La littérature africaine, fille de l’exil

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D’Ovide à Milan Kundera, en passant par Alexandre Soljenitsyne, l’exil domine l’histoire de la littérature. Si l’on prend par exemple le cas des pays de l’Est où le totalitarisme a sévi pendant des décennies, on s’aperçoit tout de suite qu’on ne peut établir un panorama littéraire exhaustif de ces pays sans prendre en compte l’apport des écrivains exilés. Ceci est particulièrement vrai en Russie, car la littérature russe du XXe siècle est impensable sans Yvan Bounine, Vladimir Nabokov, Nina Berberova ou Alexandre Zinoviev, etc. Il en est de même de la littérature négro-africaine où l’exil est à la fois un fait et un thème récurrents qui s’explique en partie par des raisons géopolitiques.
On retiendra que c’est à Paris que le Guyanais Léon-Gontran Damas, le Martiniquais Aimé Césaire et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor jettent les bases de la Négritude. De même, c’est en France que les deux écrivains bantous les plus prolixes, Tchicaya U Tam’si et Mongo Beti, produisent leurs textes. Enfin, c’est en exil que Camara Laye, Alioum Fantoure, Williams Sassine, Tierno Monénembo écrivent les plus belles pages de la littérature guinéenne d’expression française.
En tant que thème littéraire, l’exil traverse la littérature négro-africaine d’expression française, depuis Le Cahier d’un retour au pays natal de Césaire (1939) jusqu’à L’impasse de Daniel Biyaoula (1996). Mais la problématique de l’exil n’est pas évoquée de manière identique dans les textes africains.
Chez les poètes de la Négritude par exemple, l’exil est vécu de façon romantique : il est à la fois cause d’ennui et source d’inspiration poétique. C’est parce qu’il vit l’exil dans sa chair que Léon-Gontran Damas éprouve dans Pigments (1937) une constante fascination pour le vide et la mort. C’est parce qu’il souffre de l’exil que Léopold Sédar Senghor réussit par la magie des mots à nous ressusciter dans Chants d’ombre (1945) son Joal natal C’est parce qu’il est habité par l’exil qu’Aimé Césaire entreprend dans le Cahier d’un retour au pays natal (1939) une quête identitaire.
Non exclusif aux poètes de la Négritude, l’exil se donne à lire dans les romans autobiographiques des années 50. Ici, il est vécu de façon négative au point que la plupart des personnage de Chemin d’Europe (1960), Un Nègre à Paris (1959), Kocumbo, l’étudiant noir (1960), du Devoir de violence (1968) vivants en Europe retournent brisés vers leurs terres natales, où ils finissent par retrouver leur équilibre mental. De la sorte, l’exil devient un lieu d’initiation à travers lequel les héros prennent conscience de leur altérité, se découvrent à eux-mêmes, et tombent de temps à autre dans une impasse existentielle qui les conduit parfois à la mort. C’est par exemple le cas de Samba Diallo, le héros de L’Aventure ambiguë de Cheick Hamidou Kane (1961).
Véritable odyssée spirituelle, L’Aventure ambiguë relate l’histoire de Samba Diallo, fils d’un lettré musulman et neveu d’un chef de tribu des Diallobé. Instruit à l’école coranique du vieux Maître Thierno qui veut faire de lui son disciple, Samba Diallo est retiré de l’école coranique par sa tante, la grande royale, pour l’envoyer à l’école des Blancs (en Europe) afin  » d’acquérir les connaissances ayant permis aux Blancs de vaincre les gens de Diallobé sans avoir raison « . En France, plus précisément à Paris, où il poursuit ses études secondaires, Samba Diallo partage son temps entre l’initiation à la philosophie, les débats métaphysiques et le militantisme politique. Mais son ardeur intellectuelle et ses nombreuses rencontres ne lui épargnent pas la solitude et le déracinement. Rentré brutalement au pays à la demande de son père, Samba Diallo ne réussit pas à concilier les deux cultures contradictoires – tradition africaine et modernité occidentale – qui le composent et meurt assassiné par un fou.
De l’exil géographique à l’exil intérieur
Si dans les romans des années 50 l’exil est essentiellement géographique, on assiste à partir des indépendances du fait même de l’émergence des pouvoirs dictatoriaux, à la présence dans les textes de ce qu’on pourrait appeler l’exil intérieur. Privés des libertés essentielles (de presse, d’opinion, etc.) les écrivains étouffent dans leur pays natal et traduisent leur mal d’être à travers les faits et gestes des personnages qu’ils mettent en scène. De ce point de vue, le titre du roman de Tchichellé Tchivella : l’Exil ou la tombe (1986) est très significatif, parce qu’il montre bien qu’entre la liberté et l’oppression, il ne peut y avoir de compromis. D’où son ton très corrosif. Car malgré l’intention annoncée dans le titre, les personnages que met en scène Tchitchelle Tchivella refusent de quitter leur espace natal et décident de combattre la tyrannie de l’intérieur, tantôt par des tracts incendiaires, tantôt par une parole subversive ironique. En procédant ainsi, Tchitchelle Tchivella entend sans doute montrer que dans les pays totalitaires, le véritable exilé n’est pas le citoyen privé des libertés fondamentales, mais le tyran habité par la solitude du pouvoir. De ce point de vue, sa démarche correspond à ce qu’écrit Julio Cortazar sur le rapport entre exil et la littérature en Amérique latine :  » Les dictatures latino-américaines ne disposent pas d’écrivains mais de scribes : ne nous transformons pas en scribes de l’amertume, du ressentiment ou de la mélancolie. Soyons véritablement libres et pour commencer, débarrassons-nous de cette étiquette compatissante et lacrymogène qui n’apparaît que trop souvent. Contre l’auto-compassion, il vaut mieux soutenir, pour démentiel que cela paraisse, que les véritables exilés ce sont les régimes fascistes de notre continent, exilés de l’authentique réalité nationale, exilés de la justice sociale, exilés de la joie, exilés de la paix. Nous sommes plus libres qu’eux et nous sommes plus qu’eux dans notre pays  » (Colloque de Cerisy, UGE 10-18,1980 :120).
Eloge de l’errance
Cette vision de  » l’Africain  » exilé sur son propre sol natal, très prégnante dans les textes narratifs des années 80, s’estompe progressivement dans les années 90 au bénéfice de ce que l’on pourrait appeler l’errance assumée. Les personnages des romans produits au cours de cette décennie renouent avec ce fameux voyage initiatique qui les conduit vers l’espace métropolitain que nous avons observé chez les romanciers des années 50. Mais aux héros des années 50 qui retournent en Afrique brisés après leur séjour en Europe se substituent des personnages qui n’accèdent à leur plénitude qu’en traversant l’espace européen. Ceci est manifeste dans Sur l’autre rive (1992) d’Henri Lopes. Ce roman met en scène une femme congolaise, Marie Madeleine, tiraillée entre ses aspirations artistiques et le conformisme de son environnement qui juge sévèrement ses longues retraites d’artiste, son indépendance d’esprit et sa stérilité. Ulcérée par le conservatisme de sa famille qui l’oblige à être une femme conventionnelle comme les autres, et déçue par un mari lâche, Marie Madeleine décide de quitter le Congo. Une aventure amoureuse avec Yinka, un ministre gabonais en visite officielle à Brazzaville et dont elle est l’interprète, lui sert de prétexte pour s’exiler. Elle brûle alors toute ses toiles et ses croquis, puis s’installe en Guadeloupe où elle s’affirme comme peintre, mais sans pour autant rompre définitivement avec son pays natal.
Ainsi, l’exil n’est plus vécu comme une source de souffrance : il devient une bénédiction. Car le dépaysement dû à l’exil lui évite de confondre l’idéal et le réel, l’aide à mieux comprendre son pays et à assumer sa double identité de femme et d’artiste. Évoquant son séjour à l’étranger, elle écrit :  » J’y ai appris le monde comme jamais nulle part auparavant. Je m’y suis enrichie ; j’ai regardé au fond de moi et j’ai mieux saisi mon pays. C’est là-bas que j’ai compris la fécondité de la solitude. Pour apprendre, réfléchir, créer.  » (p.102)
De la sorte, l’errance devient à l’heure de la mondialisation, l’une des voies qui conduit paradoxalement à l’enracinement. C’est en tous cas ce que nous enseigne Edouard Glissant :  » L’errance, c’est cela même qui nous permet de nous fixer. De quitter ces leçons de choses que nous sommes si enclins à semoncer, d’abdiquer ce ton de sentence où nous compassons nos doutes  » (Traité du Tout-monde, poétique 4, Gallimard 1997 :63).

///Article N° : 666

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