Il s’appelle Moïse et son prénom raconte une histoire. Celle d’un foyer de travailleurs migrants à Rouen, que son père a marqué de son nom en tant que directeur pendant des années. Journaliste et directeur de la radio HDR, Moïse Gomis, choisit le webdocumentaire pour aller à la rencontre des hommes qui ont fait le même chemin que son père en s’aventurant en Haute-Normandie dans les années soixante-dix. Douze portraits de travailleurs migrants rouennais à découvrir à partir de cette fin octobre sur le site [Grand Écart].
Pourquoi avez-vous choisi le format du webdocumentaire pour donner la parole à ces travailleurs migrants ?
Je travaille depuis un an et demi sur des webdocumentaires et je crois beaucoup à ce format. Avec un documentaire classique, je me serais adressé à des initiés mais je voulais toucher aussi la nouvelle génération. Le webdoc permet justement d’aller chercher des publics qui ne vont pas forcément s’intéresser aux foyers, comme les jeunes, en communiquant sur les réseaux sociaux. C’est aussi une nouvelle manière de raconter les choses, avec des formats courts, qui permettent aux gens de prendre le temps, de s’imprégner de l’ambiance des foyers à travers la photo, la vidéo et le texte. Mais mon objectif premier était que les gens au Sénégal et en Mauritanie puissent suivre le projet.
Vous donnez depuis deux ans la parole aux travailleurs migrants de Rouen sur les ondes de votre radio HDR, à travers le programme Mémoires immigrées. Pourquoi avoir eu besoin de mûrir ce projet maintenant ?
En 2004, un incendie a eu lieu dans un foyer de Rouen, le foyer Moïse. Il se trouve que mon père a été directeur de ce foyer, jusqu’en 1991. J’y ai vécu mes deux premières années puisqu’il avait un logement de fonction. C’est pour cette raison que je m’appelle Moïse. J’ai eu un déclic, je me suis dit tu ne peux pas rester comme ça à ne rien faire. Depuis, je vais très régulièrement dans les foyers, je suis les luttes des résidents et lorsque je ne suis pas à une réunion, on m’interpelle. J’avais donc déjà cette reconnaissance puisque les résidents m’ont vu grandir dans le foyer. Mais en tant que journaliste, je me sentais aussi porteur de leur parole. Et les résidents ont bien compris qu’à travers les émissions que j’ai pu faire à radio HDR, et à travers ce webdocumentaire, il s’agit d’un travail sur l’histoire des foyers et sur l’histoire de l’immigration ouest-africaine à Rouen.
Ce projet fait-il écho à un besoin de reconnaissance et de visibilité exprimé par ces hommes dans les foyers ?
On ne m’a même pas donné le choix, quand je suis venu présenter le projet aux résidents certains m’ont dit « Il était temps ! On te suit sur ta radio, mais tu nous avais abandonnés. Moïse tu t’appelles comme le foyer, nous, on a besoin de toi, on a des choses à dire, il faut que tu viennes nous voir ». Quand tu as vécu quarante ans en France, tu te rends compte que si tu ne t’exprimes pas, tu n’existes pas. Et depuis le mois de mars mon travail est de dire aux résidents, exprimez-vous, vous ne vous rendez pas compte que vous avez participé à la reconstruction de Rouen. Vous faites partie de l’histoire de cette ville, il faut que les gens le sachent !
On parle très peu des foyers mais la communauté sénégalaise et mauritanienne à Rouen a commencé avec ces migrants qui sont venus travailler dans le bassin industriel de la vallée de la Seine, dans les années soixante à quatre-vingt. Ils sont presque tous passés par un des deux foyers Moïse et El Hadj Omar. Les hommes que j’ai interrogés sont de cette immigration laborieuse, je voulais donner la parole à cette mémoire ouvrière.
Vous avez rencontré les familles de ces douze travailleurs migrants rouennais, au Sénégal et en Mauritanie. C’était primordial pour vous de lier ces deux dimensions ?
Oui, la migration c’est un endroit de départ et une terre d’accueil. J’ai demandé à chaque personne interrogée en France de me donner le contact d’une connaissance là-bas, qui puisse me parler de son parcours, de la relation avec l’autre en France, du départ des migrants. Ça me semblait important de lier la migration de ces hommes aux réalités qu’ils vivent là-bas, pour montrer qu’ils ne viennent pas en France pour manger notre pain, ni par dandysme ou coquetterie, mais pour travailler.
Sur l’interface de [Grand Écart], on peut lire une citation d’Abdelmalek Sayad. Ce sociologue a beaucoup écrit sur la « double absence » des migrants, cette difficulté à n’être « ni d’ici ni de là-bas ». Ne peut-on pas dire de ces hommes qu’ils sont et d’ici et de là-bas, qu’il s’agit plutôt d’une double présence ?
Sur ce grand écart, tout se mélange. Certains disent « je n’ai pas voulu venir », mais ils vivent ici depuis quarante ans. « Oui j’ai envie de retourner au pays », mais quand ils sont là-bas ils ont envie de revenir ici. « Ma femme est là-bas, je ne veux pas la faire venir », mais ils pleurent chaque jour parce qu’elle leur manque. Ils se posent des questions sur leurs enfants, qu’ils ne connaissent pas encore. Parfois ils sont à l’aise avec leur parcours migratoire, parfois, ils sont déprimés. Parfois ils sont complètement ici, ou entre les deux, ou complètement là-bas. C’est important qu’on donne la parole à ces personnes parce que de manière générale, lorsque tu as migré, tu te poses toujours la question dans ta vie, mais ai-je fait le bon choix ? Ce projet doit nous questionner en tant qu’être humain sur le sens de partir. Moi-même qui suis proche des foyers, j’avais des idées préconçues. Je ne comprenais pas pourquoi ces hommes ne partent pas vivre ailleurs, je me disais ils se font sûrement recaler par les sociétés HLM. Mais lorsqu’on gratte un peu, on se rend compte que certains ont décidé de rester. Il n’y a pas une seule histoire, chacun tente une aventure singulière. Certains aussi se sont mariés, ont trouvé un logement, mais reviennent tous les jours au foyer parce qu’ils ont besoin de garder contact avec ce lieu. D’autres ne peuvent plus supporter le foyer.
Grand Écart a encore de longues années à vivre, comment envisagez-vous la suite du projet ?
Il y aura prochainement un autre volet sur les femmes et sur le regroupement familial et l’objectif est d’étaler ce projet sur dix ans. J’ai commencé avec des portraits de migrants qui habitent dans les foyers parce que c’est une bonne porte d’entrée sur l’immigration ouest-africaine. Mais à terme, l’objectif est d’aborder les parcours de migrants en général, d’humaniser la migration par des parcours singuliers. Je souhaite aussi faire des partenariats avec des laboratoires de recherche en Afrique et travailler avec des équipes pluridisciplinaires. Beaucoup d’études ont été faites sur les migrations, mais en tant que journaliste je veux aussi que ce travail sorte des armoires universitaires. Il faut donc faire vivre Grand Écart concrètement, sur le terrain, avec des projections dans des cinémas de Rouen, des débats, des interventions dans des écoles sur le sujet.
///Article N° : 11099