En regardant de plus près certains tableaux de feu Moké et de Samba wa Mbimba-N’zinga-N.-Ndombasi, ce dernier se décidant à signer Chéri Samba afin de gagner, quelques années plus tard, les galons de la célébrité internationale, on ne peut que s’interroger sur la façon dont ces deux grands artistes congolais ont rendu compte de la présence des Blancs après l’indépendance chèrement acquise de leur pays.
Durant ses années d’apprentissage, époque où quelques amis européens ont soutenu son travail en lui achetant ses premières toiles, Chéri Samba puisa son inspiration en observant, avec un sens moral pétri d’humour, les murs de la société congolaise et du petit peuple de Kinshasa confronté aux innombrables difficultés de la vie quotidienne. Dans cet univers urbain de l’après-indépendance où Mobutu forgeait son destin tyrannique avec la bénédiction des anciens colonisateurs, la présence amicale des Blancs dépeints dans les premières toiles de Chéri Samba témoigne que l’artiste entrevoyait, avec une certaine ingénuité, l’avenir de son pays sous la forme d’une société multi-culturelle bon-enfant.
Moké, de son côté, cherchait lui aussi sa voie, à travers un regard parfois plus politisé mais non moins ironique, pour traduire l’ambiguïté des relations entre le géant vert Zaïrois, la minuscule Belgique et le reste du monde. Plusieurs de ses tableaux figèrent, pour la postérité des unions dangereuses, Tintin-Baudouin et Momo-le-Boutiste, debouts côte à côte dans une des Mercedes décapotables du Maréchal-Président, en train de saluer sur leur parcours les foules citoyennes du Zaïre nouveau gagnées par l’euphorie des grands jours ; les mêmes Kinois et Kinoises que le pinceau satirique de Moké camperait à plusieurs reprises le long du boulevard de l’Indépendance pour, contraints et forcés, accueillir comme il se devait les chefs d’états étrangers en visite protocolaire chez le plus » authentique » des dictateurs africains. Historien de l’instant et témoin du » comment vivre » de ses concitoyens qui regardaient joyeusement défiler le char futuriste de l’histoire néo-coloniale, Moké ne représentait pas les Blancs comme des individus intégrés à la vie kinoise, à la manière de son ami Chéri Samba, mais plutôt comme des mercenaires expatriés vendant leur » savoir-faire » au gouvernement ou aux sociétés minières.
Cette nouvelle forme de collabo-coopération généralement prédatrice, telle que Moké la mit en scène avant que Chéri Samba ne s’y mette à son tour, avait été précédée quelques années plus tôt par le plus ou moins dramatique retour au bercail de milliers d’expatriés et de fonctionnaires de la lointaine métropole.
Exit, les dignes serviteurs de la Belgique désunie avançant à marche forcée vers un destin politique mesquinement séparatiste. Que sont-ils devenus, ceux qui, là-bas, dans les moiteurs équatoriales, se réunissaient entre chien et loup, à l’heure de l’apéro, pour se rassurer en évoquant le temps béni de leur toute puissance, celui où les » indigènes » n’avaient pas le droit, à la nuit tombée, de circuler en ville sans l’autorisation des maîtres ? Où sont-ils donc, tous ceux qui, chaque matin, avant d’aller régénérer leur surmoi de petits chefs, soignaient leur gueule de bois de la veille en dégustant un café noir métissé de bon lait blanc sucé directement à la mamelle des certitudes impériales ? Dans quels sinistres hospices de la mémoire et de l’oubli se sont donc réfugiés tous ceux qui restèrent aveugles jusqu’au bout, intimement persuadés que les élites autochtones du Congo profond inscriraient à la peinture blanche, sur le sombre tableau des illusions bafouées, leur reconnaissance éternelle à la courageuse petite province d’outre-monde qui prétendait avoir fait d’eux des « évolués » ? C’était pourtant une uvre hautement » civilisatrice » que d’essayer de formater, dans la continuité d’une indépendance vite confisquée, une cohorte de citoyens bas de gamme et sous-payés, à l’échine suffisamment assouplie pour accepter sans broncher les conseils éclairés de quelques petits Blancs cassés par la débâcle coloniale, ceux qui tentèrent vainement par la suite de se recycler à travers les multiples avatars d’une coopération à sens unique dont les objectifs sentaient la naphtaline ! Mais s’il ne fallait pas attendre grand-chose de la part des politiciens en abacosts qui s’étaient coulés ostensiblement dans la voie de l’authenticité imposée par le chef suprême pour mieux se répartir en toute impunité les dividendes de ce qui fonctionnait encore dans cette déglingue généralisée, on pouvait espérer une attitude plus compassionnelle du côté de la mère patrie. Hélas, aucun des pâles gouvernements qui se sont succédé par la suite en Belgique, aucune industrie versant des dividendes au Léopard et à sa clique afin de poursuivre l’exploitation des ressources naturelles du Congo, n’acceptèrent de verser la moindre pension d’invalidité mentale à ces nostalgiques serviteurs de la cause coloniale ; tous ceux dont la mauvaise (GECA)mine annonçait pourtant irrémédiablement une prochaine déchéance et qui, avec la mauvaise foi des cyniques ou la condescendance de bon aloi dont se parent les imbéciles certifiés, avaient indiqué à leurs homologues autochtones le plus court chemin pour parvenir à la sérénité loyaliste d’une prochaine servitude économique auto-régulée par l’inflation galopante et la corruption.
Pendant ce temps-là, le petit peuple se payait de promesses non tenues et de discours aussi vides que les caisses de l’Etat, au rythme chaloupé de la nouvelle rumba zaïroise qui faisait déjà danser toute l’Afrique après l’euphorie de l’indépendance-cha-cha…
Et puisque le temps ne fait rien à l’affaire, comme le chantait si justement Georges Brassens en évoquant la connerie humaine, un certain nombre de frustrés endémiques, drapés dignement dans leur blanchitude et incapables de se remettre en question, continuent, quarante ans plus tard, d’évoquer » le bon temps » avec des trémolos dans la voix, allant même jusqu’à demander aux hommes politiques d’inciter les historiens à » positiver » dans les livres scolaires la saga de l’aventure coloniale épurée de tout ce qui pourrait faire tache
– Oui, peut-être, mais moi je n’ai rien vu de tout ça dans les tableaux dont tu parles !
– Il suffit de gratter un peu la peinture des toiles
Tout y est
Ce sont vraiment des artistes de génie ! Et si Chéri Samba est toujours fidèle en amitié, il ne galvaude pas celle-ci avec tous les faux-culs qui font semblant d’aider son pays et l’Afrique en général. Le jeune naïf qu’il prétendait être à ses débuts est devenu un redoutable analyste politique dont les tableaux sont autant de brûlots qui dénoncent et ridiculisent tous les Tartuffes de l’exploitation mondialiste, ceux qui disent : » Cachez ce Noir famélique que je ne saurais voir, ça fait une tache sombre sur mon compte en banque ! «
Les allégories de Chéri Samba ont la férocité de la sagesse
Mais, hélas, Moké n’est plus là pour trinquer avec son vieux complice à la santé des irréductibles congolais
Bruxelles, le 21 décembre 2005///Article N° : 4256