Le documentaire comme combat

Entretien de Leïla Elgaaïed avec Hichem Ben Ammar à propos de J'en ai vu des étoiles

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– Le titre de votre documentaire constitue tout un programme…
CHOFT ENNOUJOUM FIL QUAÏLA veut dire  » j’ai vu trente six chandelles « . Cette expression familière illustre de manière ironique l’étourdissement que peut provoquer un mauvais coup et prend, à propos de la boxe, un double sens dont on retrouve l’équivalent dans l’expression en anglais :  » And I saw stars « . Le surréalisme de la traduction littérale en français:  » j’ai vu les étoiles à l’heure de la sieste », révèle aussi une certaine dérision. Il s’agit, en effet, d’une série de portraits de postulants au vedettariat qui ont, peu ou prou, réussi à gravir les marches du ring. En allant à la rencontre d’étoiles diurnes, j’ai exploré une galerie de personnages, ce qui justifie l’emploi de la première personne dans le titre, m’implique et me positionne en tant qu’observateur et témoin subjectif. Ce titre, qui a été trouvé par un jour de canicule, fait justement état des difficultés qui ont rapproché cette investigation d’un véritable vertige. L’espace du ring est devenu un labyrinthe où j’ai eu le sentiment de m’être fourvoyé. A plusieurs reprises, j’ai cru que j’allais jeter l’éponge. La boxe m’est apparue comme un sujet on ne peut plus  » casse-gueule « .
– Pourquoi casse-gueule ?
En tant que dépositaire de la parole de personnes que j’ai pris la responsabilité de solliciter, je me suis imposé le devoir de faire entendre leur voix sans les trahir. C’est une question d’éthique. Le boxeur est par nécessité l’incarnation d’une révolte contre l’injustice de la société. Comment restituer la charge de son discours, comment la rendre audible ? C’est là tout le défi.
– Etes-vous finalement sorti du labyrinthe ?
 » Un labyrinthe est un endroit d’où l’on sort perdu !  » disait Roland Barthes. Les questions que je me pose maintenant que le film est terminé sont sans doute aussi nombreuses que celles qui me travaillaient lorsque je me suis lancé dans cette aventure, me plongeant dans un milieu que je connaissais mal et sur lequel je ne pouvais m’empêcher d’avoir des idées préconçues. La loi est-elle plus juste que la nature ? La force est-elle la condition de la survie ? L’homme est-il bon, me demandais-je ? En cours de route, la fascination pour la mythologie de cet univers machiste s’est dissipée, ce qui m’a donné plus de clairvoyance. Ma profession de foi de documentariste a donc été revue et corrigée à travers des préoccupations sociologiques qui m’ont fait redécouvrir chaque interview comme une approche de l’humain en tant qu’acteur social. J’ai tout au long de cette expérience tenté de trouver ma place et de définir la bonne distance par rapport au sujet, si bien que les questions ne sont plus du même ordre : Qu’est-ce que l’échec ? Qu’est-ce qui le conditionne ? Qui le façonne ?
– La rencontre avec les boxeurs a-t-elle été plus difficile qu’avec les artistes forains ou les pêcheurs?
Les artistes du  » Cafichanta  » étaient tous honorés par le fait qu’une caméra daigne pour une fois, s’intéresser à leur carrière finissante. Cette réhabilitation a beaucoup facilité les choses : l’interview allait de soi ! Tous regroupés dans un même quartier, les protagonistes étaient disponibles et facilement joignables. De la même manière, dans la petite localité de Sidi Daoud, il n’a pas été difficile de tisser des liens avec les pêcheurs de thon. Dans le cas présent, il a fallu fouiner, ce qui a été long et fastidieux. J’ai dû tâtonner pour établir le contact avec de nombreux boxeurs, absents de la scène depuis des décennies. Chaque fois qu’une nouvelle piste se présentait, j’avais le sentiment que tout le projet était remis en question. L’enquête se prolongeait au rythme des rebondissements inattendus et je ne parvenais pas à y mettre un terme.
– Comment avez-vous établi le contact avec les boxeurs pour qu’ils vous parlent de manière aussi spontanée ?
Il m’a été difficile d’établir une relation avec des êtres aussi désillusionnés et cabossés par la vie que sont les boxeurs. Issus des quartiers les plus pauvres des cités, ils sont conditionnés par la cruauté des rapports de forces. Ils protègent comme ils peuvent leur sensibilité. Ce sont des personnes très fragiles. Ils ont tellement été dupés que la méfiance est devenue chez eux une seconde nature. J’ai donc rencontré une résistance qui s’est traduite de mille façons. En effet, pour cultiver leur image, les boxeurs savent très bien tenir leur garde. L’esquive est leur point fort pour se protéger de leurs propres émotions !
Au début, ils n’arrivaient pas à me cadrer, ils étaient un peu déroutés par mon approche. Ils voyaient bien que je n’appartenais pas à leur milieu, que je n’en maîtrisais pas les codes, que j’étais à proprement parler un intrus. La caméra, perçue comme un agent de l’ordre, créait un malaise. Certains ont cru que je venais pour la promotion de leur carrière et ont fait étalage de leur palmarès comme dans les reportages sportifs auxquels ils ont toujours été habitués. D’autres avaient réellement un mal fou à s’exprimer ou tout simplement à se souvenir. Certains ne comprennent toujours pas pourquoi je suis revenu à la charge alors que je les avais déjà filmés, interrogés plusieurs fois et que j’avais entendu leurs doléances. Quelques-uns ont fini par se laisser aller et ont accédé à un registre de discours assez épatant. Il m’a été très difficile d’expliquer à mes interlocuteurs que je cherchais, à travers leur personne, à débusquer ce qui pouvait faire sens et qu’au fond, la boxe n’était pour moi qu’un prétexte pour faire ressortir des paradoxes édifiants. Il a fallu énormément de patience pour créer un rapport de confiance et dissiper les obstacles. Aujourd’hui, cette obstination, qui a fini par créer une certaine familiarité, me donne aux yeux de mes interlocuteurs une crédibilité dont je suis plutôt fier.
– Comment avez-vous procédé pour convertir le statut de ces personnalités sportives en celui de personnages emblématiques sans pour autant déroger à la loi du genre documentaire ?
D’entrée de jeu les boxeurs peuvent être perçus comme des personnages. Leur vie est intéressante en cela qu’elle est mouvementée, romanesque, frisant presque toujours la transgression des lois. Faisant exception, ils suscitent toutes sortes de projections et de fantasmes. Leur destinée contient une dimension paradoxale dans laquelle tout un chacun peut se reconnaître. Forts et vulnérables, c’est la mise en évidence de leurs contradictions qui les rend captivants. C’est, d’ailleurs, ce qui les transforme en figures emblématiques, leur confère une profondeur, une consistance et les rapproche des personnages de fiction. Contrairement aux artistes des cafés chantants ou aux pêcheurs de mes précédents documentaires, les boxeurs ne sont pas valorisés de manière univoque comme des effigies ou des images d’Epinal. Ils s’imposent au contraire avec une complexité qui les rend ambigus et parfois troublants. Tout le travail d’observation et d’écoute a justement consisté à révéler leurs zones d’ombre qui ont été cernées plus précisément lors du montage.
– Combien de temps l’étape de montage vous a-t-elle pris ?
Un an, à raison d’une moyenne de cinq heures par jour. Les cassettes du tournage ont été dérushées au fur et à mesure. Nous avions la chance Inès Chérif et moi, de disposer en permanence d’une station de montage AVID, ce qui représente un certain confort. L’évaluation régulière de la matière a permis de suivre l’évolution du tournage et de pré – monter régulièrement des séquences en attendant la prochaine étape de prise de vues. La matière semblait riche (plus de 100 heures), mais nous y trouvions peu de  » moments utiles « . Parfois la technique n’était pas à la hauteur des situations, parfois c’était l’inverse. En outre, le choix de ne pas recourir à la voix off pour  » laisser la matière parler d’elle-même « , compliquait le problème qui a pris l’allure d’un vrai casse-tête. Nous étions devant un puzzle géant sans modèle avec des doublons et des pièces manquantes. Il a fallu accepter que l’éclectisme de la matière éparse et incomplète puisse devenir un facteur d’unité et ce n’est pas non plus le moindre des paradoxes !
– Il s’agit là d’un procédé d’écriture assez inédit sous nos cieux ?
En documentaire, on a beau s’appuyer sur des procédés de reportage, avec un pur souci de recherche anthropologique, c’est aussi la magie que l’on tente de débusquer. Or, la poésie qui peut s’imprimer dans l’image est le résultat de conditions très aléatoires ! Les moments réussis où l’intensité de l’interview se conjugue à une bonne approche de la caméra sont comme des pépites ou comme l’aurait dit François Truffaut, des  » Baisers Volés « . Une phrase de Xavier Emmanuelli résume bien le principe de cette écriture :  » Au fond de la matière nous avons su voir l’énergie. Au fond de l’énergie nous avons su voir l’information. Au fond de l’information, saurons-nous voir notre conscience ? Saurons-nous voir que l’information, elle-même dépend de la conscience qu’on en prend, c’est-à-dire du sens qu’on lui attribue ?  » Il a donc fallu donner au sujet le temps de fermenter pour en découvrir l’essence en nous faisant guider par la matière. Cette démarche s’apparente beaucoup à l’écriture littéraire. Chaque plan finit par trouver la place qui est la sienne dans une forme qui se solidifie et se consolide au fur et à mesure que progresse, par renoncements successifs, le travail de deuil.
– N’y a-t-il pas déperdition ou gaspillage dans cette manière de procéder ? N’aurait-il pas mieux valu commencer par faire l’enquête pour organiser le tournage selon un plan de travail conventionnel ?
Cette méthode peut, en effet, paraître inconcevable à des producteurs guidés par un seul souci de rentabilité. Mais la légèreté et les coûts de l’outil numérique rendent possible ce genre d’approche. Quelques jours avant le début du tournage, décédait le grand Mohammed Bouchiba. Quelques semaines après que je l’ai eu filmé, en juillet 2003, Hassen Gasroun nous a quitté. Hédi Tijani a eu une crise cardiaque deux jours avant le tournage en août 2005. Quelques semaines plus tard, Béchir Manoubi a tiré, lui aussi, son coup de chapeau. Hédi Belkhir  » a cassé sa pipe  » au cours d’une rixe, à Sbeïtla, en mars 2006. Croyez-vous que face à cette urgence, je pouvais prendre le temps de mener calmement une enquête dans une corporation aussi peu balisée et auprès d’une génération tellement menacée de disparition ? Il fallait coûte que coûte mener une course contre la montre pour contrecarrer la mort et retenir des témoignages sur la fin d’un monde. Cette peur panique de la mort, au moment même où mon propre père mourrait, a fait que je me suis lancé frénétiquement dans l’investigation caméra au poing. Cela a eu des conséquences que j’assume tous comptes faits. En ayant réagi de manière aussi impulsive, j’ai aujourd’hui pleinement conscience d’avoir donné à mon projet sa véritable signification : celle d’une aventure humaine, celle d’une expérience d’initiation jalonnée de risques. Comment veut-on saisir la pulsation de la vie si on ne prend pas le temps d’en épouser le rythme ? Si on ne prend pas le risque de se perdre et de se retrouver  soi-même ? C’est d’autant plus passionnant que le film devient secondaire par rapport à toute l’énergie investie pour préserver une mémoire en péril…
– Vous parlez comme un réalisateur et non comme le producteur que vous êtes aussi.
Je suis producteur par obligation car j’ai pleinement conscience qu’aucun producteur de la place n’aurait pu avoir assez de souffle pour me suivre à travers des chemins aussi tortueux. Dès le début du tournage, j’ai réalisé que la richesse du sujet ne pouvait être comprise dans un formatage de cinquante deux minutes. Or, un long métrage nécessite au moins quatre ans de travail : un an d’écriture, un à deux ans de recherche de fonds, un an au minimum de réalisation. La mise en œuvre de CHOFT ENNOUJOUM FIL QUAÏLA est en dessous de ces normes, (le tournage a débuté le 23 juin 2003). Il a duré quatre vingt jours environ répartis sur deux ans et demi ce qui a nécessité la mise en place un cadre de production extrêmement souple et une véritable  » économie de guerre  » ; sans lesquels cette expérience n’aurait jamais été possible avec la seule subvention allouée par le Ministère de la Culture ! J’ai donc dû injecter des fonds propres. Je savais que cette opération de longue haleine ne pouvait être menée qu’à la condition de comprimer les salaires. Il m’aurait été impossible de payer des techniciens chevronnés au prix fort, c’est pourquoi j’ai fait appel à de jeunes techniciens fraîchement diplômés en leur donnant l’occasion de faire leurs preuves tout en exerçant leurs compétences. A ce titre, et en tant qu’enseignant, j’estime avoir joué mon rôle en leur transmettant le témoin.
– On ne voit pas beaucoup de boxe dans votre film !
C’est vrai, le parti pris intimiste peut paraître déroutant. Mais il est garant de l’originalité de ce film où les mots ont une force de frappe parfois aussi percutante que les non-dits. Contre toute attente c’est un film assez statique et plutôt lent où l’amertume des boxeurs dégage un spleen auquel je m’identifie.
– Qu’avez-vous retenu de cette expérience ?
Ayant vécu les interviewes comme des épreuves et souvent comme des épreuves de forces, je me suis approché de mon ring intérieur. J’ai clairement compris que la boxe était un langage et le documentaire un vrai combat.

///Article N° : 4701

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