La sortie de Timbuktu, avec une magnifique bande originale (BOF) signée par Amine Bouhafa (César 2015 de la Meilleure Musique), a jeté un peu plus de lumière sur les artisans de ce métier, issu du monde africain, mais absents des dictionnaires « mondiaux » du genre.
Il serait vain de vouloir tous les citer. Mais nous faisons le choix de montrer ici combien le cinéma (ou la télévision) a augmenté l’audience de musiciens, compositeurs, chanteurs africains, de Oum Kalsoum à Myriam Makeba, en passant par Papa Wemba.
S’il connait une carrière internationale exceptionnelle depuis les années 1970, Jules Shungu Wembadio Pene Kikumba, de son vrai nom, a vu son public s’élargir grâce à une fiction musicale, La Vie est belle, en 1987. Coréalisé par Ngangura Mweze (République Démocratique du Congo) et Benoît Lamy (France), le film suit les aventures rocambolesques de Kourou (incarné par Wemba), ce jeune paysan, qui vient à la ville pour y faire de la musique, et qui se retrouve à tâter de tous les métiers. La présence d’autres stars congolaises au générique, à l’instar de Pépé Kallé, ainsi que les nombreuses scènes de concert, en ajoutent à l’importance de la musique dans le film.
Dans un entretien accordé à Simon Mbaki Mbakala (Africiné magazine), Wemba dira que ses moments chantés lui ont grandement facilité le jeu en tant qu’acteur : il s’est senti dans son élément. La Vie est belle, dont il compose la musique, comme pour une dizaine de films, dont Combat de fauves de Benoit Lamy ou encore Les habits neufs du gouverneur de Ngangura Mweze, apporte un nouveau souffle, par ailleurs, à la rumba congolaise. Papa Wemba, ce sont aussi des incursions hors de la rumba, avec des emprunts au funk… En 2012, dans Kinshasa Kids de Marc-Henri Wajnberg (Belgique), Wemba joue le passeur comme acteur et compositeur face à huit enfants des rues de Kinshasa. Papa Wemba est également au centre d’un documentaire que Balufu Bakupa Kanyinda consacre à la réussite de la musique congolaise : Balangwa Nzembo (L’ivresse de la musique congolaise) en 1999.
En 1993, le documentaire de Mirko Popovitch, Kwami Zinga, Tango ya ba Wendo (Wendo, père de la rumba zaïroise), autour de Wendo Kolosoy surnommé Papa Wendo, annonce un phénomène de revival. Ce père de la musique moderne congolaise sera à nouveau à l’écran avec On the Rumba River – Wendo, vibrant portrait sorti en 2005 par le Français Jacques Sarasin, à la mode du Buena Vista Social Club de Wim Wenders, permettant de redécouvrir de grands noms oubliés du patrimoine. Papa Wendo jouait sur des instruments rudimentaires, ses épigones (Papa Wemba ou encore Pépé Kallé, reprenant ses chansons) « américanisent » le son, en introduisant batterie et instruments à clavier.
Il fut un temps où l’Afrique se vivait en musique sur la toile, à la manière de Bollywood, devenu navire amiral du cinéma musical. Une époque où le cinéma égyptien menait la danse. Avec Henry Barakat à la barre. Il est celui qui a tourné le plus de films. Sa filmographe comprend « cinquante-cinq titres, dont la plupart sont des comédies musicales », précise Hamid Hamzaoui. « La plupart de ses films ont été tournés et produits au Liban » rappelle-t-il. Ce qui explique pourquoi les films chantés des années 1960 à 1990 renvoient à la fois à l’Egypte et au Liban. Ses deux films marquants sont La porte ouverte (Al Bab maftouyh, 1963) et Le Pêché (Al haram, 1964). Youssef Chahine tourne lui aussi au Liban et livre Le Vendeur de bagues (Biya el khawatim | The Ring Seller, 1965), adaptation de l’une des nombreuses comédies musicales des Frères Rahbani, interprétée par deux artistes libanais, la grande Fairouz et Nasri Chamsedine.
En 1927, le cinéma devient parlant, et c’est en se grimant en noir que le personnage du Chanteur de Jazz pousse la chansonnette. Cinq ans après, le Caire démarrera la production de ses premières comédies musicales. Hamid Hamzaoui en dénombre plus de 224, sortis entre 1932 et 1960. De 1932 date le premier film, La Chanson du cur / Oum choudatou al fouad, avec Nadra, une chanteuse populaire de l’époque. 1932 est aussi l’année du Congrès de musique arabe du Caire, qui consacre la Nahda, cette « renaissance » politique et culturelle, remontant au XIXe siècle. Le renouvellement de la musique égyptienne s’est nourri de la tradition citadine populaire, de l’inshad, chant religieux islamique et de la mystique soufie, ainsi que de l’instrumentation ottomane. Celle qui incarne le mieux ce métissage multiple, c’est Oum Kalsoum (ou Oum Kheltoum / Oum Khalthoum), qui, après avoir débuté par des chants religieux, déboule au cinéma avec Weddad (1936). Elle fera six films, presque tous avec Ahmed Badrakhan, excepté Salamah (1945) de Togo Mizrahi. L’immense compositeur Mohamed Abdelwahab – huit films au compteur – sera également vedette de cinéma dès 1934 avec La rose blanche (Al Wardatou al bay’da). La star, toutes catégories confondues, est cependant Chadia (parfois orthographiée Shadia), dont Hamzaoui, recense 72 films, alors que Wikipédia lui en donne 114.
Myriam Makeba, sud-africaine, sera, elle, révélée au monde entier grâce à Come Back, Africa de Lionel Rogosin en 1959, film officiellement consacré à la scène musicale nationale. Officieusement, c’est le premier portrait, sans fard, de l’apartheid. Myriam Makeba prendra part à la comédie musicale Sarafina !, aux côtés de Whoopi Goldberg en 1992. Elle fera aussi la musique de Karim et Sala que tourne le Burkinabé Idrissa Ouédraogo en Afrique australe en 1991. Le Suédois Goran Olsson lui consacrera, enfin, un film d’archives, Mama Africa, éclairant son parcours exceptionnel, la profondeur de ses textes et sa place en Afrique, en 2011.
Parmi les compositeurs ayant brisé les barrières, il y a Seydina Insa Wade, qui signe la musique (avec Moussa N’Dongo et René Parker) du film Safrana ou le droit à la parole (1977) du réalisateur mauritanien Sidney Sokhona. Le guitariste chanteur, un des maîtres de la musique folk, revient au cinéma avec le groupe Xalam 2 de Dakar dans le film Xew Xew
la fête commence, de Cheikh Ngaido Bâ en 1982. L’orchestre Xalam 2 a fait exploser les définitions restrictives et ethnologisantes sur les musiques africaines au début des années 1970. Il crée l’Afro-mandingo-jazz, mélangeant guitares électriques saturées et pédale wah-wah, avec des triolets sur la caisse claire de Prosper Niang, bouturés sur une ligne de sabar. Seydina Insa Wade fait la musique de Dakar Blues du Congolais David-Pierre Fila (1997), moyen métrage documentaire tourné au Sénégal, ainsi que celle de la pièce de théâtre de Nicolas Lambert, ELF la Pompe Afrique (2004), disponible en dvd.
Une figure incontournable du cinéma, c’est le compositeur sénégalais Wasis Diop (voir son portrait, sur Africultures), qui émarge dans de nombreux génériques de films, en Afrique ou hors du continent, que ce soit à Hollywood ou en France. Très sollicité et fidèle en collaboration, il fait partie de la famille artistique que le cinéaste tchadien Mahamat-Saleh Haroun s’est constituée au fil des productions, aux côtés de la monteuse française Marie-Hélène Dozo, la chef maquilleuse gabonaise Nadine Otosobogo (au maquillage), mais aussi l’actrice tchadienne Fatimé Hadjé
Si dans la base de données d’Africultures, Safy Boutella (musicien et compositeur algérien) apparaît lié à vingt films (trois de moins que Wasis Diop), sa filmographie complète aligne plus de soixante-dix titres. À l’égal du compositeur sénégalais, son parcours est marqué par la fidélité. Parmi ses collaborations figurent plusieurs fois Rachid Bouchareb (Cheb, 1993, Poussières de vie, 1994 et Little Senegal, 2001), Rachida Krim, Dahmane Ouzid, Belkacem Hadjadj (de ses premiers courts métrages à Fadhma N’Soumer). La 5ème corde de Selma Bargach est un de ses films les plus réussis : la musique à part entière est un personnage du film.
Né à Pirmasens (Rheinland-Pfalz, Allemagne) de parents qui l’ont bercé avec du Beethoven, du Oum Kalsoum, ainsi que de la musique tunisienne, Boutella a vécu un peu partout. Diplômé du Berklee College of Music de Boston, aux Etats-Unis, il a travaillé en France (Salut cousin ! de Merzak Allouache ou Le Gone du Chaâba de Christophe Ruggia, pour ne citer que ceux là), en Tunisie (Layla ma raison, de Taïeb Louhichi) ou encore au Tchad avec Un taxi pour Aouzou de Issa Serge Coelo. Il coproduit en 1988 avec Cheb Khaled l’album Kutché dont il est l’arrangeur. C’est le précurseur du raï des années 1990, il en établit les règles, en puisant dans les standards traditionnels (notamment les années 1950), en y ajoutant des sonorités à connotations jazz, occidentales et orchestrales.
Difficile de terminer sans citer le compositeur-cinéaste, Kamal Kamal, un artiste atypique. Le réalisateur marocain fat de la musique le protagoniste de l’histoire, que ce soit dans La Symphonie Marocaine en 2005, ou dans Sotto voce en 2013. La Symphonie marocaine réunit des musiciens, traumatisés de guerre, qui atteignent la résilience grâce à l’art, sous la baguette de Hamid, un ancien du Liban, sous le regard incrédule d’autorités dubitatives, puis enthousiastes. Musicien avant d’être cinéaste, il a réalisé son rêve : « monter une symphonie et [
] la faire jouer par le biais du cinéma« , selon une de ses notes d’intention. Le spectateur suit l’élaboration progressive de l’uvre qui prend vie.
Trait commun à tous ces artistes : aller au-delà des frontières musicales et territoriales. Dans Timbuktu d’Abderrahmane Sissako, le film aux sept Césars, Amine Bouhafa mélange des orchestrations occidentales à des musiques africaines, les accents quasi griotiques de Fatoumata Diawara aux cordes à sonorités maghrébines. Ces compositeurs inventent tous une place, qui leur est propre, tout en s’ouvrant à d’autres pays, à d’autres époques. Ils apportent leur propre narrativité aux films, sans que le spectateur (l’auditeur devrions nous dire), qui resté pénétré par la profondeur des propositions, ne comprenne obligatoirement le sens des chansons – quand ces musiques comportent des paroles.
(1)In Histoire du cinéma égyptien, paru en 1997
(2)Selon l’IMA à Paris///Article N° : 13587