Le photojournalisme existe-t-il vraiment en Afrique ?

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Même si le World Press Photo 2011 a consacré le travail de la photographe sud-africaine Jodi Bieber, le photojournalisme en Afrique n’est jamais parvenu à s’ affirmer comme une discipline à part entière. Négligé par les presses locales, ignoré des populations, sa réalité reste encore à définir sur le continent.

Lorsque j’évoque la question du photojournalisme en Afrique, je me retrouve régulièrement confronté à deux points de vue. Certains diront qu’il existe forcément car sa pratique est une réalité quotidienne sur le continent. Qu’ils évoluent en agence, qu’ils travaillent pour un journal ou en indépendants, les photographes sont, chaque jour, présents sur les terrains de l’actualité de leur ville, de leur pays ou de leur région. D’autres soutiendront le contraire car, selon eux, il est difficile de parler de photojournalisme là où il n’y a pas de supports médiatiques favorisant la mise en valeur du travail des photographes et de leurs différentes démarches. Raisonnement somme toute logique car, pour qu’il y ait photojournalisme, il faut des journaux capables de le promouvoir au même titre que l’écrit. Mais, dans son ensemble, en matière d’iconographie, c’est surtout par leur pauvreté que s’illustrent les publications de la presse d’une grande partie du continent.
Déjà, dans les rédactions africaines, la presse écrite s’appuie rarement sur du personnel qualifié en matière d’édition et de traitement de l’image. Ce qui, bien entendu, ne joue pas en faveur de la qualité visuelle des publications, qui est si médiocre que les images « sont souvent moins à voir qu’à imaginer ». Dans bon nombre de pays d’Afrique, l’information visuelle reste l’élément subalterne d’un contenu éditorial trop souvent répétitif, sans attrait et photographiquement fermé aux réalités économiques, sociales et culturelles. Désastreuse dans la presse quotidienne, l’iconographie proposée au lectorat africain de base reste très limitée dans la presse magazine. De temps à autre, quelques exceptions viennent confirmer la règle mais, le plus souvent, elles sont ponctuelles par faute de moyens ou bien trop isolées pour représenter une véritable tendance et un support de creuset. Et, de toute évidence, elles ne sont pas assez fortes pour susciter l’intérêt des photographes, les motiver, et faire naître entre eux l’émulation nécessaire à une production de qualité. Certes, une presse « people », grosse consommatrice d’images, existe et se développe un peu partout dans les grandes capitales, mais les conditions de travail et de publication restent très précaires, et comme dans beaucoup d’endroits du monde, ce genre de publications ne représente pas toujours un gage de qualité. « J’ai de nombreuses archives qui dorment chez moi et je continue à produire par mes propres moyens », dira le photographe sénégalais Boubacar Touré Mandémory. « Mais ici, il n’y a pas de journal à qui je puisse proposer mes travaux. Ils seront mal publiés, car rien n’est prévu au sein des rédactions pour accompagner le travail du photojournaliste et le mettre en valeur. Bien au contraire, ça ne peut que lui porter préjudice. »
Du coup, pour apprécier des esquisses de photojournalisme en Afrique subsaharienne, il faut aller chercher du côté anglophone. En Afrique du Sud, ainsi que dans une partie de la sous-région, le photojournalisme a su s’appuyer sur une photographie militante et engagée. Bien que réduits à la clandestinité par la censure imposée par l’apartheid, les photographes ont su imposer à leur base et au monde entier un regard témoin des atrocités du régime. Regard qui a grandement pris part à sa chute. Aujourd’hui, calquée sur un format technique et éditorial similaire à bon nombre de pays occidentaux, la presse sud-africaine fournit le creuset de photojournalistes le plus expérimenté du continent. Dans le même ordre d’idée, le Kenya, bien ancré dans une tradition de presse écrite à gros tirage et à diffusion régionale et sous-régionale, dispose de groupes de presse de référence, qui s’attachent à prendre en compte les exigences d’une production photographique et les critères de qualité liés à sa publication. Des journaux comme The Standard ou The Nation disposent de services photo centralisés, alimentés par des réseaux de photo reporters établis sur l’ensemble du territoire national, voire dans certains pays limitrophes. Et même si les conditions de travail et salariales ne sont pas toujours des meilleures, cette partie de l’Afrique anglophone fait preuve d’une activité photojournalistique dynamique qui se pose, tant bien que mal, en miroir des réalités quotidiennes nationales, avec un « visuel » considéré comme élément à part entière de l’information diffusée au lecteur.
Ailleurs, malgré l’avènement du numérique qui a ouvert les portes de la profession à bon nombre de jeunes photographes, la photographie de presse n’est jamais parvenue à se hisser au rang d’activité à part entière dans sa complexité, dans son intérêt esthétique et dans son écriture journalistique.
Dès lors, en face d’interlocuteurs qui distinguent mal les exigences liées à sa profession, et encore moins les questions liées à un statut qui, jusqu’à présent, ne s’appuie sur aucune réglementation officielle, le photographe se trouve souvent livré à lui-même, contraint d’évoluer dans des conditions de travail précaires. Ainsi, nombreux sont ceux qui se rabattent sur de l’alimentaire local, arrondissant leurs fins de mois en parcourant les mariages, les baptêmes ou les séminaires. Les plus en vue parviennent à développer une activité corporate qui peut être lucrative, mais qui reste irrégulière. Les plus déterminés arrivent à se faire embaucher par les grandes agences de presse internationales du type AFP ou Reuters. Certains d’entre eux arrivent à travailler ponctuellement avec différents journaux ou magazines occidentaux sous forme de commandes ou d’assignments, sur la base de tarifs pas toujours équitablement négociés. Enfin, les plus talentueux, souvent les mêmes, affirment leur notoriété internationale en exposant leurs travaux à travers le monde. Des manifestations telles que les Rencontres de Bamako, qui restent des moments forts de la photographie africaine, sont souvent les seuls endroits où l’on peut voir la production de ce type de photographes. Malheureusement, ce festival n’accorde encore qu’une place minime au photojournalisme et n’a jamais réussi à s’imposer comme la tribune où seraient sérieusement évoquées les questions liées à l’évolution de la profession et aux éventuelles solutions à trouver afin d’améliorer les conditions de travail des auteurs.
Aujourd’hui, l’iconographie qu’une grande partie de l’Afrique véhicule à travers le monde, quand elle n’est pas directement le fait de photojournalistes occidentaux envoyés sur le terrain, reste dictée par une demande occidentale de plus en plus illustrative et, la plupart du temps, beaucoup plus friande de calamités et de drames que de réalités quotidiennes ou profondes.
Mais au-delà du contexte éditorial et économique difficile dans lequel évolue la presse en Afrique, le manque de formation solide reste la carence essentielle. Aujourd’hui, une bonne partie des photographes apprend son métier sur le tas et embrasse la profession plus par opportunisme lucratif que par véritable vocation. La plupart des écoles de journalisme en Afrique n’abordent le volet photo que de façon théorique et accessoire. Par exemple, en Afrique francophone, le Centre d’études des sciences et techniques de l’information (CESTI) de Dakar, au Sénégal, réputé pour avoir formé nombre des meilleures plumes d’Afrique de l’Ouest, ne dispose que d’un module de deux heures par semaine sur la photographie en seconde année. « Au Sénégal, les formations en journalisme n’ont pas tenu compte de la photographie. L’activité est livrée à l’informel. Aucun organe gouvernemental ne se préoccupe de son avenir et du statut des photographes », remarque Boubacar Touré Mandémory, lui-même autodidacte. Pire son de cloche à l’école supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (ESSTIC) au Cameroun, où la formation photo se résume à quelques maigres modules noyés dans le tronc commun du cursus. Quant au Centre de formation en photographie de Bamako (CFP), né dans le sillage des Rencontres internationales de la photographie africaine, il n’offre présentement qu’une formation à la photographie conceptuelle à vocation artistique et éventuellement commerciale.
De ce fait, à part quelques workshops ou quelques résidences – organisées ponctuellement, le plus souvent par des institutions internationales, des agences renommées, des associations ou des fondations -, les photographes de presse ont rarement l’occasion de se familiariser avec les exigences de la profession et avec les différentes techniques du photojournalisme. Aujourd’hui, et notamment en Afrique francophone, même s’il y a beaucoup de bons photo reporters, très peu de photographes arrivent à développer une vision personnelle et à approfondir leur travail sur la base d’essais photographiques et documentaires.
Là encore, c’est en Afrique anglophone que les expériences et les initiatives allant dans le sens d’une formation professionnelle sont les plus probantes. À Lagos, sous l’impulsion du photographe Ola Adeboye, le Nigerian Institute of Journalism est pourvu depuis 2004 d’un département de formation au photojournalisme qui s’attache à proposer des modules continus théoriques et pratiques. Au Kenya, depuis les années 1970, l’université de Nairobi est dotée d’une école de journalisme avec un département de photojournalisme en son sein. De même, nombre d’universités d’Afrique du Sud ont intégré des formations en photojournalisme dans leurs cursus avec, pour la plupart, des cours et des travaux pratiques assurés par des professionnels qualifiés et reconnus.
Cela dit, penser le photojournalisme aujourd’hui uniquement en termes de support papier serait une erreur. De nos jours, Internet et les nouvelles technologies de la communication et de l’information représentent des supports accessibles capables de fournir aux photographes africains la visibilité qui leur fait défaut dans les pages des journaux et des magazines. Déjà, un peu partout sur le continent, on constate que de plus en plus de photojournalistes indépendants montent leurs sites, leurs pages web ou leurs blogs afin de montrer et diffuser leurs travaux et leur vision personnelle. Le web-documentaire, le web-reportage ou le diaporama sonore tendent à s’imposer comme les nouvelles formes de narration multimédia par excellence. Bien relayés par les réseaux sociaux, ils sont couramment utilisés par de nombreux photojournalistes du monde entier et, de plus en plus, par de grandes agences de photographies. Et même si les budgets de certaines productions font parfois frémir, ces nouveaux médias laissent beaucoup de place à l’originalité et à la créativité… qualités accessibles à toutes les bourses. Quand on sait tout ce que le quotidien africain a à nous raconter, après être passés à côté de l’ère du papier, les photojournalistes africains auraient bien tort d’ignorer celle-là.

///Article N° : 10824

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