« L’artiste qui m’intéresse est celui qui se remet en question »

Entretien de Virginie Andriamirado avec Régine Cuzin

Paris, janvier 2008
Print Friendly, PDF & Email

Depuis 2002, la Mairie de Paris accueille chaque année en décembre les expositions Latitudes destinées à promouvoir la création contemporaine des départements et territoires d’Outre-mer. Après avoir exploré les terres de l’Océan Indien, de l’Atlantique, du Pacifique et de l’Amazonie, la sixième édition réunit toutes ces zones géographiques autour de vingt artistes qui ont marqué les précédentes. À vocation itinérante, Latitudes Terre du Monde, inaugurée à Paris (fin 2007), sera présentée à Nouméa et devrait ensuite tourner en Polynésie et à Cuba (1). Rencontre avec Régine Cuzin commissaire de toutes les Latitudes.

Les diverses éditions de Latitudes ont-elles favorisé la visibilité des artistes présentés au niveau local et international ?
Localement ils ont indéniablement gagné en visibilité. Les années passant, je recevais de plus en plus de dossiers de présentation d’artistes demandant à faire partie de Latitudes. Les différentes éditions ont créé une émulation tant au niveau local qu’en dehors de leur territoire de résidence. Un artiste m’a dit que le fait que l’exposition Latitudes existe et qu’elle présente en Europe des artistes locaux change la donne sur place et pas seulement pour les artistes concernés. Une exposition comme Latitudes modifie par exemple la perception que les Européens peuvent avoir de la création du Pacifique souvent réduite à un certain exotisme. Peu de gens se déplacent dans les pays du Pacifique pour aller voir les artistes.
Au fil des années, un réseau est né avec Latitudes etbeaucoup d’artistes qui se sont rencontrés à Latitudes ont ensuite monté des projets communs.
Qu’est ce qui a motivé la première édition ?
Avant Latitudes il y avait le Salon des peintres et sculpteurs français d’Outre-mer qui s’est terminé avec la mandature de Jean Tibéri. Les artistes regrettant de ne plus avoir cet espace de présentation en ont fait part à Madame Georges Paulangevin qui était partante pour faire quelque chose mais différemment. De fil en aiguille, elle est entrée en contact avec moi. Je ne voulais pas refaire un salon au concept un peu désuet où un artiste est souvent réduit à une œuvre. J’ai proposé de faire une exposition avec peu d’artistes mais plus d’œuvres pour permettre au public de mieux appréhender leur création. Je voulais une exposition avec un esprit critique et surtout ne pas présenter les artistes d’Outre-mer dans un ghetto en élargissant l’exposition aux régions : La Réunion et l’Océan Indien, la Martinique et la Guadeloupe avec la Caraïbe, la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie avec le Pacifique et la Guyane – communément associée par méconnaissance de son histoire aux Antilles – avec l’Amazonie.
Vous êtes-vous rendue dans les pays concernés pour rencontrer les artistes ?
Oui. Je me déplace autant que possible pour rencontrer les artistes dans leur pays de résidence. Il y a une ou deux fois où je n’ai pas pu le faire et j’ai regretté parce que l’œuvre arrivée par la suite ne correspondait pas exactement à mes attentes. Je tiens à faire au préalable un travail en amont pour ne pas être manipulée une fois sur place. J’ai bien sûr des petites idées en me rendant dans un pays mais ce n’est que sur place que l’on peut vraiment prendre la mesure d’un travail. Voir un artiste dans son atelier c’est déjà une chose et le voir dans son contexte ça en est une autre. C’est important parce que lorsque l’on parle de la Nouvelle-Calédonie ou de la Polynésie en Europe, c’est complètement abstrait. Quand on est sur place on est confronté à des choses qui déterminent aussi le choix d’un artiste.
À quel genre de choses pensez-vous ?
Je pense au contexte socioculturel dans lequel baigne l’artiste. Il est aussi déterminé par rapport à ce contexte dont il ne peut faire abstraction. Dans le travail en amont, certains noms d’artistes reviennent souvent, soufflés par les uns et les autres. Mais une fois sur place, il m’est arrivé de me demander en découvrant le travail de l’artiste en question pourquoi on m’avait tant parlé de lui alors que son travail ne correspondait pas forcément aux attentes d’une exposition comme Latitudes. Ce n’est que sur place que l’on peut prendre conscience des décalages. Il y a le réseau des artistes « officiels » mais aussi celui d’artistes connus localement mais que l’on était un peu réticent à me montrer.
Comment expliquez-vous cette réticence ?
Parce que ce sont souvent des artistes qui ont un discours et qui surtout rentrent moins dans le moule. Ce n’est pas pour autant que je vais les privilégier plus que les autres mais si leur travail a un sens, ils feront bien sûr partie de la sélection.
Contrairement aux années précédentes qui étaient concentrées sur une zone géographique, la dernière édition de Latitudes repose sur toutes les zones confondues. Ce parti pris correspond-il à une approche rétrospective ?
En quelque sorte oui. À travers les éditions précédentes, j’ai découvert des artistes vraiment intéressants. Cela ne signifie pas que seuls ceux présents sur la dernière Latitudes le sont, mais comme il s’agit d’une exposition collective, il fallait que les choix soient cohérents par rapport au fil conducteur de l’exposition.
Pour cette édition, il me paraissait important d’enfoncer le clou et de redonner une lisibilité à certains artistes mais dans le cadre du « tout confondu ». Il me paraissait aussi important de remettre les départements et territoires d’Outre-mer au sein du monde sans forcément les rattacher à une région et même à une métropole. C’est cet éclatement qui m’a principalement guidée dans cette édition
Comment définiriez-vous le fil conducteur de l’exposition ?
Les artistes présentés ont tous une réflexion sur les sociétés post-coloniales, les notions d’identité, le marché, les rapports nord / sud. Ils se positionnent par rapport à tous ces thèmes dont ils interrogent les enjeux et ce qu’ils représentent pour eux. Cela à des degrés divers, parce qu’évidemment les approches ne sont pas les mêmes, mais ils ont tous un discours et un regard souvent critique là-dessus. Joëlle Ferly par exemple – originaire de la Guadeloupe et résidant à Londres – explore avec l’installation, Please Pass the Dark Chocolate Over Before I Commit Suicide le vécu des minorités dans le monde occidental et souligne la limite de la discrimination positive.
Le fait de partir de ce fil conducteur et de l’inscrire dans une exposition qui a lieu au sein d’une institution comme la Mairie de Paris n’a pas posé de problèmes ?
Non, je n’ai jamais eu de problème dans le cadre des expositions Latitudes qui – au-delà des prises de positions des artistes – présentent avant tout des œuvres. Mais quand j’invite les Australiennes Destiny Deacon et Virginia Frazer engagées dans la défense des droits de la communauté aborigène, il est évident que leur œuvre ne sera pas neutre. Destiny est aborigène et elle dit des choses par rapport à l’histoire de son peuple qui peuvent susciter des réactions. Pour l’œuvre de Joëlle Ferly, j’étais allée voir l’élue chargée de l’immigration et des résidents non communautaires pour lui exposer le projet de cette artiste et l’informer de son propos au cas où la presse s’emparerait de ce sujet très actuel en France. Mais cela n’a posé de problème car l’élue a parfaitement compris la portée artistique de ce projet. À partir du moment ou l’artiste crée des œuvres, la dimension artistique de l’œuvre est prise en compte et n’est pas remise en question.
Dans le texte d’introduction au catalogue (2) vous parlez de la « récente visibilité des artistes d’Outre-mer qui n’est pas sans ambiguïté ». Cette ambiguïté réside t-elle dans le risque de ghettoïsation dont Latitudes n’est d’ailleurs pas forcément à l’abri de par son approche par zones géographiques.
Je connais un grand nombre d’artistes des Doms Tom qui, malgré leur besoin d’exposer, n’accepteraient pas de faire partie d’une exposition qui serait réduite aux seuls Dom Tom. En revanche ils aspirent à exposer dans Latitudes qui, selon eux, propose autre chose dans une démarche d’ouverture. Les artistes d’Outre-mer sont quand même avides de bouger et pas forcément dans les zones qu’ils connaissent. Ils veulent aller là où le marché se passe et ont pour cela besoin de sortir de chez eux. Il y a une différence avec les artistes du continent africain autour desquels s’est construit un marché grâce à des expositions d’envergure qui ont contribué à créer des synergies et des cotes, créant par là même une dynamique – même si elle reste un peu fictive. Tout estquestion de marché et de support. Les artistes des Dom Tom ne sont ni français ni étrangers. C’est ce dont parle de manière affirmée dans son œuvre l’artiste néo-calédonien René Boutin.
Latitudes procède certes par zones mais elle est ambitieuse dans la manière de choisir les œuvres et les artistes. Latitudes fait des propositions en concertation avec les artistes pour donner lieu à des œuvres nouvelles. Elle s’inscrit dans la continuité depuis 2002 publiant un catalogue à chaque édition. Il est important que de tels projets se donnent les moyens de rester dans la même ligne, de s’inscrire dans le temps et dans une cohérence.
Au fil de toutes ces années d’explorations, avez-vous perçu des tendances qui se seraient détachées par le biais des médiums choisis ou des thématiques abordées ?
Dans le cadre de Latitudes 2006 Terres d’Amazonie, je m’étais aperçue que beaucoup d’artistes de la Guyane travaillaient le dessin. Que ce soit Audry Liseron-Monfils, Nathalie Leroy-Fiévée sous certaines formes ou Jean-Yves Gallard, et Mathieu Abonnenc, tous travaillent le dessin et ont une relation très marquée à l’espace. En proportion, il n’y a pas autant d’artistes qui travaillent le dessin en Martinique et en Guadeloupe.
Les artistes ont aussi tendance à utiliser la vidéo car elle est plus facile à transporter et à diffuser. La question du transport des œuvres est un paramètre que l’on ne peut pas ignorer. Les artistes ont pleinement conscience qu’habitant à l’autre bout du monde par rapport aux lieux où se déroulent la majorité des expositions, ils ne peuvent pas faire des œuvres intransportables. Ce sont des données que ceux qui ont envie de montrer leur travail à l’étranger prennent en compte. Les œuvres présentées par René Boutin en 2005 et 2006 ne tenaient dans rien. De même les vidéos de Mounir Allaoui qui pourraient être facilement présentées dans divers espaces.
Cela signifie t-il que d’une certaine façon, cette inscription dans une globalisation conditionne pour certains le choix du médium ?
Oui mais ce n’est pas non plus une fin en soit. Parce que les artistes ont par définition leur personnalité et s’ils ont envie de faire une œuvre monumentale, ils la font. Mais je comprends ceux qui tiennent compte des conditions de transports des œuvres. Ils sont aussi obligés de penser leurs œuvres en fonction de la visibilité que potentiellement ils pourraient leur donner au Nord.
Latitudes est l’occasion pour le grand public de découvrir les artistes de zones géographies peu représentées artistiquement. Comment expliquez-vous que l’on fasse si peu appel à ces artistes au niveau international ?
Parce qu’il y a une sorte d’ostracisme vis-à-vis de ces artistes. C’est aussi l’enjeu que je tenais à imprimer dans le projet Latitudes : faire admettre qu’il y a des artistes de grande qualité dans les départements et territoires d’Outre-mer que l’on ne connaît pas.
Par exemple le milieu de l’art contemporain en France est souvent silencieux vis-à-vis de ces artistes parce que les codes n’étant pas les mêmes, les gens ont peur de dire une bêtise. En plus, ce qui a été le plus souvent montré en Europe entretenait le cliché exotique de la vahiné de Polynésie, ou la pirogue de Guyane. Les artistes de Latitudes ne s’empêchent pas de parler d’exotisme comme par exemple Andreas Dettloff, installé en Polynésie qui, à sa façon questionne ces notions mais à un autre niveau.
Cela dit, depuis la première Latitudes j’ai senti une différence de la part du milieu de l’art contemporain qui a moins de réticence. Un artiste de Latitudes a été présenté à la Biennale de Venise parce que quelqu’un était venu y voir son œuvre. Deacon et Fraser – très connues dans leur pays – ont exposé dans le Pacifique, en Asie et en Italie mais jamais en France alors qu’elles ont un corpus de travail impressionnant.
Comment réagit le public qui fait le déplacement à l’Hôtel de Ville de Paris dont une partie n’est pas forcément aguerrie à l’art contemporain ?
Certaines personnes peu habituées à l’art contemporain peuvent être déconcertées par des œuvres comme celle de René Boutin dont les installations mêlent référents traditionnels et contemporains ou encore celle de Bruno Pedurand qui dénonce le formatage des enfants à la société de consommation. D’autres peuvent être heurtées par une certaine violence qui peut se dégager d’œuvres comme celle de Destiny Deacon et Virginie Fraser. Mais c’est avant tout une exposition grand public gratuite et ouverte à tous. Certains visiteurs, parfois réfractaires à une œuvre, viennent faire part de leur désappointement à l’accueil tenu par des étudiantes en art. Quand ils expliquent ce qu’ils ont compris de l’œuvre en question, ils l’ont généralement relativement bien perçue. Ils sont au bout du compte contents de constater qu’ils ont ressenti quelque chose. C’est souvent le cas des personnes âgées qui comprennent l’œuvre par elles-mêmes mais qui ont besoin que leur regard soit validé. Certains pensent que pour recevoir l’art contemporain il faut avoir des clés « intellectuelles » de haut niveau. On leur dit qu’ils peuvent aussi recevoir une œuvre par leur cœur et que l’artiste ne se situe pas toujours dans une démarche intellectuelle.
D’une manière générale, les gens sont assez contents de découvrir des artistes qui viennent d’ailleurs. Une partie des visiteurs a vécu dans les Dom Tom. Ils sont honorés de la part belle accordée aux artistes de leur pays et retrouvent dans Latitudes des choses qui font écho à ce qu’ils ont connu… sauf ceux qui s’attendaient à voir des couchers de soleil ou des stands d’épices.
Les artistes de Latitudes sont issus de zones géographiques qui ont un lourd héritage historique. Leurs œuvres sont pour la plupart, explicitement ou implicitement, marquées par cet héritage. Les artistes présentés sont souvent assez jeunes. Les avez-vous choisis parce qu’ils sont peut-être moins inhibés que leurs aînés par rapport à leur histoire ?
Ce n’est pas la question de l’âge qui est importante mais c’est la manière dont un artiste se met en danger. L’artiste qui m’intéresse est celui qui se remet en question. Il peut se tromper mais au bout du compte cette mise en danger le nourrit. Il est vrai que ce sont souvent des gens d’une tranche d’âge assez jeune qui ont encore cette énergie-là. J’ai remarqué que certains artistes d’âge mûr ont trouvé un système de peinture et ils n’en sortent plus. De plus, les jeunes sont en toute logique plus mobiles que leurs aînés. Ils veulent s’investir dans la vie sociale par le biais de leur travail parce qu’ils ne sont justement pas plombés par le poids du passé, qu’ils ne cherchent pas à occulter pour autant mais qu’ils interrogent avec peut-être plus d’entrain. Thierry Fontaine, né à la Réunion, est un artiste nomade qui voyage beaucoup. Les photos qu’il présente à Latitudes 2007 ont été prises à Brisbane (Australie), à Saint Denis de la Réunion et à Paris où il a vécu. C’est important de souligner la dimension universelle des artistes qui sont inscrits dans leur contexte tout en restant ouverts à ce qui se passe ailleurs et qui synthétisent un peu tout ça dans leur travail. Ils ne sont pas figés dans quelque chose. Ceux sont aussi ceux qui dérangent parfois parce qu’ils ont un regard plus décalé.
Malgré leur jeunesse, ces artistes ont déjà une certaine maturité. Ils ne semblent pas se situer dans la revendication identitaire qu’ils semblent avoir dépassée.
Oui tout à fait, mais ils ne cherchent pas non plus à gommer quelque origine que ce soit. Elle est toujours présente mais d’une autre manière. Elle est là parce qu’ils en sont pétris, que leur travail en est nourri mais ils procèdent souvent par des approches allégoriques. Un artiste comme Andreas Detteloff joue sur le détournement en appliquant des tatouages marquisiens traditionnels sur une radiographie de squelette. Son installation dénonce les radiations dues aux essais nucléaires dans le Pacifique tout en interrogeant l’identité des communautés insulaires. Ces détournements de signes peuvent être perçus comme une provocation, mais derrière sa manière ironique d’aborder les choses pour accrocher le visiteur, il y a un fervent défenseur de la culture polynésienne souvent vue sous l’angle folklorique même en Polynésie. Il est beaucoup plus respectueux de cette culture que bien des Polynésiens, mais peu de gens en ont conscience. Ce sont des approches comme la sienne que les différentes éditions de Latitudes ont cherché à valoriser.

1. L’exposition Terre du monde Latitudes 2007 a été présentée à l’Hôtel de Ville de Paris du 14 décembre 2007 au 19 janvier 2008. Elle sera présentée au Centre culturel Tjibaou à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, du 16 juillet au 12 octobre 2008 et devrait tourner par la suite en Polynésie française et à la Biennale de La Havane (fin mars / avril 2009).
2. Catalogue de l’exposition : Terres du monde, Latitudes 2007, avant propos d’Alain Mabanckou
///Article N° : 7943

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire