Édifiante histoire que celle de la traduction de la littérature sud-africaine en français : le traducteur Jean-Pierre Richard en montre les choix et les impasses, fort liés au contexte politique, qui déterminent sa connaissance ou sa méconnaissance.
À propos de la littérature sud-africaine publiée en traduction française au cours des cinquante et quelques dernières années, comment peut-on parler de » peau de chagrin » quand une bonne centaine d’ouvrages littéraires sud-africains ont été publiés à ce jour en traduction française ? Les lecteurs francophones n’ont-ils pas aujourd’hui accès à un échantillon représentatif et relativement substantiel de la production littéraire sud-africaine du dernier demi-siècle ?
Limitons-nous à la deuxième moitié du xxe siècle car durant la première, seul un nombre infime d’ouvrages littéraires sud-africains furent publiés, que ce soit dans la métropole britannique ou directement en Afrique du Sud (notamment à des fins d’alphabétisation et souvent par le biais de missions chrétiennes, comme pour la biographie romancée de Chaka par Thomas Mofolo, publiée en 1940 et aussitôt traduite du seSotho en français, chez Gallimard.)
S’agissant de la deuxième moitié du xxe siècle et de la littérature d’Afrique (toutes zones confondues) publiée en traduction française, il saute aux yeux que l’Afrique du Sud se taille la part du lion : les trois quarts des ouvrages proviennent de ce pays, comparé aux 20 % du Nigeria dont la population est pourtant le double et malgré Wole Soyinka, premier auteur africain à recevoir le Prix Nobel (il l’a obtenu en 1986, soit cinq ans avant Nadine Gordimer).
On peut s’interroger sur cette relative hypertrophie sud-africaine observable en traduction française. Et l’on s’aperçoit alors d’un second phénomène de même nature, interne cette fois au domaine sud-africain lui-même : plus de la moitié des ouvrages traduits en français (soit une soixantaine de titres) émanent de seulement six auteurs : Alan Paton, Athol Fugard, Breyten Breytenbach, André Brink, Nadine Gordimer et Michael Coetzee, qui sont tous d’origine européenne (au moins en partie). Leur lectorat se situe à Londres-Paris-Washington, bien davantage qu’à Johannesbourg ou au Cap. Jusqu’à un certain point, ils écrivent d’Afrique pour l’Europe et les États-Unis. En sorte que le cas de ces auteurs sud-africains ne diffèrerait pas radicalement du cas de tel ou tel auteur britannique ou américain retenu pour publication par quelque maison d’édition française. Rappelons que la communauté sud-africaine d’expression anglaise ou afrikaans, à laquelle appartiennent ces six auteurs, représente sur place moins d’un dixième de la population. Petite minorité démographique en Afrique du Sud, grande majorité éditoriale en France !
Un examen attentif révèle un autre déséquilibre majeur. Si l’on considère cette fois-ci du point de vue diachronique la centaine d’ouvrages publiés en français ces cinquante dernières années, on constate une surprenante irrégularité des rythmes de publication. Surprenante pour au moins deux raisons : d’une part parce que la production sud-africaine en langue originale ne montre rien d’équivalent ; et d’autre part, parce qu’on découvre une période de huit années – de 1968 à 1976 – au cours de laquelle pas un seul auteur sud-africain ne fut, à titre individuel, publié en traduction française. Pire encore : si l’on excepte Breytenbach, Brink et Gordimer, le black-out sans jeu de mots se prolonge jusqu’à 1984 : soit seize ans de silence éditorial imposé à la production littéraire sud-africaine !
Pour comprendre les raisons d’une aussi longue éclipse, il faut reprendre, même succinctement, l’évolution de la production littéraire sud-africaine depuis un demi-siècle et en suivre la publication en français : s’agissant de l’Afrique du Sud, uvres originales et uvres traduites ont-elles toujours été en synchronie ? Ces deux ensembles ont-ils été régis par une même logique de développement ? A-t-il existé entre eux des incompatibilités, des distortions, des blocages, des retards dus à la situation politique en Afrique du Sud ou en France, ou imputables à la nature des uvres originales disponibles, ou encore à l’histoire et à la structure même de l’édition française ?
La publication en 1942 (à Londres) de Dark Testament constitua en un sens l’acte fondateur de la littérature sud-africaine telle qu’elle se développe en continu depuis, même si la région offre de multiples créations d’ordre littéraire, écrites ou orales, bien antérieures à cette parution. Ces nouvelles de Peter Abrahams tournaient le dos aux traditions rurales africaines : rupture décisive qui coïncidait avec l’effort de guerre exigé de sa colonie sud-africaine par Londres ; une industrialisation à marche forcée avait accéléré l’exode rural amorcé par l’exploitation des diamants et de l’or depuis 1867 et 1886. Typique de tout le recueil, la nouvelle intitulée S’ciety met en scène, à la ville, des hommes qui se rassemblent le soir pour narrer et écouter les histoires destinées à permettre la survie en milieu urbain ségrégué, comme le récit traditionnel aidait à maîtriser le contexte rural. Le premier recueil de nouvelles d’Es’kia Mphahlele, Man Must Live (1946) confirma la rupture.
L’édition française publia Peter Abrahams et Alan Paton presque en simultané avec l’Afrique du Sud : de 1950 à 1968, neuf titres de ces auteurs parurent, avec en moyenne seulement deux ans d’intervalle entre la parution de l’original et celle de la traduction : trois ouvrages d’Alan Paton chez Albin Michel (Pleure, ô pays bien-aimé / Cry the Beloved Country ; Quand l’oiseau disparut / Too Late to Phalarope ; Le Bal des débutants / Debbie Go Home : recueil de nouvelles) ; six titres de Peter Abrahams : d’abord chez Gallimard, pour le premier roman, puis chez Casterman (quatre titres, par la même traductrice, Denise Shaw-Mantoux) et Stock.
Avec Abrahams, premier grand écrivain sud-africain d’origine non européenne largement traduit en français, on voit déjà s’affirmer une tendance lourde de l’édition française par rapport à la littérature sud-africaine : de lui parurent en français une autobiographie (Je ne suis pas un homme libre / Tell Freedom) et cinq romans (Le Sentier du Tonnerre, Une couronne pour Udomo, Rouge est le sang des Noirs, Une nuit sans pareille, Cette île entre autres), mais pas une seule nouvelle. Or, malheureusement pour le lectorat francophone, la production littéraire sud-africaine des années 1950 se caractérisa par une floraison de nouvellistes, les cadets de Peter Abrahams et d’Es’kia Mphahlele, regroupés autour du magazine Drum créé en 1951 à destination du nouveau public des Africains nouvellement urbanisés. Entre 1951 et 1958, et notamment sous la houlette de Mphahlele qui en fut le directeur littéraire (fiction editor) jusqu’en 1957, Drum a publié quelque quatre-vingt-dix nouvelles signées Can Themba, Bloke Modisane, Casey Motsisi, Arthur Maimane (alias Mogale), Lewis Nkosi, Tod Matshikiza, Henry Nxumalo, Nat Nakasa… Ces nouvelles étaient peuplées de personnages hauts en couleur, gangsters, boxeurs, jazzmen, tous buveurs, joueurs et noceurs, et leur anglais contrastait avec la prose compassée des auteurs ruraux d’autrefois formés dans les écoles des missions : truffée à présent de tsotsitaal (l’argot des mauvais garçons sud-africains), la langue imitait volontiers le jive américain. L’Amérique avait eu la Harlem Renaissance, l’Afrique du Sud de l’après Deuxième Guerre mondiale eut Sophiatown du nom d’un quartier » noir » de Johannesbourg.
Hélas ! de cette littérature originale et vigoureuse, rien ne nous fut transmis en français, ni à l’époque, ni plus tard. Le plus près que le public francophone en ait approché, c’est en l’an 2000 au Théâtre des Bouffes du Nord, quand Peter Brook (lié depuis longtemps au Market Theatre de Johannesbourg) a monté Le Costume, avec Marianne Jean-Baptiste, Sotigui Kouyaté, Marco Prince et Bakary Sangaré (1). De Can Themba, Mphahlele disait : » Au fond, il incarne Drum : imagerie romanesque, personnages théâtraux, Hollywood, le tout entrelardé de châtiments bien mérités. » (2)
En somme, tout au long de ces années 1950, Alan Paton et Peter Abrahams servirent en France de cache-misère : la parution régulière de leurs romans y meubla un vide saisissant. Alors que l’Afrique du Sud vivait un âge d’or de la nouvelle, le malheur voulut qu’à la même époque ce genre littéraire ne fît pas recette en France. Bel exemple d’un découplage des deux traditions littéraires ! Il faut néanmoins se garder de tout essentialisme qui lierait la popularité d’un genre littéraire au génie d’une langue ou à celui d’un peuple : en 1889, Andrew Lang, l’un des ténors de la critique littéraire britannique ne déclarait-il pas : » Il est dommage que le goût anglais ne tolère pas la nouvelle. En France le conte ou la nouvelle a toujours eu plus de chance. (…) Il semble que nous détestions les hors-d’uvre : nous exigeons une bonne plâtrée de buf littéraire (….) Si cette théorie est juste, les nouvelles n’auront jamais beaucoup de succès en Angleterre. » (3) La théorie devait être fausse : » (…) en moins d’un an, Kipling avait entièrement modifié la scène (…). À partir de 1890, la nouvelle connut un immense succès en Angleterre, que l’auteur en fut Kipling, Stevenson, Maugham, Conan Doyle, G. K. Chesterton ou Saki. » (4) En vérité, la nouvelle anglaise naquit… en Inde entre 1882 et 1888 dans les colonnes du quotidien The Civil and Military Gazette, le journal le plus important du Pendjab, qui employait les talents narratifs d’un très jeune rédacteur : Rudyard Kipling, dix-sept ans. Au total quelque quatre-vingts contes et nouvelles circulèrent ainsi parmi les Anglo-Indiens et malgré l’anonymat des textes le nom de leur auteur fut vite célèbre dans la colonie. En 1887, Kipling changea de journal et devint responsable, à Allahabad, de l’édition hebdomadaire du Pioneer, The Week’s News, à destination de l’Angleterre : ses » bouche-trous » littéraires de deux mille mots se répandirent directement dans la métropole et la nouvelle créa ainsi son public…
À partir de 1955, le régime d’apartheid entreprit de raser Sophiatown et d’y créer un quartier réservé aux » Blancs « … modestement baptisé Triumf. Les nouvellistes de Drum furent contraints à l’exil, réduits à la déchéance, acculés au suicide. Mais un autre groupe avait déjà pris le relais, au Cap cette fois, dans un quartier » métis » appelé » District Six « , qui à son tour serait détruit par les bulldozers de l’apartheid en 1970 et proclamé » zone blanche « . Richard Rive et Alex La Guma sont les représentants les plus éminents de cette deuxième école de nouvellistes, moins américanisée, plus militante que celle de Sophiatown. Leurs nouvelles et leurs romans dominent la production littéraire des années 1960.
Mais rien non plus n’en fut à l’époque transmis aux lecteurs francophones. Dans le domaine sud-africain, l’édition française s’arrêta en 1968, après avoir publié les romans de Peter Abrahams et son autobiographie, ainsi que celle d’Es’kia Mphahlele, Au-Bas de la 2e Avenue (Présence Africaine, 1963 / Down Second Avenue, 1959).
Plusieurs facteurs ont pu contribuer à ce blocage qui, s’agissant des auteurs » non Blancs « , va quand même durer seize ans !
D’abord, sur place, après le massacre de Sharpeville, le 21 mars 1960 et la mise hors-la-loi de l’ANC et d’autres organisations politiques et syndicales, la répression s’intensifia. On ne comptait plus les écrivains frappés d’interdiction totale de publication ou d’expression publique, assignés à résidence pendant des années (comme Don Mattera), emprisonnés ou exilés. Indéniablement, la production littéraire à l’intérieur du pays subit un coup d’arrêt. Mais à l’extérieur du pays, des uvres de premier plan continuèrent de paraître, notamment les romans d’Alex La Guma : And a Threefold Cord (1964), The Stone Country (1967), publiés par Seven Seas Books à Berlin et ceux de Bessie Head, tel Maru, publié en 1971 chez Victor Gollancz à Londres. Si un premier bref extrait de l’oeuvre de La Guma parut dès 1963 en traduction dans une anthologie publiée à Paris chez Présence Africaine, (5) il fallut attendre dix-neuf ans pour pouvoir en lire un autre fragment en français(6) ! Née en 1937 de l’union illégitime (et illégale au regard des lois d’apartheid) d’un palefrenier noir et d’une Blanche de la haute bourgeoisie à qui sa famille fit payer sa » faute » d’un internement en asile psychiatrique, Bessie Head s’exila au Botswana dès 1963, où elle mourut en 1986, avant de voir un seul mot de son euvre publié en français (7).
Or, pendant toute cette » éclipse » sud-africaine, des éditeurs parisiens (fussent-ils d’origine sénégalaise, comme Présence Africaine) publiaient des traductions d’auteurs africains anglophones autres que sud-africains : au moins treize titres, à commencer par le Nigérian Chinua Achebe et le Kenyan James Ngugi (aujourd’hui Ngugi wa Thiongo), mais incluant aussi d’autres auteurs nigérians tels Wole Soyinka, Cyprian Ekwensi, Femi Osofisan et Nkem Nwankwo (8). L’émergence en Afrique orientale et occidentale de cette pléiade d’auteurs, et leur découverte par l’édition parisienne, au moment même où le régime d’apartheid entreprenait de réduire au silence les écrivains sud-africains, joua-t-elle, en France, en défaveur de ces derniers ?
En outre, la situation politique française n’incitait guère les grandes maisons d’édition à promouvoir des auteurs sud-africains hostiles au régime de Pretoria, à l’heure où le général de Gaulle décidait d’importer l’uranium sud-africain et namibien pour son programme de dissuasion nucléaire et d’acheter l’or sud-africain pour constituer les réserves nécessaires à l’instauration du Gold Exchange Standard en remplacement du dollar américain. C’était l’époque où Winnie Mandela constatait que la France était la meilleure amie du régime d’apartheid.
Quatrième facteur : la littérature sud-africaine témoignait alorsd’une inspiration plus radicale. Un nouvelliste et romancier tel qu’Alex La Guma se voulait écrivain engagé : lui-même était alors officiellement le représentant culturel de l’ANC pour l’Europe et les Caraïbes (notamment Cuba, où il finirait par s’établir) et, en pleine guerre froide, de quel il les grands éditeurs français voyaient-ils donc les ouvrages de cet écrivain militant dont les romans étaient publiés, derrière le Rideau de fer, à Berlin-Est ?
N’oublions pas non plus que, chez les grands éditeurs français, l’engagement politique en littérature passe souvent pour une contradiction dans les termes. Il ne semble pas que le débat sur la littérature engagée se soit conclu en France sur autre chose que ce paralogisme. Et à l’ère des indépendances en cascade, la littérature africaine était vite écartée comme relevant du discours politique. Pourtant, à un éditeur français qui, à propos d’une oeuvre littéraire, jugerait qu’elle ne peut être bonne puisqu’elle est engagée, les romans d’Alex La Guma notamment peuvent montrer qu’une littérature est bonne parce qu’elle est engagée. L’engagement politique a conduit l’artiste à tirer parti de possibilités esthétiques qui seraient restées inexplorées, inexploitées, lettre morte : son art s’en trouve enrichi. Par exemple, dans L’Oiseau meurtrier, la simple division du roman en chapitres se charge de sens, car elle créée un puissant effet d’apartheid : de même que ce système veut enfermer chacun dans la prison d’un monde clos coupé des autres, de même les chapitres passent sans transition d’un village noir à un bourg afrikaner ou à un pavillon de banlieue anglophone blanche, jusqu’à l’heure de la libération, en fin de roman, où le jeune protagoniste réunit dans le cadre d’un seul et même chapitre ces trois mondes séparés. Le lecteur de La Guma assiste à une guerre des signes entre les figures de l’apartheid et les contre-figures de la résistance. Le thème n’est pas le seul outil littéraire dont l’auteur se serve pour mener son combat ; il se bat sur tous les fronts de la pratique littéraire : lexique, syntaxe, espace textuel, rythme, sonorités, etc. Dans ce contexte, l’écrivain engagé a toute chance d’aller plus loin en littérature.
Mais n’est-ce pas surtout l’apparition en Afrique du Sud d’un nouveau phénomène littéraire au cours des années 1970qui explique que le silence éditorial se soit poursuivi en France durant toute cette décennie ? En 1969 la revue » noire » The Classic introduisit trois nouveaux auteurs, Pascal Gwala, Wally Mongane Serote et Njabulo Ndebele, tous trois poètes, ouvrant ainsi en Afrique du Sud une décennie marquée par un feu roulant de poésie » noire « . En l’espace de quatre ans, de 1969 à 1972, parurent les premiers recueils (composés en langue anglaise) de Keorapetse Kgositsile (Spirits Unchanged), James Matthews (Cry Rage), Oswald Mtshali (Sounds of a Cowhide Drum) et Wally Mongane Serote (Yakhal’Inkomo). En 1973 était publiée l’anthologie To Whom It May Concern, véritable manifeste de la nouvelle poésie » noire « , autour de douze poètes, dont Mtshali et Serote, mais aussi Ndebele, Gwala, Mandla Langa et Sipho Sepamla. Tous ces jeunes poètes avaient entendu l’appel du mouvement de la Conscience noire, un » Black Arts Movement » à la sud-africaine, qui fustigeait la passivité et invitait les Noirs à glorifier et à chanter leur couleur (politique). Steve Biko fut le théoricien de ce mouvement culturel rassemblant des auteurs presque tous nés après l’instauration du régime d’apartheid en 1948. Ces voix rebelles appartenaient à la jeunesse et au prolétariat » noirs « , non pas aux anciens de la chefferie ni aux notables christianisés dans les écoles de mission coloniales. L’heure n’était plus à la soumission ni à la supplique. Le choix de la poésie, à la fois » cachette et haut-parleur « , selon l’expression de Nadine Gordimer, s’avéra très efficace. S’il faut du temps et de lourdes structures pour écrire, publier, diffuser un roman, quelques minutes peuvent suffire à composer un poème, que pourront entendre aussitôt des milliers de manifestants. La poésie propagea le message du Pouvoir noir à la vitesse de l’éclair. Ces jeunes poètes militants ne faisaient que prolonger une tradition de poésie orale restée vivace jusque dans les dortoirs des mines où, parmi les huit cent mille mineurs africains du pays, les concours de déclamation et d’improvisation étaient monnaie courante. Ces années de révolte ont vu surgir des maîtres de cet art du spectacle vivant, notamment Ingoapele Madingoane, Mzwakhe Mbuli et Alfred Qabula. En bâillonnant à partir de 1960 la quasi-totalité des prosateurs d’origine africaine, le régime d’apartheid avait involontairement favorisé cette immense éclosion de jeunes poètes. Ils nourrirent la révolte des lycéens africains contre l’usage imposé de l’afrikaans. Le massacre de centaines d’enfants à Soweto le 16 juin 1976 et la mort de Steve Biko sous la torture en 1977 ne firent que retarder le soulèvement général.
Parallèlement à l’explosion poétique de ces années 1970, plusieurs jeunes auteurs » noirs » (dont certains poètes eux-mêmes, tel Zakes Mda et Maishe Maponya) se lancèrent dans le théâtre. Maponya monta une troupe à Soweto (où vivaient plus d’un million d’habitants mais où on ne comptait pas un seul théâtre) et écrivit une dizaine de pièces, à commencer par The Cry en 1976, l’année où Fatima Dike, dans The Sacrifice of Kreli, porta à la scène la première rencontre entre le roi xhosa et le colonisateur anglais. Deux autres noms dominent alors la production théâtrale, Matsemela Manaka, auteur d’Asinamali et Mbongeni Ngema, co-auteur (avec Percy Ntwa et Simon Barney) de Lève-toi, Albert ! / Woza Albert !, repris à Paris en 1989 par Peter Brook dans une adaptation française de Jean-Claude Carrière.
L’Afrique du Sud qui cultiva la nouvelle dans les années 1950, la poésie et le théâtre dans les années 1970joua de malchance par rapport à une édition française qui n’était alors portée sur aucun de ces trois genres littéraires. Qu’on y ajoute l’éclosion des auteurs nigérians autour d’Achebe et de Soyinka et la répression des auteurs sud-africains hostiles à l’apartheid pendant les années 1960, répression menée dans un contexte international de guerre froide et dans le contexte national français du pouvoir gaullien, et peut-être comprend-on mieux ce trou de huit années, voire de seize années, dans la publication d’uvres littéraires sud-africaines en traduction française.
Est-ce le massacre des enfants de Soweto en 1976 (sous le feu des automitrailleuses Panhard de fabrication française) qui tira de leur sommeil les grands éditeurs français ? Toujours est-il que cette année-là Christian Bourgois mit fin à l’éclipse en publiant non sans courage un recueil poétique sud-africain. Mais au lieu de faire entendre en français les voix de la jeunesse africaine qui se révoltait, il choisit une oeuvre de l’Afrikaner Breyten Breytenbach, Feu froid, qui n’aura jamais chez Bourgois de pendant africain.
C’est à ce moment-là que, pour la publication d’uvres sud-africaines, s’instaure un clivage au sein de l’édition française entre grandes maisons et petits éditeurs » spécialisés » phénomène qui n’existait pas auparavant, Paton et Abrahams ayant été publiés par des éditeurs de littérature générale et des grandes maisons : Stock, Casterman, Albin Michel et Gallimard. Après l’éclipse, on assiste à une division du travail : aux grandes maisons les auteurs d’origine européenne ; et aux petits éditeurs militants les auteurs africains.
Du côté des majors de l’édition, dans le sillage de Christian Bourgois, Stock publia, en 1976 également, la première traduction française (par Robert Fouques-Duparc) d’un roman d’André Brink (Looking On Darkness, 1974 / Au plus noir de la nuit) et Albin Michel entama en 1979 la publication de l’uvre de Nadine Gordimer (A World of Strangers 1958 / Un monde d’étrangers, traduit par Lucienne Lotringer) ; dans les années quatre-vingt-dix Gordimer passera chez Christian Bourgois, quand ce dernier aura rompu avec le groupe des Presses de la Cité. Quant aux éditions du Seuil, en 1985 elles subtilisèrent Coetzee à son premier éditeur français Maurice Nadeau, avant de publier un autre romancier du Cap, lui aussi d’origine européenne, Mike Nicol, à partir de 1991. La maison Gallimard, pour sa part, resta bloquée aux années 1950, c’est-à-dire au premier roman de Peter Abrahams…
C’est aux seules petites (voire lilliputiennes) maisons d’édition qu’il faut s’adresser pour découvrir en français la production poétique sud-africaine des années 1970 : Présence Africaine publia en 1975 une anthologie dont le titre renvoyait à la » négritude » chère à cet éditeur, Poètes noirs d’Afrique du Sud, présentée par Florence Vaillant. Toujours en 1975, Jacques Alvarez-Péreyre, un militant anti-apartheid, lui-même universitaire en poste à Grenoble, en fit paraître une autre intitulée Poètes engagés sud-africains que publia… la Maison de la Culture de Grenoble. En 1981, les éditions Silex, établies à Paris et dirigées par le poète camerounais Paul Dakeyo, sortirent une autre anthologie, présentée et traduite par Catherine Belvaude, L’Aube d’un jour nouveau, 21 poètes sud-africains.
Désormais, chacun de ces deux camps éditoriaux n’allait plus sortir de son pré carré. À mesure que se développait et s’organisait le soulèvement en Afrique du Sud avec un niveau de violence de l’ordre du millier de morts par an tout au long des années 1980, l’activité des militants anti-apartheid montait également en puissance en France et ils démarchèrent les petites maisons spécialisées dans le domaine africain, telles Présence africaine, Silex, Karthala, L’Harmattan, ou politiques, telles Syros (proche du Parti socialiste) et Messidor (située dans la mouvance communiste). Par ailleurs, le contexte national avait changé et la collaboration entre la France de l’après de Gaulle et le régime d’apartheid était de plus en plus contestée, jusqu’à ce que le gouvernement de Laurent Fabius se rallie à la thèse, chère à l’ANC, des sanctions contre Pretoria. L’environnement politique et culturel devint propice à une meilleure transmission en français de la littérature sud-africaine, le monde associatif, bien davantage que l’institution universitaire, jouant un rôle décisif dans la nouvelle configuration.
Ces deux dynamiques éditoriales, l’une propre aux grandes maisons et réservée à Breytenbach, Brink, Gordimer, Coetzee et Nicol, l’autre d’inspiration militante et prioritairement ouverte aux productions des auteurs africains, allaient finalement permettre au lectorat francophone de rattraper dix à quinze ans de retard sur la production littéraire sud-africaine. À partir de 1984, parurent en français une longue nouvelle d’Alex La Guma (A Walk in the Night écrite en 1962 : Nuit d’errance, chez Hatier) et deux de ses romans, ainsi que d’autres romans signés Mewa Ramgobin (petit-fils du Mahatma Gandhi), Sipho Sepamla, Miriam Tlali, Wally Mongane Serote, tous écrivains politiques » engagés » introduits en France et traduits par des traducteurs anglicistes diplômés et militants anti-apartheid français, comme Christine Delanne-Adbelkrim.
Si la poésie et le théâtre noirs des années 1970 avaient eu du mal à parvenir jusqu’en France, le retour au genre romanesque au cours de la décennie suivante aida incontestablement les militants anti-apartheid francophones (notamment traducteurs) dans leur démarchage auprès des éditeurs. Avec l’émergence de la grande confédération syndicale COSATU alliée au Front démocratique uni, ce mouvement de masse créé en 1983 et qui allait relayer à l’intérieur du pays l’action de l’ANC (interdite jusqu’en 1990), l’urgence de la révolte poétique et théâtrale des années 1970 fit place à une volonté de reprendre la maîtrise de l’Histoire. À l’aide du roman, les auteurs africains cherchaient à rassembler les éléments d’une mémoire mutilée et à constituer leur passé plus ou moins immédiat en Histoire africaine autonome. On assista alors à une conversion collective des poètes de la Conscience noire à la prose, ainsi qu’aux thèses non-raciales de l’ANC. Les poètes Sepamla, Serote et Langa, tous partis à la recherche du temps volé à leur peuple, publièrent leur premier roman respectivement en 1979 (The Root Is One), 1980 (To Every Birth Its Blood / Alexandra, mon amour, ma colère) et 1987 (Tenderness of Blood), tandis que le poète Njabulo Ndebele publiait en 1983 son premier ouvrage en prose, le recueil Fools and Other Stories.
Parallèlement émergeait une nouvelle génération de prosateurs » noirs « . Mtutuzeli Matshoba vit son premier recueil de nouvelles Call Me Not a Man publié en 1979 : il y retrouvait la virtuosité narrative et la vivacité stylistique des nouvellistes de Drum, mais avec en plus la conscience politique. Staffrider, revue fondée en 1978, rassembla ces jeunes talents. Grâce notamment aux fonds des Nations-Unies et de la Communauté européenne désormais ouvertement engagés dans la lutte contre le régime d’apartheid, de nouvelles maisons d’édition furent créées en Afrique du Sud, notamment Vivlia, Kwela Books et COSAW (Congress of South African Writers, présidée par Ndebele), qui publièrent de nombreux recueils de nouvelles signés par la génération montante : outre Matshoba, Bekhi Maseko, Deena Padayachee, Joel Matlou, Maureen Isaacson, Kaizer Nyatsumba, etc.
Par bonheur, au même moment, en France, grâce à Jack Lang et à une politique volontariste du Centre national des lettres (l’actuel Centre national du livre) en matière de soutien financier et de promotion, les revues littéraires françaises connaissaient une période faste. Elles accueillirent largement les jeunes nouvellistes sud-africains et, compte tenu des combats de plus en plus vifs qui se déroulaient en Afrique du Sud, plusieurs périodiques consacrèrent à ce pays des numéros spéciaux, avec, presque toujours, un important volet littéraire. Citons Autrement et L’Afrique littéraire en 1985, Les Temps modernes, Europe et Présence africaine en 1986, La Revue des Deux Mondes en 1988 et en 1990, Nouvelles du Sud en 1989, Notre librairie en 1992, et de nouveau en 1995, ainsi que Les Temps modernes, Le Serpent à Plumes en 1989, 1990, 1991, 1993 et 1994, Lettre internationale en 1988 et 1992, Revue noire / Black Review en 1992 et 1993, sans oublier l’organe du Mouvement anti-apartheid (MAA), Apartheid Non ! et Le Monde diplomatique, sous l’impulsion de Micheline Paunet, qui, entre 1979 et 1981, publia non seulement des articles de fond sur la littérature sud-africaine mais aussi une dizaine de textes littéraires sud-africains.
Ce vecteur des revues et périodiques a été si important dans la transmission de la littérature sud-africaine au public francophone qu’il a déterminé la configuration éditoriale où nous nous trouvons à présent, depuis la libération de Mandela en 1990 et les premières élections au suffrage universel, en 1994. La victoire a désactivé la filière militante et les petits éditeurs qui répondaient à ses sollicitations. Aujourd’hui la situation paraît nettement moins polarisée, plus diversifiée : des maisons de taille moyenne se sont introduites dans l’espace laissé vacant par le dépérissement » naturel » des activités anti-apartheid. En même temps sont entrés en lice des éditeurs francophones belges ou suisses, commeComplexe qui a publié à Bruxelles, de 1992 à 1997, trois titres sud-africains, Fools et Mon oncle de Njabulo Ndebele et Portés disparus d’Ivan Vladislavic, ou les éditions genèvoises [ ? ?] Zoé qui publient Bessie Head.
En France, aux côtés d’éditeurs comme le Musée Dapper (En attendant Leila, d’Achmat Dangor), le Mercure de France (La Malédiction de Kafka, du même Dangor), Le Serpent à Plumes (Une clairière dans le bush, de Zoë Wicomb), Actes Sud illustre bien la nouvelle donne, avec la création d’une collection » Afriques » dirigée par Bernard Magnier, qui a publié deux ouvrages sud-africains, Mhudi, roman de Sol Plaatje (1997, écrit en 1915, publié dans une version expurgée en 1930, puis dans son intégralité en 1978) et, en 2001, Poèmes d’Afrique du Sud, une précieuse anthologie composée par Denis Hirson et couvrant quatre décennies de production poétique. L’heure semble venue où des auteurs » noirs » seront de nouveau traduits et publiés chez les majors de l’édition française, à l’instar de Mandla Langa, dont le troisième et puissant roman, The Memory of Stones (2000) a été mis en circulation chez divers éditeurs à la fois par l’agent de l’auteur et par d’anciens militants anti-apartheid français, ou encore à l’instar de Zakes Mda, qui pourrait, avec son troisième roman, The Madonna of Excelsior, traduit par Catherine du Plessis, rejoindre au Seuil Coetzee et Mike Nicol avant 2004…
***
L’étude du cas sud-africain laisse deviner la complexité des rapports entre la production littéraire d’un pays donné et ce que l’on pourrait appeler sa réception éditoriale dans un autre pays, dans une autre aire linguistique. S’agissant de la littérature sud-africaine, en cinquante ans le lectorat francophone aura connu à la fois, pour des raisons d’ordre très divers comme nous l’avons entraperçu, la disette et l’abondance. Finalement, la « peau de chagrin » ne correspond ici qu’à une moyenne : c’est le produit obtenu après croisement de vaches grasses et de vaches maigres.
1. Au départ, Le Costume est une nouvelle de Can Themba, publiée dans la revue The Critic. Les Sud-africains Mothobi Mutloatse et Barney Simon en ont fait une adaptation théâtrale, que Marie-Hélène Estienne, à son tour, a adaptée en français pour une mise en scène de Peter Brook. (Le texte français a été publié chez Actes Sud.)
2. « Black and White »; New Statesman, Londres, 10 septembre 1960. Cité dans Chapman, Michael, ed. The Drum Decade. Stories from the 1950s. Pietermaritzburg, University of Natal Press, 1989.
3. Cité dans Green, R. L., ed. The Critical Heritage, Londres, Routledge and Kegan Paul, 1971.
4. Idem [ou Ibid.]
5. Anthologie de la littérature négro-africaine, romanciers et conteurs, préparée par Léonard Sainville et publiée chez Présence Africaine en 1963.
6. » Couvertures » ( » Blankets « ), nouvelle incluse dans l’anthologie La Danseuse d’ivoire et autres nouvelles (textes choisis, traduits et présentés par Jean de Grandsaigne et Gary Spackey), Paris, Hatier (collection Monde noir), 1982.
7. Les deux premiers textes de Bessie Head à paraître en français furent deux nouvelles publiées dans des revues : » Les Amants « , Le Serpent à Plumes n° 13,automne 1991 , p. 33-38 et » Le Prisonnier qui portait des lunettes « , Europe n° 708, avril 1988, p. 110-115 (traduites toutes les deux par Jean-Pierre Richard). À partir de 1994, les éditions Zoé, de Genève, publient l’uvre de Bessie Head : La Femme qui collectionnait des trésors et autres récits du Botswana (1977 en anglais, 1994 en français) et Question de pouvoirs (1974, 1995), ouvrages traduits par Daisy Perrin ; puis, traduit par Christian Surber, Marou (1971, 1996, soit un quart de siècle après la parution en anglais !).
8. Citons quelques parutions (toutes non sud-africaines) de cette période : de Chinua Achebe, chez Présence Africaine, Le Monde s’effondre (1966, soit huit ans après la parution en anglais), Le Malaise (1974), Flèche de Dieu (1978) ; et chez d’autres éditeurs Le Démagogue (Nouvelles Editions Africaines, 1977), Femmes en guerre (Hatier, 1981) ; de Ngugi, Et le blé jaillira (Julliard, 1967, qui est aussi l’année de parution en anglais) ; de Soyinka, Le Lion et la perle (C.L.E., 1968, soit 9 ans après l’original anglais) et chez Oswald, quatre pièces traduites par Elisabeth Janvier, La Danse de la forêt, Les Gens des marais, Un sang fort, Les Tribulations de frère Jéro, à quoi s’ajoutent Les Interprètes (1979), Idanre (N.E.A., 1982), etc.
Jean-Pierre RICHARD est ancien président du Mouvement anti-apartheid français, maître de conférences à l’université de Paris 7 et traducteur littéraire.///Article N° : 2851