Avec près de cinquante années de carrière, le dessinateur Lepa Mabila Saye représente l’une des mémoires les plus anciennes de l’histoire de la bande dessinée congolaise. Très discret, respecté de tous, se tenant à l’écart de toutes polémiques, il est probablement l’un des derniers auteurs encore actifs de l’aventure de la revue BD Jeunes pour jeunes et aussi l’un des initiateurs de ce que l’on a appelé le courant de la « BD de la rue » si actif et populaire au début des années 90. Son personnage emblématique Djo’eph le parisien reste, plus de trente ans après sa création, l’une des figures les plus marquantes de la BD Congolaise.
Retour aux origines d’un 9e art Congolais toujours actif et au sein duquel, « Vieux Lépa » continue de produire.
- Alors, pour commencer, vieux Lépa, pouvez-vous nous donner votre âge ?
J’ai 66 ans, je suis toujours actif et n’ai jamais eu d’autres métiers que la bande dessinée.
- Quand avez-vous commencé à dessiner ?
Lorsque j’étais jeune, nous étions bercés par les aventures de personnages de Bd comme Akim, Zembla et Tarzan. Lorsque j’ai « produit » ma première BD, à l’école primaire, j’ai inventé un personnage qui avait pris les premières syllabes de chacun de ces héros : AZETA ! Je faisais des Bd avec ce personnage et les vendais à mes petits camarades. Puis je suis allé au cycle d’orientation et je me suis retrouvé sur les mêmes bancs que Denis Boyau, futur dessinateur vedette de la revue Jeunes pour jeunes. Je le voyais dessiner et me suis rendu compte qu’il dessinait mieux que moi. Cela a été une source d’étonnement et même de frustration car j’avais toujours été très fort sur ce plan-là. Puis, on a vécu chacun de son côté et on s’est perdu de vue.
- Vous l’avez retrouvé par la suite ?
Tout à fait ! En 1968, deux ans après, j’ai découvert la revue de BD, Jeune pour jeunes et me suis rendu compte qu’il en était le dessinateur vedette depuis 1965. J’ai commencé à lire ce qu’il faisait et à l’imiter. En parallèle, l’éditeur Freddy Mulongo avait un orchestre, l’un de ces musiciens était mon grand frère du quartier. Je suis donc passé par lui pour proposer mes services. Ils m’ont donné ma chance. J’ai dessiné durant pas mal de temps, sans scénario, sans aucune indication. Je restais dans mon coin, sans vraiment comprendre ce qui se passait. De plus Boyau me manifestait de l’hostilité. En fait j’étais à l’essai mais je ne le savais pas. J’ai fini par rester chez moi durant quelque temps. Puis, l’année suivante j’ai appris que Boyau avait quitté Jeunes pour jeunes pour les éditions Saint Paul. J’ai donc réitéré une offre de services à l’éditeur. J’ai alors été convoqué à la rédaction où Elie, le jeune frère de Mulongo m’a reçu. Ils m’ont redonné une chance. Durant toute l’année 69, avec un autre dessinateur débutant, Sima Lukombo, nous avons beaucoup produit sans que je ne sois beaucoup publié car il y avait déjà un dessinateur en place, un gars de Lubumbashi dont j’ai oublié le nom.
- Comment cela s’est-il débloqué ?
En 1970, Sima Lukombo a rejoint Boyau aux éditions Saint Paul et les autres dessinateurs sont également partis. Jeunes pour jeunes a arrêté ces activités et déménagé vers le quartier de Binza. Je suis donc à nouveau retourné chez moi. Lorsque Jeunes pour jeunes a décidé de relancer ces activités en sortant dans un nouveau format, Mulongo m’a appelé car j’étais le seul dessinateur disponible de la rédaction. Il m’a alors demandé de dessiner en entier le futur numéro 1 de la nouvelle formule. Je devais donc reprendre à mon compte toutes les séries qui avaient eu du succès dans le journal : Appolosa, Coco et Didi, Durango, Brigadier Mungala, bien que celles-ci aient été créées par Boyau puis repris par Lukombo. Il fallait que j’adapte mon style.
- Vous avez essayé de relever le challenge ?
Oui, j’étais bien obligé ! L’attitude de Boyau m’y a d’ailleurs obligé. Par exemple, on a voulu demander à celui-ci de faire la couverture de ce premier numéro, mais il s’est exécuté en dessinant un Appolosa sous forme de caricature ! J’ai donc du tout faire moi-même, avec juste Mulongo qui a colorié la couverture. On a sorti ce numéro à 5000 exemplaires qui ont été épuisés en quelques jours.
J’ai continué de dessiner toutes ces séries jusqu’en 79, année où le journal a cessé de paraître.
- Jeunes pour jeunes a compté combien de numéros ?
Franchement, je ne sais plus. On sortait un numéro par mois, en moyenne. Il y avait deux revues, une de chanson qui l’on appelait Likembé et la revue BD qui ne s’appelait plus Jeunes pour jeunes depuis 1969 et le mouvement de la « Zaïrianisation » lancé par Mobutu mais Kaké.
- Après l’arrêt de Kaké, qu’avez-vous fait ?
En 1980, j’ai été recruté par les éditions Saint Paul. Boyau les avait quittés pour aller travailler à la brasserie Unibra où il allait créer le fameux personnage de Tonton Skol[1]. Sima Lukombo étant resté tout seul, il a proposé mon nom aux prêtres. Ceux-ci m’ont mis à l’essai puis m’ont confié la réalisation de mon premier album : Bakandja qui racontait l’histoire d’un béatifié des débuts de la colonisation. Ensuite on m’a confié le premier album d’une série sur les Contes : Sha mazulu. Ce fut alors le début d’une production abondante : Les oreilles ne dépassent pas de la tête, Mikombe et le démon, etc. Enfin bref, tous les titres de la série Contes et légendes. En tant que BD religieuses, je n’ai fait que deux albums : Bakandja et Bakhita[2]. Les autres titres religieux ont été faits par Bernard Mayo Nke, autre transfuge de Jeunes pour jeunes puis Pat Masioni, un peu plus tard.
- Vous restez combien de temps aux éditions Saint Paul ?
J’ai d’abord été engagé pendant cinq ans. Puis, je me suis senti trop à l’étroit alors j’ai rompu le contrat tout en continuant à collaborer avec eux. Jusqu’à aujourd’hui, quand ils ont un travail à faire, ils m’appellent. J’ai fait beaucoup de choses avec eux.
Par exemple, j’ai longtemps dessiné une petite feuille de choux qui était distribuée à 200 francs congolais (Fc)[3] chaque dimanche dans les églises et les paroisses : Nkasa ya comingo (la feuille du dimanche). Je lisais la bible, j’en extrayais un passage et je l’illustrais. Sans doute la production la plus lue de ma carrière (sourire) ! Mais j’ai arrêté car ça devenait un peu répétitif et lassant.
- Vous avez d’autres productions à votre actif ? D’autres travaux ?
Oui, beaucoup de travaux alimentaires.
J’ai également récemment travaillé pour les kimbanguistes en dessinant une biographie de Papa Simon Kimbangu. J’ai eu huit jours pour la faire. J’ai simplement dessiné les personnages, il n’y avait aucun paysage par manque de temps. Les financeurs avaient donné huit jours pour produire cet album car le dessinateur précédent du projet avait saboté le travail car il ne savait pas faire de la BD. Le résultat n’est pas bon mais je ne pouvais rien y faire, il faut bien que je gagne ma vie. De toutes façons, cet album s’est peu diffusé. Ils ont dit que c’était à cause du prix, 5000 ou 6000 Fc, mais je n’y crois guère car certains albums ici se vendent à 7000 Fc. A mon avis, c’est surtout l’éternel problème de diffusion que l’on connaît dans ce pays qui les a handicapés.
- Vous avez aussi votre propre revue…
En 1985, je suis devenu dessinateur indépendant. Avec Sima Lukombo, on avait envie de lancer notre propre revue. Finalement, j’y suis allé tout seul. J’ai d’abord créé le personnage principal, Djo’eph le parisien puis Banko le kinois, un personnage plus secondaire. J’ai alors sorti le premier numéro de la revue JunioR, avec Franck Bongo, l’éditeur d’un journal de l’époque, Le forum, qui avait aussi une imprimerie. Mais on ne s’est pas entendu car il vendait JunioR à Brazzaville sans que je ne le sache[4]. Je suis allé alors dans une autre imprimerie où j’ai rencontré Toukari, un vieux du quartier qui éditait le journal Bilenge. Celui-ci m’a donné son numéro de parution afin de continuer la revue. Mais là aussi, même affaire, il est parti à Brazzaville pour vendre JunioR et au lieu de me rendre des comptes, il faisait réimprimer le numéro sans que je ne le sache et repartais pour vendre d’autres exemplaires. Quelqu’un m’a informé de cette situation alors je suis allé l’espionner dans son imprimerie et l‘ai surpris en train d’imprimer de nouveaux exemplaires sans mon accord. Après une discussion assez serrée, je suis reparti avec les plaques et suis allé dans une troisième imprimerie. Celle-ci imprimait déjà une revue de chansons, je ne me souviens plus le nom. On s‘est arrangé : l’imprimeur sortait des exemplaires, je les vendais puis lui rapportais l’argent pour qu’il en imprime d’autres et ainsi de suite. Je suis reparti avec les exemplaires et les ai confiés à des vendeurs de rue mais ceux-ci ont tout bouffé et ne m’ont jamais rien versé.
- Que s’est-il passé alors ?
J’ai dû avoir une explication franche avec l’imprimeur qui m’a traité de voleur et on est resté en conflit. Je suis allé voir un autre imprimeur, André Luwawa. J’ai fait un nouveau numéro de Djo’eph et Luwawa m’a proposé de m’acheter la maquette et de vendre lui-même. C’est ce que l’on a fait et cela a été un grand succès. On tirait à 1000 exemplaires et dès que c’était épuisé, on rééditait.
- Comment les ventes se faisaient-elles ?
C’est là où j’ai compris le système. Vous allez au marché, voir un homme qui y a un dépôt. C’est le chef de ventes. Les vendeurs de rue s’approvisionnent chez lui via un système de dépôt-vente. Tous ces gens-là se connaissent et ont des liens commerciaux étroits. Cela a bien marché pendant deux numéros. Puis à partir du troisième, j’ai compris que Luwawa commençait également à « m’enfumer », on a alors coupé les ponts. Au marché, il y avait un petit vendeur qui vendait des cahiers pour les écoliers. Il m’a alors proposé de changer son produit de vente et de devenir mon vendeur exclusif. On a commencé comme ça. Je dessinais, il allait dans une petite imprimerie quelconque puis il vendait. Au bout d’un moment, avec les bénéfices, on a acheté une petite machine d’imprimerie d’occasion. Et c’est là que tout a vraiment commencé.
- Ce fut le début du succès ?
On a imprimé jusqu’à 10 000 exemplaires du premier coup ! Chaque numéro avait vingt pages et il y avait deux numéros par mois. Il y avait aussi des réimpressions selon les ventes, ce qui portait le total des ventes à plus de 10 000. Les ventes se faisaient même dans l’intérieur du pays, ainsi qu’à Brazzaville, en Angola et même au quartier Matongé à Bruxelles[5]. Cela a duré de 1986 à 1992. Pendant cette période, je n’ai fait que ça, hormis quelques travaux alimentaires pour Saint Paul de temps à autre. Cela s’est arrêté avec la crise politique de 92 et, surtout, les pillages[6]. On a continué évidemment même si cela marchait moins bien et ce, jusqu’à l’arrivée de l’AFDL en 97[7]. Comme on avait du mal à trouver du papier, on est passé de 20 pages à 16, puis 12. Lorsque l’on n’a pas pu obtenir plus de huit pages, on n’a plus souhaité imprimer de numéros car cela devenait difficile à vendre. Lorsque le musicien Pepe Kalle[8] est mort en 98, on a quand même décidé de sortir le journal sur deux feuillets pliés en huit pages, parce que les lecteurs réclamaient que JunioR sorte à cette occasion. Par la suite, en fonction de l’actualité, on a sorti quelques numéros, de plus en plus rarement, toujours sur huit pages. Ce fut le cas, par exemple, à la mort du général Mahélé[9] où le numéro qui a suivi a eu un succès incroyable.
On a repris aussi de vieilles histoires comme Ba semekhi ba yi nan gaï (Mes beaux-parents me détestent) qui avait eu beaucoup de succès précédemment.
Puis d’autres dessinateurs sont arrivés sur le marché et ont publié des titres qui ne me plaisaient pas et que je trouvais scabreux, du style « Le serveur a mis enceinte la femme du chauffeur » ou je ne sais quoi. Cela me plaisait d’autant moins qu’ils se réclamaient d’une sorte d’héritage de JunioR et de moi… J’ai préféré interrompre la parution de JunioR car je ne voulais pas d’amalgames et le fait que je sois une référence pour eux me gênait énormément. Quand j’ai arrêté, ils ont aussi disparu.
- Et maintenant ?
Je travaille pour Saint Paul, les sœurs missionnaires, le comité du magnificat, etc. Je fais des boîtes à images, j’illustre des revues, la dernière était sur les soins palliatifs.
Et puis, je continue avec des petites publications que je fais imprimer à 1000 exemplaires et qui sont diffuses via mon unique vendeur à 200 ou 300 Fc. Lorsque le titre est épuisé, on réimprime puis je prépare la suite, le numéro suivant. Rien à voir avec l’époque de JunioR, mais je me débrouille quand même. J’ai aussi un projet d’album depuis plusieurs années. Je dessine des contes de chez moi sur 12 ou 20 planches et souhaite les mettre ensemble. Je veux que ce patrimoine soit transmis aux générations actuelles et futures.
- Quel bilan vous tirez de votre carrière ?
Je n’ai jamais été un grand ambitieux mais je continue à dessiner. Je ne vis que de ça, je ne fais pas autre chose. Et puis, dans mon esprit je ne suis pas encore arrivé au bout de mon parcours. Donc, même avec une vision diminuée, je continuerai tant que Dieu me prêtera vie. Je vais mourir mais mes histoires continueront à me survivre dans la tête des lecteurs. Je suis sûr par exemple que Djo’eph me survivra.
Entretien avec Christophe Cassiau-Haurie, Kinshasa, le 18 mai 2018.
[1] Petit personnage publicitaire très connu en RDC.
[2] Les séries Contes et légendes de la tradition (16 albums), Ancien testament (13 albums), Nouveau testament (12 albums), toutes éditées par les éditions Saint Paul, font parti des plus gros succès commerciaux sur le continent africaine en matière de BD. Si les chiffres de ventes sont extrêmement difficiles à obtenir, on estime que chaque album s’est vendu autour de 80 – 100 000 exemplaires au cours de ces 40 années de diffusion, grâce en particulier au réseau des librairies Saint Paul présent dans plusieurs pays d’Afrique et aux différentes versions en différentes langues européennes et africaines (malgache, swahili, kikongo, français, anglais, portugais, Tshiluba, lingala, etc.). De nos éditions les éditions Saint Paul sont divisées entre les éditions Paulines (ou filles de Saint Paul) et Mediaspaul.
[3] Actuellement, 1 $ vaut 1600 Fc.
[4] Phénomène unique au monde, deux capitales – Brazzaville (capitale de la République du Congo) et Kinshasa (capitale de la République démocratique du Congo, ex. Congo belge, ex. Zaïre) – se font face de part et d’autres du fleuve Congo. A Kinshasa, la République du Congo est d’ailleurs appelé par ses habitants : « Congo d’en face ».
[5] Quartier de la commune d’Ixelles, l’une des communes de Bruxelles-ville, Matongé est un haut-lieu de rassemblement de la diaspora congolaise de Belgique.
[6] Les pillages de septembre 1991 (suivis par ceux de janvier 1993) ont concerné les magasins et dépôts industriels. Ils ont mis complètement à bas l’économie du Zaïre.
[7] L’arrivée à Kinshasa de l’Alliance des Forces démocratiques de libération en mai 1997, mouvement bénéficiant d’un très fort soutien rwandais, a clôturé ce que l’on a appelé la première guerre du Congo. Cela a aussi entraîné le renversement de Mobutu et l’arrivée au pouvoir de Laurent Désiré Kabila.
[8] L’un des plus musiciens les plus populaires du pays, inventeur du Soukouss, un style de musique dérivé de la rumba congolaise.
[9] Considéré comme l’un des hommes les plus intègres du régime Mobutiste et un militaire extrêmement compétent, le général Mahélé était très populaire parmi la population Congolaise. Il fut assassiné la veille de l’entrée des troupes de l’AFDL à Kinshasa alors qu’il essayait de négocier la reddition des derniers fidèles du maréchal, la fameuse DSP (Division Spéciale Présidentielle).