L’écrivain In Koli Jean Bofane introduit le catalogue de l’exposition Beauté Congo à la Fondation Cartier par cet article qui replace les artistes présentés dans leur contexte de création en République démocratique du Congo.
Au milieu des années 1920, le Congo vit sous l’ordre colonial et son peuple vaque sans trop de soubresauts à la grandeur de la Belgique, à qui le roi Léopold II vient de céder ce territoire dépassant de plus de quatre-vingts fois la taille de son propre royaume, niché là-bas, au bord de la mer du Nord. Au centre du Congo se trouve la province du Kasaï-Occidental avec sa capitale, Luluabourg (aujourd’hui Kananga). Le peuple issu des deux Kasaï, les Balubas, a jadis fait partie d’un empire puissant et la fierté de cette gloire passée est encore présente en chacun de ses ressortissants. De ce fait, ils sont réputés tenir fermement à leurs traditions : les règles du mariage coutumier se doivent d’être respectées à la lettre, la nourriture que l’on consomme doit n’obéir qu’à la recette édictée par les anciens, la langue Tshiluba ne doit jamais être oubliée, même lorsque l’on vit des décennies en diaspora. Autrement dit, la parole des ancêtres est sacrée au Kasaï.
Cela n’empêche pas Djilatendo, en appliquant de l’aquarelle sur du papier, de pratiquer un art des plus contemporains, tout en restant fidèle à son environnement sensoriel et intellectuel. L’artiste, né vers 1895 à Luluabourg, y puise son inspiration. Il décline les motifs des tapis du Kasaï en couleurs transparentes, en opposition à l’opacité du raphia. Par sa touche, Djilatendo évoque plus qu’il n’affirme. Son bestiaire se compose de léopards tracés à gros traits rapides, de canetons en file indienne qui préfigurent les jeunes prostituées du même nom, parcourant les mines artisanales sur d’étroits sentiers. « Tu as l’heure ? » demandent-elles. Parce que le Kasaï, ce n’est pas seulement les atmosphères de Djilatendo : c’est aussi un vaste champ de diamants à fleur de terre. Plus inquiétante, la silhouette massive d’un missionnaire en noir sur fond blanc, s’appuyant sur une canne ressemblant à s’y méprendre à un fusil – le discours ne peut jamais être clair en temps d’oppression, il doit s’astreindre à demeurer sous-jacent. Une autre uvre montre un aéronef construit par un villageois un peu fou mais visionnaire ; la houe, la poule qui picore attestent du lieu du prodige. Une autre montre des soldats de la Force publique brandissant la chicotte(1) comme un fait accompli.
Albert Lubaki, lui, est originaire de Thysville (aujourd’hui Mbanza-Ngungu) dans le Bas-Congo, mais émigre au Kasaï. Il débute comme tailleur d’ivoire. Si son art de l’esquisse lui permet de tailler des formes dans des tronçons de défenses d’éléphant, de la même manière, il lui permettra d’élaborer une peinture d’une simplicité approchant le sublime. Lubaki s’inspire aussi directement du quotidien. Des danseurs portent des masques, rappelant par là que ces ornements n’ont sans doute pas leur véritable place sur nos murs. Des scènes de chasse sont tirées de la vie de tous les jours. Une femme porte la main à son menton en signe d’étonnement devant un mari menaçant. Un combat de fauves se déroule on ne sait où et l’artiste nous rappelle élégamment que les oiseaux du paradis, eux aussi, ont besoin de manger.
Rencontrer des femmes dans la discipline de la peinture congolaise est trop rare pour ne pas évoquer Antoinette Lubaki, princesse de Kabinda et épouse d’Albert Lubaki. L’artiste, semble-t-il, a délibérément choisi de s’inspirer de son mari : elle prolonge le travail de son conjoint, y ajoutant une dimension légèrement plus aérienne, comme pour dédier son travail à celui qui devrait vraisemblablement figurer dans son panthéon personnel.
Le Kasaï n’est pas le seul point commun entre ces artistes : il y a surtout Georges Thiry. C’est lui qui a permis qu’on découvre leur talent. Pour Albert Lubaki, ce fut après avoir contemplé une fresque peinte sur un mur de sa case ; quant à Djilatendo, Georges Thiry avait été frappé par la modernité éclatante de son uvre. Il réussit à les exposer en Europe, où Djilatendo sera présenté aux côtés de peintres aussi prestigieux que Magritte ou Delvaux. Dans les années 1930, les idées d’autodétermination commencent à trouver des cadres de réflexion et le kimbanguisme est l’un des plus puissants : la secte sensibilise, entre autres, à la gnose affirmant que le salut de l’âme passe nécessairement par la connaissance de la divinité, de soi, et de l’épistémè. Paul Mampinda s’inscrit totalement dans ce courant. L’artiste est au départ peintre de parois de cases – un imagier, comme on les qualifie sommairement. Alors, Paul Mampinda s’arroge le titre de photographe mais
avec de la peinture. Il fait l’inventaire de la vie et, en ajoutant un cadre autour, témoigne de ce qui l’entoure, parfois avec la précision d’un flic accrédité à la Cour pénale internationale. L’homme peint beaucoup de Blancs. Tous ont l’air gentil, même si ces images pourraient servir à dénoncer ce qui se passe alors au Congo. Paul Mampinda, à travers des scènes stylisées, tente d’établir la nomenclature de toutes sortes de choses : il nous présente des mannequins vêtus de robes de luxe inaccessibles à la population indigène, de petites Européennes placides qui se tiennent par la main, des oiseaux portant le calot, des singes en pleine réflexion, des antilopes appelées mboloko. Apologiste de la chose scientifique, l’artiste devient botaniste, entomologiste, montreur de fauves.
Avec Ngoma, autre peintre de cette époque, on n’est plus dans le détail. On est dans les bleus roi, les mauves, les taches noires, les espaces sombres. On est dans des silhouettes qui lèvent le poing, qui argumentent – toujours -, qui agissent. Rien n’est jamais figé chez Ngoma, tout peut arriver. Aussi parce qu’on est à Kin et que la ville foisonne déjà d’idées et de sensibilités.
La ville de Kinshasa (anciennement Léopoldville) était tout naturellement destinée à connaître l’expansion que l’on sait parce qu’elle est située là où s’étend le Pool Malebo, un cirque naturel de plus de 30 km de large séparant les villes de Kinshasa et Brazzaville, les capitales les plus proches au monde. Le fleuve qui nomme les deux Congo est comme un grand serpent de 4 700 km de long, lové dans le sein de la RDC, qui serait sorti d’un trou à l’extrême Est du pays, se serait dirigé vers le nord en passant par Kisangani, aurait glissé ensuite vers l’ouest pour redescendre vers Mbandaka et le sud jusqu’à Boma et, par défi, aurait tenu à démontrer sa suprématie en crachant, tel un dragon, des alluvions rougeâtres à des kilomètres dans les flancs de l’océan Atlantique. De surcroît, pour imposer le fait qu’il est et restera indomptable, le gigantesque python a interdit toute navigation au niveau de sa gorge, la parsemant de roches concassées et générant, du coup, une énergie à nulle autre pareille à hauteur des fameux rapides d’Inga.
Le mythe de Lyanja est catégorique : Mbombe mettrait au monde tous les peuples du Congo et son fils, le prince Lyanja, les rassemblerait et les mènerait vers le grand fleuve afin de créer une nation. La geste de Lyanja est un mythe de la création. Celle du peuple Mongo, celle du Congo, et accessoirement celle du monde. Ce mythe a la particularité de n’avoir été écrit par personne mais par tous : quiconque a le droit de s’exprimer et d’ajouter un détail au déroulement de l’épopée. Kinshasa et son fleuve symbolisent parfaitement cette prophétie car le cours d’eau, en s’écoulant, a aussi drainé toutes les populations riveraines ainsi que celles résidant plus loin de ses berges. Si bien que 400 peuples ou ethnies se sont déversés dans la capitale, pratiquant autant de langues et de dialectes, mêlant dans un chaudron commun des coutumes qui souvent n’ont rien à voir les unes avec les autres. Ces imaginaires hétéroclites ont concouru à édifier une des villes les plus dynamiques et singulières au monde. Kinshasa commence à se bâtir au début du XXe siècle. Dans les années 1930, avec ses larges avenues de terre ocre, elle a l’allure d’une ville du Far West. Les véhicules y sont rares, c’est la bicyclette qui prend son essor parmi la population. La ville compte alors quelque 25 000 habitants dont 4 000 Blancs environ, venus, sinon pour faire fortune, du moins pour tâter l’aventure. Beaucoup de Belges, mais aussi toutes sortes de nationalités s’y côtoient. Dans la « cité indigène », comme on dit alors, les Congolais venus de tout le pays pour travailler s’organisent en se créant de petits métiers ; en suivant une scolarité réduite – excepté pour les séminaristes ; en s’autoproclamant « évolués » par la pratique du français et le port de la chemise-cravate ; et surtout, en veillant à s’acquitter de leurs impôts régulièrement et à éviter la chicotte, de rigueur en cas d’infraction. Bref, Kinshasa vit sous l’ordre colonial. Mais ordre colonial ou pas, il en faut plus que ça pour museler la création.
Lubumbashi (anciennement Élisabethville) et le Katanga ont toujours compté un nombre important d’Européens. Le climat y est plus tempéré, prétendent-ils ; mais ce sont surtout les mines qui les attirent. Là-bas, on est entre deux mondes : Lubumbashi, en effet, se situe à mi-chemin entre Kinshasa et Johannesburg. On est déjà en Afrique australe. C’est là, à Élisabethville, que Pierre Romain-Desfossés, un militaire ayant rallié de Gaulle dès 1940, choisit d’établir en 1946 son académie d’Art populaire indigène, surnommée « le Hangar ». Il surprend un jour son ordonnance Bela, du peuple Sara, en train de peindre. En contemplant la peinture de Bela, on pressent que son histoire se déroule loin des rives du Congo. L’artiste est né au Tchad, à Fort-Archambault (aujourd’hui Sarh), et son imaginaire est le fruit d’une migration, d’un exil. N’empêche, Bela a choisi de représenter la beauté de la nature à l’état pur. Ses huiles rendent fabuleux le moindre poisson du lac Tchad ou du lac Tshangalele, près de Likasi. Souvent, même à travers des photographies ou des films, il est difficile de rendre toute la richesse des couleurs telles qu’elles apparaissent à nos yeux sous les latitudes de l’Afrique centrale. Bela y parvient, et ce avec justesse.
Grégory, c’est autre chose. On a l’impression, en observant son travail, qu’il a voulu nier la lumière du Katanga, ou l’escamoter pour pouvoir la distribuer à sa guise. On est en plein délestage, on est dans des beiges, des violets presque noirs. Tout est assourdi. Volontairement. Les peintres Norbert Ilunga, Sylvestre Kaballa, Kabeya, Raphaël Kalela, Kayembe, Oscar Kilima, Lukanga sont tous issus de ce mouvement lushois de l’atelier du Hangar. Au temps de la colonie, les Belges ayant eu besoin de main-d’uvre pour les mines, des populations entières ont été déportées du Rwanda, du Burundi et du Kasaï ; les noms de ces peintres sont ainsi, pour la majorité, issus de l’ethnie Luba. Tous explorent leur propre cosmogonie ; la nature et le fabuleux sont omniprésents. Ces artistes sont comme des dépositaires de la tradition : la coutume et le dit des ancêtres, encore une fois, sont pleinement assumés dans leurs uvres.
Avec Mwenze Kibwanga, nous sommes dans les années 1950. Après s’être battus pendant la Seconde Guerre mondiale, les Africains sont revenus des différents fronts – des champs de bataille d’Europe occidentale jusqu’aux jungles de Birmanie – avec une meilleure perception d’eux-mêmes et de leur sort. Les idées d’indépendance sont définitivement enracinées et le Congo ne fait pas exception. Cela se ressent dans l’uvre de Mwenze Kibwanga. Les couleurs y sont sombres, on devine la fin de quelque chose. Les êtres sont dans des tourments. Ils se débattent sous des cordages, semble-t-il. Leur texture est issue tout droit, encore une fois, des tapisseries du Kasaï ou des motifs de l’ancien empire Kuba. C’est de là que les captifs, une fois pour toutes, puiseront la force de se libérer.
Pilipili Mulongoy, quant à lui, sait affirmer la nature, non en passant par des teintes chatoyantes mais grâce à l’aplomb avec lequel il applique les couleurs et les formes. Chaque représentation est un foisonnement. À l’heure du réchauffement climatique et de la disparition des espèces, les scènes d’abondance de Pilipili Mulongoy apparaissent comme des scandales. On se demande alors si les artistes de demain pourront encore représenter cette générosité de la nature. Pendant ce temps, à l’académie des Beaux-Arts d’Élisabethville, Jean-Bosco Kamba donne l’impression de peindre des animaux fabuleux mais en y regardant de plus près, ce sont souvent des silures ou de vulgaires malangwa (2); quoi qu’il en soit, Jean-Bosco Kamba sait y faire quand il s’agit d’interpréter la forme.
Jusqu’à l’indépendance, le figuratif était pratiquement la règle en matière de peinture. À partir de 1965, avec l’avènement de Mobutu Sese Seko et du mobutisme, le Zaïre rêve d’un avenir glorieux avec l’authenticité (africaine) comme valeur suprême. Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un il sur l’uvre de Mode Muntu : l’artiste représente des univers lumineux, colorés, allégories d’un monde où à chacun sont promis des lendemains qui chantent. Les Zaïrois y croyaient encore. Les couleurs éclatent, les paysages et les personnages sont stylisés à l’extrême. Ils sont comme des embryons appelés à poursuivre leur métamorphose, l’avenir est à eux.
Papa Mfumu’eto Ier , c’est la bande dessinée populaire par excellence. Sous forme de fanzines, elle sensibilise la population à des thèmes tels que la santé ou le développement, mais pas seulement : elle parle aussi de murs, de politique. Ce genre d’uvres est présent dans pas mal de pays en Afrique, mais Papa Mfumu’eto Ier est un précurseur en la matière. Entre 1990 et 2000, l’artiste produit plus de deux cents fanzines, presque tous en lingala. Il sait comment toucher la population, et surtout, connaît les thèmes porteurs : la sorcellerie, par exemple. Papa Mfumu’eto Ier, c’est Mami Wata, la légendaire sirène qui octroie fortune et pouvoir à qui sait l’honorer ; c’est l’histoire de cet homme fortuné – ressemblant furieusement à Mobutu – qui se change en un boa déglutisseur de billets de banque. Papa Mfumu’eto Ier fait ainsi allusion à l’invisible : le dictateur, qui pour maintenir son régime est capable de tout ; mais cela ne semble pas impressionner l’artiste car il en a produit beaucoup, des histoires sur le bonhomme.
Forcément, avec une idéologie telle que le mobutisme, dotée d’un parti unique, avec la gouvernance qui laisse à désirer, Chéri Chérin et Cheik Ledy, comme de nombreux artistes congolais, sont obsédés par la politique. Ils sont résolument dans la critique de leur société. Et pour cela, ils nous font observer des scènes de la vie de tous les jours à Kinshasa. On ressent dans leurs peintures une déliquescence des valeurs : celles de la république, celles du couple, celles de la jeunesse.
Chez Moke, c’est la vie nocturne qui semble revêtir une importance capitale. Comme si l’observation de la faune des boîtes et nganda (« bars clandestins ») pouvait constituer une méthodologie en soi. Moke pose l’il sur les noctambules pour dénicher des repères et des signes. On fait beaucoup la fête dans ses toiles ; pourtant les sourires qu’arborent ses sujets, malgré la satisfaction affichée, peuvent facilement virer au rictus. En s’attardant sur une paire de chaussures peinte par Moke, on comprend le caractère essentiel de cet accessoire que les sapeurs appellent d’ailleurs « fondations ». C’est par elles que tout arrive, parce que c’est les pieds glissés dedans que l’on part en quête de l’argent pour manger. Sans elles, impossible de se déplacer, de fouler les kilomètres de poussière de la ville. Et en tongs, on perd très vite sa crédibilité pour traiter de choses aussi importantes que le fric. Chez Moke, on est dans le naturalisme le plus total ; personne n’essaie de prendre des poses ou d’être beau : on se contente d’exister et voilà tout – tout en continuant à boire sa bière, la cuisse collée à celle d’une rencontre brève et intense, bien sûr. Pierre Bodo, quant à lui, est un pur esthète. Le Congo, dans son uvre, est sublimé. Ses personnages, habillés avec soin, sont d’une élégance extrême. Ce sont des gens qui aiment vivre. On le voit, ils semblent prendre plaisir à l’air même qu’ils respirent. Ils ont des allures de stars, tous. Et l’Afrique, telle qu’imaginée par l’artiste, est dans la perfection également. Pas celle de l’homme nouveau de Nietzsche, mais celle de l’homme s’assujettissant des gadgets afin d’améliorer ses performances.
Chéri Samba est le porte-parole essentiel de notre époque. C’est celui qui interpelle, c’est le roi de la satire élégante, mais c’est aussi le maître qui enseigne. La typographie omniprésente sur ses toiles est là pour en témoigner : son discours ne se satisfait pas d’être seulement pictural. Il suffit d’observer ses uvres pour se convaincre que Chéri Samba est un grand-prêtre(3). L’homme se représente sans arrêt comme en recherche de lumière, mais il ne faut pas s’y méprendre : dans son cas, c’est normal, car l’artiste préfère peindre à l’ombre, dans des pièces ne recevant que parcimonieusement la clarté. Il l’évite lorsqu’il travaille comme si la peur de l’éblouissement le hantait. « Je n’ai pas besoin de lumière, j’ai les couleurs dans ma tête », tente-t-il d’expliquer. Tuyauté par une amie chère, adepte du jeu de Scrabble, il fut surpris d’apprendre que son nom figurait dans le dictionnaire Hachette, parmi les grands d’avant et après Jésus-Christ. Ayant pris connaissance de la notice, il avait tenu à consulter l’ouvrage pour s’assurer du sens exact du mot « truculent », dont le qualifiait Hachette. On voit par là que l’homme est soucieux d’en savoir davantage sur sa personne. En se peignant comme une idole, il espère sans doute se percer à jour. À force d’attirer les commentaires et les qualificatifs de toutes sortes, peut-être à un moment Chéri Samba arrivera-t-il, enfin, à faire le tour de lui-même.
Si le dicton Chance Eloko Pamba (« La chance, c’est rien » en lingala), proclamé par le musicien congolais Papa Wemba, a été repris par les shegué (4) de Kinshasa, Monsengo Shula aurait pu le faire aussi. Parce que l’artiste se rit carrément du futur. Ses cosmonautes africains sont comme des bébés qui auraient découvert l’apesanteur et en auraient fait leur espace de jeu. Leurs combinaisons n’ont rien de sérieux, et même si ces facétieux hommes de l’espace ont l’air de s’amuser, ils prennent tout de même soin d’emporter lors de leur voyage intersidéral un fétiche ancestral ; on ne sait jamais, le cosmos peut s’avérer dangereux, surtout que l’attraction n’y existe plus.
Steve Bandoma, c’est la peinture à la grenade. Et cela devient tout à coup naturel lorsqu’il peint un personnage de la stature de Muhammad Ali (aliasCassius Clay), réputé, si pas imbattable, du moins indestructible, parce que l’homme a toujours su renaître de ses cendres et se réapproprier son titre. Forcément, dans ce genre de cas, faire appel à plusieurs techniques picturales devient une nécessité primordiale, sans quoi, comment recoller les morceaux ? JP Mika peint une faune urbaine qui sous d’autres cieux serait qualifiée de « scène underground ». Pas à Kinshasa. Là-bas tout se déroule au grand jour, pas d’exclusivité, et le spectacle ne comporte que des acteurs en action : le spectateur n’existe pas. Si, juste l’artiste, le temps de capter les énergies de son monde et de les retranscrire, de témoigner.
S’il est à Kinshasa une plateforme culturelle incontournable, il s’agit du collectif Eza Possibles, fondé en 2003, avec des artistes comme Eddy Ekete, Freddy Mutombo, Freddy Tsimba, Kiki Zangunda, Pathy Tshindele, Vitshois Mwilambwe Astro, Kura Shomali, Francis Mampuya, Julie Djikey, Androa Mindre Kolo, Christian Botale, Cédrick Nzolo, Mega Mingiedi Tunga, les collectifs SADI, K50, Yebela, Kongo Nauts. Le collectif produit en 2007 à Kinshasa une uvre emblématique : un pont. Celui-ci reliera deux quartiers de la commune de Lingwala séparés par un cours d’eau. On l’aura compris, le collectif s’attèle à repenser la ville. Le but n’est pas de pallier des pouvoirs publics défaillants mais plutôt de porter sur la ville un regard neuf, alternatif. Le postulat est qu’il incombe aux artistes de faire des propositions, subjectives, sur la manière dont leur ville peut être pensée et organisée. L’uvre Katisa (« traverser » en lingala) est en ce sens un geste d’utilité publique mais aussi, peut-être, une utopie. Les uvres personnelles de Mega Mingiedi Tunga sont des déclinaisons de la ville selon ses plans : une carte n’étant pas chose évidente à interpréter, l’artiste tente d’y rendre visibles nos désirs. Car le XXIe siècle a déjà débuté et, dans cette confusion, nous avons besoin de nouvelles grilles de lecture, de nouveaux schémas de pensée. Chez Kura Shomali, les êtres ont l’air d’avoir perdu toute crédibilité. L’artiste les a explosés pour les mettre à nu. Militaires, politiciens, académiciens, gardes républicains : plus aucun d’eux n’a encore quelque chose à dire. Leurs discours semblent être arrivés à leur terme. Pathy Tshindele, lui, se moque de la forme et du qu’en-dira-t-on. Si ses personnages de monarques omniscients sont maîtrisés, ses silhouettes de citoyens hystériques, elles, partent dans tous les sens. L’artiste a beau les affubler de multiples yeux, les connecter à toutes sortes d’appareils, cela n’enlève rien à la peur qui semble les assaillir.
Bodys Isek Kingelez vient de nous quitter ce 14 mars 2015 à Kinshasa. L’homme avait définitivement créé un monde à lui. Ses maquettes faites de carton et d’objets recyclés s’apparentent à des villes du futur, des complexes immobiliers issus du cerveau d’un membre d’un comité central quelconque, ou évoquent Las Vegas, aux States. C’est un monde surpeuplé, on le ressent bien, mais on n’y voit jamais d’humains, sauf représentés par des individus robotisés. Néanmoins, c’est un monde parfait que celui de Bodys Isek Kingelez. Et depuis qu’il n’est plus parmi nous, on peut se dire que le décor du paradis risque de changer du tout au tout, maintenant qu’il réside là-bas.
Les uvres de Rigobert Nimi, c’est encore la renaissance de l’Afrique mais par la récupération de ce qui dans un premier temps n’a pas servi comme il fallait. Du fer, de l’acier, de l’aluminium, du bois, du verre, des composants électroniques pour faire surgir un monde nouveau, lumineux, un monde qui se serait imposé une fois pour toutes, pacifiquement.
S’il est un témoin essentiel de la vie quotidienne à Kinshasa dans les années 1950 et 1960, il s’agit bien de Jean Depara. Le photographe a réussi à saisir ce qui fait la nuit kinoise, avec ses dandys, sa frime, ses belles alanguies sur des voitures ne leur appartenant pas, ses musiciens qui chaque soir doivent damer le pion à d’autres tout aussi talentueux. Depara a su aussi immortaliser des monuments tels que le musicien Luambo Makiadi, dit « Franco de mi Amor », dit « Gourba », fondateur du fameux orchestre OK Jazz. Il a pressenti très tôt qu’il n’y en aurait pas d’autre comme lui. L’artiste n’a pas non plus oublié les voyous : les Bills figurent en bonne place dans son uvre. Les Bills, ce sont ces incarnations des héros de l’Ouest américain ; les Buffalo Bill, Pecos Bill, Billy the Kid. Il ne faut pas oublier qu’à Kinshasa on va au bout de ses rêves, et que le cinéma, ce n’est pas seulement sur les écrans. Depara était là pour capter la vraie vie.
L’année 1974 a été une année faste pour le Zaïre et pour le photographe Oscar Memba Freitas. Cette année-là, à la tribune de l’ONU, le président Mobutu Sese Seko délivre un discours historique d’émancipation et, dans la foulée, le Zaïre se qualifie pour la Coupe du monde de football. Pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, Mobutu permet à Muhammad Ali de récupérer à Kinshasa son titre de champion du monde de boxe face à George Foreman. Ce dernier se blesse à l’entraînement, le match doit être reporté. C’est le prétexte pour inviter la crème du show-business américain, afin de faire patienter les Kinois et les invités grâce à des concerts et des ambiances monstres. La fête est mémorable. On a rarement vécu pareil événement, là ou ailleurs à la surface du globe. Oscar Memba Freitas n’est pas qu’un des innombrables badauds : son objectif capte certaines scènes qui resteront dans les annales kinoises, des scènes qui lient l’Afrique à l’Amérique des droits civiques, mettant en lumière la lutte du peuple noir.
Au Studio 3Z d’Ambroise Ngaimoko, il semble que tout le monde y a mis les pieds. Des aspirants catcheurs, des amoureux sous serment, des jeunes gens dans différentes poses ; dans l’euphorie de se retrouver, dans l’exhibition des pantalons pattes d’éléphant, dans l’expression d’une joie pure, dans l’affirmation de soi. Chez Ambroise Ngaimoko, ce sont les états d’âme qui priment. Il ne se contente pas de reporter : il donne également à lire les sentiments.
Sammy Baloji, photographe d’aujourd’hui, est originaire de Lubumbashi dans la province du Katanga, pays du matériau stratégique aux paysages de terrils de déchets de cuivre, de cobalt, d’uranium. Là-bas, on ne se préoccupe pas des rayonnements nocifs parce qu’en raclant le sol, chacun espère devenir riche. Sammy Baloji, lui, entrevoit ces radiations. Pour figurer ce qui était invisible et poser des fonds, il a fait appel aux aquarelles du peintre belge Léon Dardenne. Les êtres, par contre, il les a extraits de photographies d’une expédition belge au Katanga à la fin du XIXe siècle et les a plaqués sur les paysages de savanes et de monts, pour pouvoir leur octroyer un avenir palpable, tangible, plus sain, quelque chose que l’on peut encore traiter.
Kiripi Katembo, c’est le photographe de la déstructuration et de la restructuration ; un concept en accord total avec notre époque. L’artiste nous offre des spectacles soigneusement mis en scène. L’esthétique y a une grande part ; néanmoins, on peut ressentir que les paysages qu’il tente de figer sont loin d’être des espaces paradisiaques. À cause de l’usure et des stigmates présents sur chacune de ses photos, on pressent un monde dont nous devons nous méfier car des minerais de cuivre, de colombo-tantalite ou de germanium qui flottent dans les airs ne peuvent rien augurer de bon. Il suffit d’observer les clichés de l’artiste assez longtemps pour se transformer en devin comme lui et entrevoir des reflets de notre avenir immédiat.
Un exercice assez compliqué pour ces jeunes artistes, car les événements, au Congo, se sont succédé à très grande vitesse. Après la colonisation et l’indépendance, il y a eu un régime politique caractérisé par la mauvaise gouvernance, d’où des turbulences politiques pendant près de trente ans puis cette guerre, dite « injuste », débutée en 1998 et qui contribua à isoler davantage le Congo du concert des nations. À l’intérieur du pays, la classe politique continue son travail de prédation ; la société civile est quant à elle complètement déboussolée, le sens n’existe plus. Alors les artistes nés sous le mobutisme comme Steve Bandoma, JP Mika, Mega Mingiedi Tunga, Kura Shomali, Pathy Tshindele, Kiripi Katembo ainsi que d’autres tels le sculpteur Freddy Tsimba, la performeuse Julie Djikey, le musicien Bebson de la Rue, le chorégraphe Faustin Linyekula et l’écrivain Fiston Mwanza Mujila – ceux à qui l’État n’a jamais rien donné – se sont fait violence et ont commencé, toutes disciplines confondues, à créer ; des formes innovantes, des gestuelles avant-gardistes, des sons novateurs, une parole projetée vers le futur et qui se doit de fracasser les obstacles. L’artiste congolais une fois pour toutes s’est débarrassé de l’académisme et des préjugés. Suivre les règles ne l’a conduit qu’à vivre na kati ya système ya lifelo.(5) Pour exprimer sa révolte face au monde et à l’ONU, il s’est juré de mettre en place un nouveau sens. Même si celui-ci sera fait de bric et de broc. L’affaire est cruciale et il en va de rien moins que de l’avenir du Congo, de l’Afrique, du monde. Et comme on dit à Kin : Botala bango kaka ! (6)
(1)En lingala fimbo : fouet réglementaire fait de peau d’hippopotame ou de rhinocéros
(2)Poissons du fleuve Congo.
(3) »Grand-prêtre » est un qualificatif réservé aux individus surpassant les autres dans leur domaine de compétence. On peut être grand-prêtre dans le domaine de l’argent, de la musique, de la littérature, de la recherche scientifique, des femmes, etc.
(4)Enfants des rues de Kinshasa.
(5) »Dans le système de l’enfer » ; on brûle mais on ne se consume pas.
(6) »Regardez-les seulement ! » et attendons la suite qui sera, forcément, de l’ordre du fabuleux.///Article N° : 13071