des terres ou en louèrent pour les mettre en valeur. Ainsi nombre d’anciens esclaves profiteront de leur nouveau statut à Antigua, à la Barbade, à la Grenade, à Sainte-Croix et à Trinidad, pour exploiter des domaines tels que la production de bananes, de sucre, de noix de muscade ou de cacao, tandis que d’autres seront pêcheurs ou fermiers. Le nouveau type d’économie qui se mettait en place dans ces îles, était basé sur le libre-échange, dans une nouvelle société fonctionnant sur le principe de la solidarité par des réseaux d’entraide familiaux et animé de façon fort dynamique par les femmes. Celles-ci se chargeaient d’écouler la production sur les marchés et les excédents étaient destinés à l’exportation. Comme au cours de la longue période précédente, la femme de la diaspora noire, jouera là aussi, un rôle particulièrement remarquable. Cependant, il faut dire que le système esclavagiste n’a voulu faire des hommes que des instruments de production et de reproduction (l’homme étalon). Par l’entreprise de dépersonnalisation, les maîtres ont voulu tuer le guerrier africain, révolté potentiel, donc dangereux pour l’existence même du système. En évitant de le laisser se fixer des repères, tout esclave pouvait être vendu du jour au lendemain sans avoir à se retourner sur ce qu’il laissait derrière lui. Mais toujours derrière, restait la femme. Cette société où l’homme était totalement déresponsabilisé, reposait grandement sur la femme noire moins dangereuse aux yeux des maîtres.
Femme noire, femme debout, maîtresse, mère et bergère
D’un effectif relativement faible par rapport aux hommes (30 % des déportés), les femmes de la diaspora noire marquèrent de leur présence tous les points du système. Indépendamment de la charge émotionnelle et du désespoir que pouvait entraîner la revente d’un enfant ou d’un compagnon, elles devaient aussi faire face aux dures épreuves quotidiennes. Elles ont conservé et transmis les valeurs ancestrales de l’Afrique mère, servi d’intermédiaires entre les bourreaux et les victimes pour apporter une touche quelque peu humaine dans cet univers. Par leurs chants et berceuses elles ont été les mères des enfants noirs et maîtresses-mères des esclaves mais ont aussi allaité les enfants des maîtres. Les valeurs héritées de la vieille organisation sociale africaine, leur ont permis d’être les éducatrices, supports et bergères de ce qui pouvait ressembler encore à une cellule familiale jouant ainsi, un rôle capital dans la survie biologique et culturelle de la diaspora noire. Et dans les moments les plus dramatiques, elles ont grandement permis à leurs hommes, de lever la tête, de se battre et de choisir leur manière de mourir à l’heure de la fin. Cette indéfectible et remarquable faculté d’adaptation à toutes les situations, a survécu jusqu’à nos jours et fait de ces femmes souvent dites « Poto Mitan », des êtres courageux, responsables et selon l’expression créole « yo ni zépaules et reins à yo solides » (elles ont les épaules et les reins solides). Toutefois, longtemps après l’abolition, on a encore coutume de dire, notamment dans la Caraïbe, que les comportements familiaux – omniprésence de la mère, absence physique ou relative du père -, sont hérités de l’esclavage. Il est vrai que ce système avait créé un modèle de nuptialité adapté à l’économie de plantation, en séparant les couples, pour centrer la famille uniquement sur la mère. En fait, il serait un peu simpliste, de vouloir fonder certains comportements actuels sur un seul déterminisme historique. Ce serait passer sous silence un siècle et demi d’évolutions diverses depuis l’abolition. D’une part, il est apparu, notamment pour le Sud des Etats-Unis, que la famille esclave a été moins déstructurée qu’on l’a longtemps pensé. D’autre part, la comparaison entre diverses régions ou pays (Antilles françaises, Haïti, République dominicaine, Guyana, Jamaïque), ne met pas en évidence un modèle familial caraïbe, mais des situations très diverses marquées en partie par les évolutions historiques depuis l’abolition. Celles-ci ont aussi été très tributaires des différences entre les divers pays colonisateurs. Par exemple, du fait de l’indépendance, Haïti n’a pas subi la pression des autorités coloniales et religieuses pour adopter les comportements de référence et notamment le mariage légal. Tout y a concouru à favoriser le concubinage. Les relations de type « ami », c’est-à-dire unions consensuelles sans cohabitation – courantes dans la Caraïbe anglophone ou même francophone et souvent préalables au concubinage -, étaient une forme de nuptialité absente dans la Caraïbe hispanophone. Au-delà d’un schéma simpliste d’omniprésence de la mère et d’absence du père, les formes familiales dans la Caraïbe ont évolué et se sont diversifiées, un peu entre tradition et modernité. L’élévation du niveau de formation des hommes comme des femmes, plus ou moins marquée selon les pays, a fini par modifier en partie les relations entre les sexes, mais aussi les comportements. Après l’abolition les anciens esclaves allaient être confrontés aux aspects sournois et pesants du colonialisme. Les autorités insulaires décidèrent de restreindre les libertés individuelles, en limitant l’accès à la propriété individuelle aux nouveaux libres. Ils mirent sur pied un impressionnant arsenal juridique dont les principales cibles étaient les Noirs. En plus d’une lourde pression fiscale qui leur était imposée, ces lois contrôlaient les cultures et limitaient les superficies cultivables.
Les planteurs eurent également recours à l’immigration de nouveaux travailleurs, pour mieux écarter les anciens esclaves du circuit économique et casser le prix du travail. Entre 1847 et 1874, 150 mille ressortissants chinois furent introduits à Cuba, pour travailler dans les plantations. Les ressortissants asiatiques seront également 34 mille à immigrer à la Jamaïque entre 1845 et 1917. Quant à la Martinique et la Guadeloupe, 78 mille Coolies y seront amenés pour remplacer les Noirs, qui avaient presque tous déserté les plantations. En fait, l’esclavage s’est tout simplement poursuivi jusqu’en 1880, par le biais de l’acheminement de ces travailleurs immigrés, pour la plupart « sous contrat » dans le cadre du fameux « Coolie Trade ». Le plus gros contingent était composé d’Indiens, dont plus de deux millions arrivèrent entre 1830 et 1870. Main-d’œuvre bon marché, les nouveaux-venus n’en étaient pas moins soumis à des conditions de travail très pénibles. A la différence des anciens esclaves, ces nouveaux asservis disposaient théoriquement d’un contrat de travail d’une durée de 5 à 8 ans. Une telle manœuvre permit aux autorités coloniales et aux planteurs de fausser la concurrence. Ce qui fit naître des hostilités entre Noirs et Indiens, débouchant sur de graves tensions sociales. La dégringolade du cours du sucre n’en fut pas pour autant enrayée. La concurrence de la betterave sucrière sur le marché européen était de plus en plus forte. Il fallut attendre les effets du premier conflit mondial pour redynamiser ce secteur en perte de vitesse, mais le déclin était inévitable. Et à terme la reconversion de cette économie agricole en une économie de type industriel, allait rendre ces îles de plus en plus dépendantes des métropoles européennes. Les insulaires étaient condamnés à consommer des produits importés tout en produisant pour l’exportation. Au plan politique, les colons avaient mis en place dans la presque totalité des îles de la Caraïbe, juste après l’abolition, un système très centralisé. Ces territoires étaient gouvernés par de hauts fonctionnaires qui appliquaient des directives venues de La Haye, de Copenhague, de Londres, d’Amsterdam et de Paris. Le mécontentement devait d’abord gagner les soldats antillais revenus désabusés de la première guerre mondiale. Bien qu’ils se soient courageusement battus au service de sa Majesté, ils n’en furent pas moins victimes de discrimination raciale. Ils se voyaient demander s’ils parlaient anglais et s’ils portaient déjà des vêtements avant d’arriver en Europe. Et ce, par de simples mendiants qui leur demandaient de la charité dans la rue. Beaucoup de ces anciens soldats, seront par la suite à l’origine de la constitution de syndicats. Ils menèrent des luttes qui finiront par amener Londres, à rétablir progressivement un système électoral dans les années 20, avec mise en place d’instances représentatives locales dans les années 30. Pour évacuer le problème, les Danois se débarrassèrent des îles Vierges, vendues aux Américains. Dans le système britannique les populations locales étaient exclues de la gestion de leurs propres affaires. Ces sociétés fonctionnaient avec au sommet les représentants de Londres alliés aux planteurs. Ces notables faisaient face au reste de la population en majorité de couleur, exploitée et sans moyens de défense efficaces. Face aux patrons, ils n’arrivaient à se faire entendre que par des grèves très dures et par des émeutes. Les lointaines retombées de la dépression de 1929 viendront aggraver toutes ces tensions. On assista dans ces îles anglophones, à de durs affrontements opposant les forces de l’ordre aux populations locales entre 1935 et 1938. En fait rien n’avait vraiment changé depuis l’abolition. Malnutrition et maladies chroniques y faisaient des ravages épouvantables. En revanche, dans les colonies hollandaises, la situation économique était favorable. Un certain réalisme politique y poussait les populations locales à la complaisance vis-à-vis des compagnies pétrolières. Il y eut ainsi une relative entente entre les activistes politiques et le pouvoir central à tendance libérale, les syndicalistes et les élites.
Cette entente tacite évita des tensions, car les élites préoccupées avant tout par le développement économique de leurs territoires, ne s’engagèrent pas dans des luttes anticolonialistes. La constitution hollandaise leur permit d’envoyer des représentants au parlement et au conseil des ministres en 1954, avant que leur pays n’accède à l’indépendance en 1975, sous le nom de Surinam. Dans les îles anglophones, à l’exception de Trinidad et Tobago du charismatique Dr Eric Williams, toutes les autres îles se réveilleront un jour, indépendantes sans vraiment être consultées voire sans la désirer. Elle fut accordée à la Jamaïque et à Trinidad et Tobago en 1962, et à la Barbade en 1966. Pour les autres, il fallut attendre entre 1974 et 1983, pour notamment les îles de la Grenade, de la Dominique, de Sainte-Lucie, de Saint-Vincent, d’Antigua-Barbuda et de Saint Kitts-Nevis. Seules sont restées colonies : Montserrat et les îles Vierges américaines et britanniques. Les effets pervers de la politique d’immigration encouragée au lendemain de l’abolition, pour écarter les anciens esclaves du circuit économique et casser le prix du travail, ont longtemps survécu dans la plupart des îles de la Caraïbe. Cette politique qui a redistribué les cartes, a engendré une nouvelle configuration ethnosociale où bien sûr les héritiers des anciens maîtres tiennent encore le haut du pavé. En Grèce antique, les esclaves affranchis prenaient un nouveau statut de « métèques. » Ils restaient pour toujours écartés de la vie politique de la cité. A Rome, les affranchis bénéficiaient de la citoyenneté ce qui leur permettait, en quelques générations, de gommer leurs origines. En Afrique, les affranchis se fondaient dans les familles réceptrices. Dans le Nouveau Monde, il était difficile aux anciens esclaves, de se fondre dans les structures sociales avec leur négritude portée, comme une marque indélébile et distinctive qui les vouait au mépris, à l’ostracisme et à une condition misérable. Ce qui explique que d’une manière générale, dans toutes ces sociétés post-esclavagistes, subsiste dans l’inconscient collectif des Métis et des Noirs, un certain complexe d’infériorité vis-à-vis de la couleur blanche. Le Blanc reste encore synonyme de considération voire de réussite sociale. De nos jours encore quand on parle des racines africaines à certains Antillais, notamment martiniquais ou guadeloupéens, ils prennent cela comme une injure. A la naissance d’un enfant métis ou à la peau claire, une certaine tradition qualifie cet évènement de « peau sauvée » ou « peau chappée », en clair un être ayant échappé à sa négritude. En Guyane, les Créoles ne parlent pas aux bushiningé du fleuve Maroni. Ils les méprisent comme des inférieurs, du fait de leur africanité affichée et revendiquée, alors que leurs ancêtres ont bien fait le voyage dans les mêmes bateaux et vécu la même histoire.
Résistance spirituelle
Quant au pays voisin le Brésil, l’abolition de l’esclavage y sera tardive (1888.) Cette société admettra de fait, le caractère multiethnique de sa formation. Toutefois à l’image des autres sociétés post-esclavagistes, le Brésil instituera une hiérarchisation sociale grandement basée sur la couleur. La communauté des déportés africains, y a conservé des liens très forts avec ses civilisations d’origine. Les valeurs du continent noir ont été transmises des générations durant par les esclaves afro-brésiliens. Les négriers ont certes déporté dans ce pays près de trois millions et demi de captifs africains. Beaucoup d’entre eux venaient certes de sociétés dites « moins avancées. » Mais un nombre très important d’Africains des ethnies Fulah, Peul, Manding, Yorouba, Haoussa ou Wolof, y a été acheminé. Ces peuples de la Sénégambie (Afrique de l’Ouest), du Mali et plus généralement de l’ex-Soudan occidental, étaient les héritiers de grandes civilisations, notamment les empires du Ghana, du Mali, de Songhaï et du royaume de Ségou. Beaucoup de ces déportés africains du Brésil connaissaient dans leurs pays d’origine, une organisation militaire, politique et culturelle. Comme tous les musulmans de l’Ouest africain, ils étaient lettrés et avaient été éduqués à l’école coranique d’où leur supériorité intellectuelle vis-à-vis des maîtres portugais souvent analphabètes. Cette supériorité se manifestait tant sur le plan culturel que sur le plan technique par leur parfaite maîtrise de l’élevage du bétail et du travail des métaux.
Lors de l’insurrection de Bahia en 1835, le Dr Francisco Gonçalvès chef de la police locale, devait signaler à ses supérieurs que : « la plupart des Noirs révoltés savaient lire et écrire, dans une langue inconnue par lui mais qui ressemblait à de l’arabe. » Ce jour-là – 25 janvier 1835 -, en quelques heures, des esclaves Yoroubas révoltés avaient réduit la ville de Salvador de Bahia en cendres. En fait bien avant ce soulèvement, la plupart des esclaves prêchaient la supériorité de l’Islam sur la religion des maîtres portugais. Ils voyaient ces derniers comme des « Yéffers » (mécréants ou païens impurs), « pakhés » (incirconcis) et gibiers d’enfer. Les esclaves non musulmans – dont beaucoup venaient de la côte du golfe du Bénin où s’étaient développées des civilisations sans grandes influences extérieures comme les empires ashanti et dahoméen -, s’accrochèrent quant à eux, aux dieux animistes ou au culte du vaudou. La tante du roi dahoméen Guézé, déportée par Adandoza, introduira dans le Nouveau Monde, cette croyance africaine encore très répandue au Brésil et dans la Caraïbe, notamment à Haïti. Tous ces facteurs socioculturels ont été déterminants dans la résistance des esclaves, seul le corps était enchaîné mais pas l’esprit. La déculturation qui a plus ou moins fonctionné chez beaucoup de déportés africains des Etats-Unis et de certaines îles de la Caraïbe – par la « dénègrification » ou par des politiques faussement assimilationnistes -, s’est heurtée au Brésil, à une résistance spirituelle plus efficace. Dans ce pays, les populations africaines ont été à l’origine de la formation d’une société multiethnique sans précédent. Toutefois, bien que sa composition soit pluriethnique depuis des siècles, la société brésilienne fonctionne toujours à deux vitesses. Au lendemain de l’abolition, dans un premier temps les Noirs sont allés grossir les rangs de la paysannerie rurale. Ensuite, la faillite et le déclin économique du secteur agricole, les obligèrent à émigrer en masse vers les centres industriels du pays. Pauvre, exploitée et toujours inconsidérée, la population noire demeure cependant au bas de l’échelle sociale comme la principale victime d’une discrimination économique et raciale sournoise et ambiguë. La plupart des 40 millions de Brésiliens qui vivent en dessous du minimum vital appartiennent à leur communauté. Ce sont essentiellement des analphabètes, assistés sociaux, détenus, prostitués ou travailleurs de l’économie informelle. Ils sont également les grands exclus du système éducatif. Au Brésil aussi subsiste dans l’inconscient collectif des descendants d’esclaves, le même complexe d’infériorité vis-à-vis de la couleur blanche. Il est fréquent de voir des Métis éviter la couleur noire en se qualifiant de « Zébrés« , de « demi-mulâtres » ou de « rouges foncés. » En majorité cantonnée dans les banlieues pauvres et les favelas, la population noire reste encore grandement exclue de l’ascenseur social. A titres égaux (formation, diplômes), un Noir a moins de chances d’obtenir un emploi qu’un Blanc. Malgré la loi, il n’est pas rare de voir spécifié « blancs seulement » dans les offres d’emploi publiées par les journaux brésiliens. Un dicton populaire de Bahia dit : « Le Nègre riche est un homme blanc, et le Blanc pauvre est un Nègre. » Ici aussi la route de l’intégration totale et de l’égalité sera longue pour les Afro-brésiliens. Le concept tant vanté de Démocratie raciale, reste un mythe dans ce pays où l’expression « avoir Bel air », signifie ressembler au Blanc.
Assistanat économique ou réparation déguisée
D’une manière générale, les territoires post-esclavagistes de la Caraïbe, restent sous tutelle économique des anciennes puissances colonisatrices. Deux groupes d’îles composent l’environnement géographique de cette zone : les petites Antilles et les grandes Antilles. À cette région, on associe quelques pays d’Amérique du Sud et la Guyane française, rattachés à la zone économique du marché caribéen. Ces peuples sont aujourd’hui, en grande partie, composés de descendants ou de Métis d’Africains. Longtemps caractérisée par une économie d’exportation (sucre, banane), leur économie tend à se diversifier depuis un certain nombre d’années. Les administrations publiques françaises jouent un rôle particulièrement important dans ces départements. Leur contribution, au travers de programmes d’équipement et de développement des infrastructures ainsi que les rémunérations versées aux ménages et autres transferts sociaux, font que la part du secteur non marchand y est deux fois plus élevée qu’en France métropolitaine. Malgré diverses mesures économiques en faveur de ces départements, notamment des fonds européens, les taux de chômage ne cessent de grimper. Les transferts publics continuent cependant à maintenir artificiellement l’activité et le niveau de vie. Dans cette même zone, les Américains de leur côté, ont choisi de mettre en place un système d’incitation fiscale favorable aux investissements sur l’île de Porto Rico. Cette ex-colonie espagnole sous administration américaine depuis 1898, est peuplée de 3 800 000 habitants dont 20 % sont d’origine africaine. Ce dispositif, ajouté aux transferts fédéraux, maintient l’économie portoricaine sous perfusion. À quelques détails près, le dispositif américain en faveur de Porto Rico est identique à celui des Anglais, des Hollandais dans leurs colonies antillaises et des Français dans leurs départements d’outre mer. Cela a pour effet de transformer ces territoires pourtant sous-développés, en communautés économiques à consommation et mode de vie de pays développés. Dans ce groupe d’Etats indépendants, Haïti est la première République noire de l’histoire. Indépendante et libérée en 1804. Les esclaves y venaient de toutes les côtes du continent noir. Ce pays a toujours été frappé d’ostracisme et de sous-développement persistant. Les puissances coloniales ne lui ont sans doute jamais pardonné sa Révolution, qui a réussi à détruire la plus lucrative des colonies européennes du Nouveau Monde. Les combattants ayant réussi cet exploit historique qui incarnait beaucoup d’espoirs – Toussaint Louverture, Dessalines -, ont créé un précédent dans l’univers esclavagiste en démontrant que les maîtres n’étaient pas invincibles. Aussi, les grandes puissances occidentales leur ont fait payer très cher cet « accident de l’histoire. » Elles vont asphyxier la jeune République, pour prouver au monde que l’indépendance formelle ne suffit pas à libérer un peuple. Ainsi, Haïti fut victime d’une opération d’étranglement et de boycott économique concertée. Ses clients du vieux continent ont boudé le sucre de ses plantations ravagées, pour se tourner vers Cuba (encore sous domination espagnole), ou vers l’île française de la Réunion. Les paysans haïtiens n’eurent ainsi que de pauvres champs de maïs, accrochés aux collines, à cultiver pour se nourrir. Le gouvernement de Charles X et les banques privées françaises obligés de reconnaître son indépendance, lui réclameront en revanche, une somme de 150 millions de francs sur 5 ans. Cette « indemnité » fit perdre à la jeune république, toute capacité de développement économique. Elle sera progressivement transformée en dette artificielle ou emprunt et régulièrement « réajustée ». La France affaiblie par le premier conflit mondial, céda aux USA, la mainmise sur ce pays. Les Américains portèrent l’estocade en faisant main basse sur les 500 000 dollars de réserves d’or haïtiennes. Ils mirent en place sur l’île, une véritable politique de pillage en expropriant ses terres, ses ressources agricoles et minières. Les Haïtiens qui s’y opposaient furent massacrés par un détachement de marines.
Après toutes ces épreuves, ce pays compte aujourd’hui 75 % d’analphabètes, la mortalité infantile y est de 14 %, l’espérance de vie n’y dépasse guère 53 ans et 85 % des Haïtiens vivent sous le seuil de la pauvreté. Haïti fut ainsi maintenu dans un état de misère et de sous-développement économique, sans cesse aggravé par les nombreuses dictatures qui se succéderont longtemps au pouvoir. Et selon l’interrogation de Césaire : ce pays pour s’en sortir devra-t-il réussir quelque chose d’impossible ? contre le sort, contre l’histoire, contre la nature ? L’actualité récente semble donner raison au chantre de la Négritude. Les Jamaïcains ils sont aussi les descendants de déportés venus du Bénin, du Togo et du Nigeria pour la plupart. Dans ce pays est née la religion du Rastafarisme, créée en 1916 par un illuminé et grand syndicaliste des années coloniales, Marcus Garvey. Ce militant avait donné une dimension mystique à son combat en qualifiant le colonialisme et l’impérialisme, de systèmes de tous les vices et péchés. Il les assimilait à Babylone persécuteur des Juifs. La Bible disait-il, traduit des contrevérités car Dieu est noir et africain et selon le psaume 68 verset 32, un prince éthiopien sera couronné pour libérer le peuple noir opprimé et détruire Babylone. En 1930 survient le couronnement du Négus éthiopien, Ras Tafari Makonnen alias Haïlé Sélassié, les Jamaïcains y ont vu la réalisation de la prophétie de Marcus Garvey. Les adeptes du Rastafarisme (philosophie-religion), ont une alimentation et un Look particuliers. Ils ne consomment pas d’alcool mais l’herbe sacrée du Ganja (marihuana). Ils refusent toute participation à la vie politique et arborent leur propre drapeau aux couleurs de l’Afrique (vert, jaune, rouge) ce qui signifie pour eux : le vert pour les terres qu’ils nous ont volées, le jaune pour l’or pillé et le rouge pour notre sang versé. Les Rastas furent longtemps persécutés à la Jamaïque et marginalisés dans les autres pays. Par leur musique Reggae, les chanteurs Bob Marley, Burning Spear, Peter Tosch et Alpha Blondy ont donné une dimension internationale à cette religion. Après le second conflit mondial, Haïlé Sélassié (leur Gracieuse Majesté), s’était souvenu du soutien que lui avaient apporté les Noirs du monde entier dans sa lutte contre l’occupation italienne. En remerciement, l’empereur éthiopien a légué dans son pays (région Shashamani), des terres destinées à accueillir tous les Noirs de la diaspora. Quels que soient leurs pays d’implantation, ils peuvent s’ils le désirent, revenir pour s’installer sur ces « terres promises. »
Entre héritage africain et quête de nouvelle identité
Dans toutes ces sociétés post-esclavagistes de la Caraïbe et du Brésil, les croyances africaines ont survécu. Sous le nom de Abacua, des sociétés secrètes cubaines pratiquent les rites d’initiation de la côte africaine des calabars (Nigeria). Les Cubains ont également conservé et adapté les Iyesas (variante yorouba), le Ganga (culte du Congo), et le Arara, un rite de l’Afrique de l’Ouest. Les Obeahmen jamaïcains, quant à eux, ont conservé le culte des sorciers ashantis en pratiquant les fétiches Obis. Ils se sont un instant substitué à l’église traditionnelle dont le langage et les principes moraux étaient très loin des préoccupations de la diaspora afro-caribéenne. A Trinidad, sous le nom de Shango cult, la diaspora noire pratique le culte des divinités yoroubas dont le principal symbole est Orisha Shango. Quant à la résistance culturelle des Brésiliens, elle s’exprime par le Candomblé, une religion caractérisée par un système de croyance en des divinités appelées orixas ou santos et par des phénomènes de possession et de transe mystique. Le Candomblé est une religion de type traditionnel essentiellement transmise par la gestuelle et l’oralité. Elle est très influencée par la culture yorouba. La résistance culturelle des afro-brésiliens s’exprime aussi par la Capoeira qui combine la danse, la lutte, l’acrobatie, les arts martiaux et la musique, au travers de rythmes originels comme la samba.
Pour garder leurs divinités africaines, les esclaves brésiliens se sont servis des Saints catholiques. Ainsi Shango un des dieux africains de la guerre et du feu, est recouvert par Saint Gérôme. Yé Mandjaye déesse de la mer est recouverte par une vierge de Notre Dame de la conception. Le Vaudou reste cependant la pratique mystique la plus répandue dans la diaspora noire des Amériques et de la Caraïbe. Cette croyance africaine, puissamment conservée et développée en particulier par les Haïtiens et les Brésiliens (sous le nom de Macoumba), a été introduite par les esclaves venant du Dahomey (actuel Bénin.) Egalement parce que dans l’univers esclavagiste, le seul espace de liberté était la danse qui faisait renaître les esprits africains, des rites comme le Calenda, rattaché au rite de la fécondité (originaire de Guinée), la Chica voluptueuse, dansée par les Congos et appelée Fandango en Espagne, Congo en Guyane française, Yuca à Cuba, ont aussi survécu dans le Nouveau Monde. De même que les luttes dansées comme le Laghia de la Martinique, le Mani de Cuba ou le très rythmique Gwo Kâ guadeloupéen, sont inspirés du Kankourang et du Sabar sénégalais. Dans le Nouveau Monde, le génie des esclaves africains s’est également donné libre cours dans l’art culinaire, avec des plats hauts en couleur et en saveur. Mais aujourd’hui, la plupart de ces plats hérités du continent noir n’ont pas toujours d’appellations africaines. Dans le Nouveau Monde, les esclaves venus du Ghana ont conservé et adapté un beignet doré appelé Acra ou Okra chez les Américains (du nom d’Accra, la capitale de la République du Ghana). Le Catalou, qui est une purée de légumes avec des feuilles tendres de Madère, d’eau, de sigine et de gombo, a traversé l’Atlantique avec les esclaves venus du Dahomey pour être servi aujourd’hui aux Antilles et en Louisiane. La « Soupe à Congo  » (mélange de divers légumes et de porc), est une potée antillaise originaire du Congo. D’autres survivances africaines sont les spécialités guadeloupéennes Didiko (petit-déjeuner substantiel), Doucoune (pâte de maïs cuite à la vapeur enveloppée dans un fragment de feuilles de bananier), le Langou (pâte obtenue par le mélange de la farine de manioc avec du chocolat bouillant), le Grignogno (mélange de farine de manioc avec du café bouillant), le Mignan (légumes coupés en morceaux cuits avec du cochon salé, des herbes aromatiques et du piment) et le Bébélé qui est un savoureux mélange très épicé de tripes ou d’andouillettes, de bananes figues ou poyos. Partout où les peuples noirs ont survécu, l’héritage culturel et le lien historique à l’Afrique restent forts mais le cordon linguistique est rompu. Car l’œuvre de déculturation a fini par faire perdre à leurs descendants, de génération en génération, le souvenir de leurs langues d’origine. L’étrange communication entre oppresseurs et victimes a néanmoins accouché d’une langue : le créole. Du latin « criare » qui veut dire celui qui est élevé sur place, cette langue est sans nul doute un des symboles de la tragédie passée. Cette construction linguistique fut engendrée par le contact entre les esclaves et les maîtres européens et enrichie par les différents apports des langues africaines. Avec le créole, les esclaves ont redonné vie à leur culture ancestrale de l’oralité, par le chant, les proverbes et les contes. On devrait cependant, parler « des créoles » même s’il est à peu près impossible de dire combien il y a de langues de ce type dans le monde. Car, la créolisation n’est pas non plus obligatoirement liée à l’esclavage. Le souriquoien était un créole à base française utilisé autrefois en Nouvelle-Écosse. Les mutins du Bounty et leurs descendants ont aussi développé un créole à base anglaise. Les esclaves noirs ont cependant contribué à créer ces langues caractérisées par une histoire particulière dans laquelle les aspects sociolinguistiques sont, à coup sûr déterminants.
Pour les déportés africains, le créole et la religion vaudou, ont constitué les éléments d’une culture de résistance forgée dans la lutte contre l’esprit de soumission et de résignation. Aux créoles français très répandus de la Guadeloupe, de la Martinique, d’Haïti, de la Guyane ou de la Réunion, font face des langues plus rares comme le « Palenkero » de Colombie, créole à base espagnole parlé par les descendants de « Nègres Marrons. » Comme le brassage de ces peuples de la Caraïbe a engendré plus qu’une langue, la recherche identitaire avait déjà été entamée par la Négritude d’Aimé Césaire. Par la suite, sous le concept de Créolité, un mouvement littéraire est apparu à la fin des années 80 aux Antilles françaises. Son fondement conceptuel repose sur un manifeste : l’éloge de la Créolité écrit par J. Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant. Au début ces auteurs qui semblaient se sentir à l’étroit dans les limites de la Négritude définies par les pères fondateurs, s’étaient positionnés de façon assez confuse. En ce sens qu’il était difficile de savoir si la Créolité était une sorte de refus de la Négritude ou si ses concepteurs s’attaquaient au combat politique d’Aimé Césaire. Depuis, les choses se clarifient, du moins avec l’approche d’Ernest Pépin, pour qui l’idée part d’un postulat par lequel, si la plupart des peuples de la Caraïbe sont des descendants d’Africains, il convient aussi de tenir compte de la mixité faite de diverses autres cultures, qui sont venues les enrichir. Aussi, sans renier les racines africaines de cette configuration ethnosociale, la prise de conscience de sa diversité, incite à y repenser la notion même d’identité. Partant, la Créolité se veut fondamentalement la théorie d’une identité non exclusive mais mosaïque. La démarche intègre donc l’histoire des Antilles et l’imbrication des différents peuples qui sont arrivés, volontairement ou pas. Au demeurant, les trois continents concernés par le commerce triangulaire (Afrique, Europe, Amérique), se sont profondément interpénétrés par la force la plus barbare, ponctuée de massacres, de tortures et de souffrances inoubliables. Mais dans cet enfer d’avilissement extrême et de déshumanisation, les apports des différentes cultures africaines qui sont venus féconder les cultures européennes et amérindiennes, ont créé un environnement humain dans un Nouveau Monde multicolore, riche, original et véritable laboratoire d’une Mondialisation ethnique et culturelle.

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Tidiane N'Diaye et Ernest Pépin, un des théoriciens de la Créolité





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