Anthropologue, psychanalyste, universitaire, Malek Chebel est avant tout un grand érudit qui travaille depuis vingt ans sur l’étude des mentalités dans le monde arabe, et notamment sur le rapport au corps et aux comportements amoureux. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui uvrent pour une meilleure connaissance du monde musulman et réhabilitent au risque de ne pas plaire à tout le monde la part hédoniste de l’islam, » à l’origine une religion sensuelle, qui recommande à l’homme de vivre pleinement sa vie terrestre « .
En quoi l’étude de la sexualité et des comportements amoureux dans les pays arabes et musulmans est-elle révélatrice du fonctionnement d’une société ?
Ce sont des thèmes structuraux au sens où ils abordent l’évolution de la société : ils impliquent une prise de conscience. La société arabe en général et la société maghrébine en particulier ont des blocages et des inhibitions encore loin d’être dépassés. Cette considération a fait admettre à beaucoup de gens que l’approche de la sexualité dans le monde arabe est biaisée et n’est pas tout à fait saine.
Est-ce que cela est en partie lié au fait religieux ?
La sexualité en tant que phénomène sociologique n’est pas liée à la religion, mais celle-ci intervient dans le décodage que les gens font de tel ou tel critère inhérent à la sexualité. À partir de là, sans que la religion ne charge plus lourdement le phénomène des blocages et des inhibitions, les gens confrontés à ces phénomènes sont toujours en posture de pouvoir les interpréter comme étant encouragés ou pas par les préceptes religieux. C’est ce qui se passe chaque fois que l’on comprend mal la religion ou que des prédicateurs nous l’expliquent à travers l’optique morale ou la culpabilité.
Que révèlent vos recherches de l’évolution des sociétés maghrébines ?
Le point principal concerne l’évolution matrimoniale : avant, on mariait les gens et plutôt les femmes d’une manière autoritaire sans leur demander leur avis. Aujourd’hui, dans les trois pays du Maghreb, il n’est plus possible même dans les campagnes de marier une fille sans son consentement. Deuxième évolution : le rapport à la virginité a complètement changé. Avant, on exigeait des femmes qu’elles soient vierges au mariage. Maintenant, grâce aux nouveaux comportements matrimoniaux auxquels aspirent les jeunes et en particulier les femmes, l’importance de la virginité est devenue complètement relative. La troisième évolution est liée aux juridictions et aux lois qui gèrent les codes de la famille. On n’aurait jamais imaginé il y a quelques années que Mohamed VI allait promulguer une Moudawana aussi révolutionnaire. Même si elle va rencontrer beaucoup de résistance au niveau du corps juridique des cadis et des juges coutumiers qui seront réticents à son application, c’est une grande avancée.
Dans votre introduction aux 100 noms de l’Amour, vous soulignez que » l’islam a humanisé l’amour en lui assignant un contenu sexuel et une évocation de fécondité et de plaisir « . N’y a-t-il pas un décalage entre ce constat et la situation dans de nombreux pays arabes qui semblent aujourd’hui opérer un retour vers une certaine pudibonderie ?
Nous assistons à un retour du refoulé, mais cela n’a pas toujours été le cas. Comparé au christianisme et au judaïsme, l’islam a véritablement humanisé la sexualité en lui accordant toute son importance. La sexualité y est reconnue, encouragée et déculpabilisée : elle n’est pas réduite à un acte mauvais et antireligieux qui ne prônerait que le plaisir individualiste de l’homme. L’islam a 14 siècles et 30 ans. Au cours de son histoire, il s’est passé énormément de choses, bonnes et mauvaises et, souvent, des lectures traditionalistes et surtout fondamentalistes sont venues s’interposer entre le texte sacré et les pratiques des musulmans.
Comment les amours se vivent-ils dans une telle contradiction ?
Il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Les comportements amoureux sont le fruit de sentiments fragiles, fugaces, sans identité ni statut, qui ne sont pas codifiés. Ils n’aiment pas les situations de crises suite auxquelles, bien souvent, ils disparaissent. Ce sont des sentiments précieux qui exigent, pour les deux partenaires, des conditions de sécurité optimale physique, psychologique et culturelle. Si les partenaires sentent qu’ils sont en train de fauter, le sentiment amoureux n’est pas bon, il est frelaté. Globalement, les choses de l’amour sont soumises à la chape de plomb de la morale religieuse qui vise à contrôler les âmes et les individus et en particulier les femmes à travers la moralisation de leur comportement. Ça, c’est le premier point qui est collectif et qui est aussi lié à la période. Il y a des périodes plus tolérantes que d’autres. Nous sommes actuellement dans une période de crise, de repli et en même temps de rajeunissement de la pensée de l’islam. Ensuite il faut tenir compte des facteurs sectoriels, à savoir, la classe sociale, le niveau d’éducation et d’instruction des individus, leur volonté véritable à s’émanciper du diktat collectif, leur lien à la croyance et à la religion. Tous ces critères interviennent pour faciliter ou rendre plus aléatoire le rapport amoureux.
Les 100 noms de l’Amour témoignent de la richesse sémantique de la langue arabe pour évoquer le sentiment amoureux. Est-elle nourrie de l’amour » retenu » parce que vécu à distance ?
Elle tient compte de 16 siècles de culture arabe. Lorsque je travaillais sur ce livre, j’ai dû faire des recherches approfondies dans tous les dictionnaires anciens parce que tous les mots ne sont pas d’actualité, certains sont même obsolètes. Qu’il existe cent mots ou expressions pour désigner le sentiment amoureux, c’est quand même fantastique pour une culture dont on dit qu’elle est d’une grande cécité, brute, primitive, qu’elle ne laisse pas de place à la femme ! Ces mots viennent de la littérature, du soufisme et de la mystique musulmane et expriment toutes les formes d’amour qui peuvent exister : l’amour pour les choses de la vie, de la chair, pour la femme, pour l’homme mais également l’amour divin.
Au cours des derniers siècles, s’est opérée une mise à distance de l’amour. J’ai décrit cela dans L’encyclopédie de l’amour en islam en disant que ce n’est pas l’anatomie qui crée la femme mais la distance par rapport à l’homme. C’est dans cette distance-là qu’elle se crée et donc par conséquent l’homme, puisqu’il est imaginé, visualisé par la femme.
Cette distance cultive-t-elle le sentiment amoureux ?
Oui, elle le cultive en même temps qu’elle cultive la frustration. L’absence de l’autre fait que la langue elle-même se transforme et s’enrichit. Et face aux descriptions concrètes, aux descriptions du contact charnel, du contact vivant, les poètes et les auteurs ont inventé un vocabulaire de l’absence imaginatif et paradoxalement très riche.
Dans Le livre des séductions vous abordez le problème de la » parole refoulée au Maghreb, au profit d’une conquête abrupte car totalement silencieuse » et des » rapports entre les sexes entachés de culpabilité « . Comment dans un tel contexte, les jeunes Maghrébins abordent-ils le rapport amoureux ?
Là encore, il faut tenir compte de plusieurs facteurs si on veut vraiment approcher ce phénomène complexe, fuyant, qui ne se donne pas à lire facilement : les approches diffèrent selon que l’on parle des Maghrébins de là-bas ou de la diaspora. Là-bas, est-ce que c’est dans une ville ou une campagne ? Dans un contexte sociologique favorable ou défavorable ? Sommes-nous à l’université ou à l’usine ? Sommes-nous dans une société urbanisée, fortunée, raffinée, ou dans une société plus pauvre où le sentiment utilitaire de l’amour prend le pas sur le sentiment esthétique ? Globalement, les jeunes ont un appétit pour les choses de l’amour. Ils veulent s’affranchir des normes anciennes et en faire des moments de joie plutôt que des moments de fécondité sans pour autant forcément lui tourner le dos. Le nombre élevé de mariages au Maghreb témoigne de l’attachement des jeunes aux formes matrimoniales existantes : essayer d’avoir le plus de plaisir possible mais en l’inscrivant finalement dans le cadre d’une union qui sécurise la fille. Ce sont d’ailleurs souvent des demandes de femmes qui associent l’amour au mariage.
Parviennent-ils réellement à vivre leurs amours aussi librement qu’ils le voudraient ?
En toute sincérité, quand je vais là-bas et je vais tous les ans dans les trois pays , je ne vois pas la préoccupation que nous avons ici d’une union totale, gratifiante. Globalement, et toutes proportions gardées, ils n’ont pas la liberté de mouvement que nous avons ici. Je vois plutôt des gens très motivés, actifs, militants de la chose et autant les hommes que les femmes. Les vieux chaperons perdurent, la vieille morale essaye encore de les culpabiliser pour les ramener au bercail mais, en dehors de cela, les hommes et les femmes aspirent à la liberté des rencontres. Dans les bois, sur les plages, dans les boîtes, à la fac partout les couples se content fleurette. Dans la grande majorité, ils sont en train de conquérir leur droit au plaisir, leur droit à la vie.
Bien sûr, il reste encore des lieux de tensions, des situations de crise, de polygamie, de résignation, de mariages forcés, mais il y a une nette évolution. Et je compte beaucoup sur les jeunes hommes et jeunes femmes pour refuser l’inacceptable. Ils sont les meilleurs défenseurs de leur liberté, ce sont d’abord eux qui considèrent que certaines choses ne sont plus tolérables.
Que pensez-vous du parallèle qui a été fait entre Le livre des séductions et De l’amour, l’essai de Stendhal ?
Je me suis inspiré de Stendhal, d’Ovide, de Kierkegaard et également de Baudrillard. Mais je m’en suis aussi détaché apportant mon propre regard dans Le livre des séductions. Stendhal a donné de belles choses sur le monde arabe. Dans le chapitre sur l’amour bédouin, il a très bien cerné la problématique de l’amour courtois en particulier qui était une préoccupation plus aiguë des siècles passés.
Cet amour courtois fonctionne-t-il encore en filigrane dans les sociétés arabes ?
Il fonctionne à cent pour cent ! Sans l’amour courtois, il n’y a pas d’amour possible. D’autant plus qu’il naît justement de la distance. Il n’y a pas d’amour courtois quand on vit ensemble du matin au soir. Ce qui s’abolit le plus vite c’est la fantasmatisation qui est liée à l’autre. Les choses sont vécues différemment dans les sociétés du Nord, où l’on vit empilés les uns sur les autres. Le rapport à l’autre dans le temps et sur la distance, et même le rapport à l’envie est tout autre puisqu’avant même que l’on éprouve l’envie, on est déjà pratiquement satisfait. Tout cela contribue à tuer l’amour courtois. Pas l’amour, Dieu merci, c’est un sentiment plus fort. Mais l’amour courtois, toute la fantasia, la créativité orale et intellectuelle qui accompagne la chose amoureuse n’existe plus puisque les garçons et les filles sont là, disponibles. Il n’y a pratiquement plus de mystère même si les choses sont bien sûr plus complexes.
Parmi les cent noms de l’amour, quel est celui que vous préférez ?
Tous me plaisent. Je me suis arrêté à cent pour dire la prolifération des mots, et témoigner de la passion des créateurs pour les choses de l’amour. Il existe quatre-vingt-dix-neuf noms pour désigner Dieu et plus de cent noms pour l’amour. Il était tentant de souligner la relation entre les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu et les cent noms de l’amour. De plus, le chiffre 100 anticipe aussi celui des Mille et une nuits.
S’il me fallait en choisir un, al houbb, me paraît être le plus fort car c’est celui que les gens connaissent le mieux, c’est celui que chante Oulm Kalthoum. C’est celui qui se lit très facilement sur les lèvres, même à distance. Je dirais que c’est le mot qui traduit le mieux l’amour arabe qui est un amour silencieux.
Quelques ouvrages de Malek Chebel :
Encyclopédie de l’amour en Islam. Érotisme, beauté et sexualité dans le monde arabe en Perse et en Turquie, Ed. Payot, 1995
Le Livre des séductions, Ed. Payot 1986, Payot-poche, 1996, Paris
Les Cent noms de l’amour, calligraphie de Lassâad Métoui, Ed. Alternatives, 2001, Paris
Le Dictionnaire amoureux de l’islam, Ed. Plon, 2004, Paris///Article N° : 3825
Un commentaire
Ou comment les hommes font la loi et enterrent vivantes les femmes.A 40 ans elles sont mortes socialement et psychologiquement.