Nous sommes à Kenchela, dans les Aurès, là où est né Amor Hakkar. Un chauffeur de taxi est marié avec une veuve et aime tendrement les deux enfants de sa femme. Le couple voudrait un garçon, mais cela ne vient pas. Ali (excellent Nabil Asli, qui jouait le repenti chez Merzak Allouache) consulte discrètement un médecin et va dans une ville éloignée faire les analyses qui lui révèlent sa stérilité. Sa vie basculera alors dans un piège dont il ne pourra se tirer qu’en révélant son état.
C’est toute la force du scénario (coécrit avec sa productrice et complice Florence Bouteloup), qui puise dans la tradition française du film policier. Si Ali peut se résoudre à dévoiler la preuve (le résultat des analyses) dans le secret du commissariat pour échapper à la prison, il n’ose le faire dans la sphère privée : une société soucieuse de fertilité considère la stérilité comme déshonorante.
C’est bien sûr le sujet du film, que va sans cesse renforcer la mise en scène. Même la consultation du médecin aura lieu dans le refuge d’une voiture. Quand Ali avouera sa stérilité à son ami Bachir, la seule personne à qui il ose en parler, ce sera dans l’ombre d’un bosquet. La peur de la lumière est incessante et c’est un rempart que se forge peu à peu un Ali dévoré par la honte et qui ne sent pas pouvoir compter sur la compréhension de ses proches.
Cela ne peut déboucher que sur un engrenage généré par les différents tabous (à la culpabilité de la stérilité répond celle des filles-mères abandonnées). Ali n’a pas le recul accordé par le réalisateur au spectateur qui voit et entend les différents personnages : il ne sent pas combien le non-dit bloque les potentialités de compréhension de ses proches.
Ce sont ces tabous qui figent les comportements et rendent les actes incompréhensibles. Même l’avocate engagée se trouve piégée dans un discours illégitime. On voit ainsi toute la machine sociale et politique gangrenée par les conséquences du non-dit, dans un élargissement progressif du champ du film.
Hakkar continue ici l’exploration de l’intimité masculine qu’il développe avec une grande sensibilité de film en film. Jamais il ne dénonce qui que ce soit. Ses personnages secondaires sont le plus souvent sympathiques, ouverts, sans haine, faisant leur boulot. Son projet est simplement de ramener sur le terrain de l’humanité ce qui reste publiquement inabordé ou objet de rejet : l’homosexualité dans Quelques jours de répit (2011), la mort du fils dans La Maison jaune (2007), la marginalité dans Sale temps pour un voyou (1992). Ce faisant, il affermit un style d’une grande épure dans des films avares de dialogues, à la mise en scène sans effets, centrés sur l’expression de l’invisible par la retenue et le rythme des corps, qui laissent aux personnages le temps d’exister à l’écran, à l’intrigue le temps de s’installer et au spectateur le temps de résonner. L’attention d’Amor Hakkar aux êtres et à leur inscription dans l’espace, le soin du cadre et des couleurs, la musique à nouveau signée par Joseph Macera, ne marquent pas l’originalité d’une mise en scène somme toute assez classique mais sont les signes d’une grande délicatesse d’approche que l’on pouvait rencontrer par exemple récemment dans Yema de Djamila Sahraoui ou L’Armée du salut d’Abdellah Taïa.
La Preuve s’inscrit ainsi dans un cinéma de l’intime qui table sur la rencontre sensible avec le spectateur, dans le sens d’une proposition de regard, d’une ouverture au dialogue, d’une invitation à l’évolution des mentalités et à la confiance en l’humain. La Preuve fait ainsi partie de ces films qui ne s’oublient pas.
///Article N° : 12337