Encore « une » qui revendique son état régional mais la doctrine jacobine, la voudrait demeurer minoritaire
Heureusement que les langues n’ont pas besoin de légitimation pour exister, ni pour révéler les évidences d’une société. Car en imposant le français contre les langues régionales et en donnant pour raison l’ « unicité du peuple français », la langue créole qui, embaumée par la canne à sucre, happe dès sa sortie d’avion le visiteur des Antilles, cette langue tient réellement son rôle identitaire.
Et si d’aventure on se prenait à vouloir découvrir les autres îles, on pourrait dire du créole, qu’elle fait « l unicité du peuple caribéen ». Et c’est sur ce point de raisonnement que l’on s’empressera de considérer comme dangereuses les langues régionales pour l’identité française. Comme si l’identité collective d’un individu ne pouvait pas fonctionner à plusieurs niveaux et comme si on pouvait prétendre connaître les Antillais, les Guyanais ou les Réunionnais depuis plus de trois cent ans et ignorer que rien ne les empêcheraient d’être ce qu’ils sont. Que jamais ils nieraient d’être français, européens même, persuadés qu’ils le sont, que la République a envers eux de la reconnaissance ; que des langues créoles , elle en tirait, la République, un prestige, voire une autorité. (sic)
C’est si vrai que, profitant de 1998, année du Cent Cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, dans un grand élan de générosité, au nom de « l’ unicité du peuple français », un arrêté a déclaré anticonstitutionnel la Charte européenne des langues régionales. Ce faisant, le Conseil Constitutionnel a « remisé » la langue créole au rang des langues dites » mineures ». Mais sans vouloir à mon tour réduire la pensée en « arrières pensées », comment peut-on défendre les fondements d’une France créole et nier sa langue métisse, issue en tout premier lieu des sabirs de l’Afrique, avec un peu de mandé et de dyola, un peu de soso, un souffle de kwakwa, un peu d’occitan, un peu de picard, un peu de breton, voire un peu de cauchois ? Tous sont issus des sites de la traite, et constituent le ciment de la langue des portulans et des plantations que sont les créoles. Et comment leur opposer un système monolingue, avec une vision du monde d’un seul point de vue et d’une seule fenêtre ? La pluralité culturelle de la France ne peut se laisser enfermer dans l’uniformisation sans craindre des réactions extrémistes. La doctrine jacobine pose comme principe que identité politique = identité culturelle, mais la pluralité culturelle de la France ne lui permet qu’un liant, assez distendu.
Aux Antilles, grâce aux différents mouvements littéraires (la Négritude puis la Créolité), une nouvelle approche entre le créole et le français s’est affirmée, comme les courants majeurs des écrits antillo-guyanais. Si la réalité de nos pays a évolué, si les positions glottopolitiques des uns et des autres se sont nuancées, aux Antilles, la langue créole est restée la seule langue de communication vraie. Les années 70 ont sonné le glas de trente ans de décréolisation massive qui affectait la langue, pour une revendication linguistique pro-créole très soutenue par l’élaboration d’une graphie scientifique dite « Graphie-Gerec ». Elle-même a donné lieu à la publication de livres et de journaux entièrement en créole utilisant, dans leurs efforts de construire une norme, le concept de « déviance maximale », faisant de lui un instrument glottopolitique. Les années 80 ont été celles de la déconflictualisation des rapports entre le créole et le français, grâce en partie à la littérature de la créolité . Ces années ont notamment donné naissance à la mise en place d’enseignements de langues et cultures créoles dans certains collèges et à l’Université de la Martinique. Et c’est dans les années 90 qu’est véritablement né le processus de recréolisation par le biais de la licence-maîtrise de Créole. Au regard des avancées du créole, les enseignants de la jeunesse kréyol des Antilles françaises ou de l’Océan Indien, celle qui est en devenir depuis les bancs des lycées et des universités, n’opposent pas au micro-nationalisme français un micro-nationalisme régional, bilingue. Elle cherche avec eux des armes ou des boucliers pour être Français, voire Européens (donc riches, donc forts, donc cultivés).
Le premier paravent est naturellement l’appropriation didactique de la langue maternelle, car elle est leur premier outil de communication. Bilingue authentique, elle apprendra plus facilement les langues étrangères et augmentera son ouverture aux autres. Aussi, cette jeunesse kréyol n’est-t-elle pas loin de considérer comme « ringards voire immoraux » tout ceux qui réclament à la fois une Europe multilingue et laminent les langues régionales.
Si Eduquer en créole, autre que l’imaginaire ou que la poétique de la langue, c’est faire du régionalisme, que faire d’autre ? Définir la géographie, l’environnement et les ressources des pays dans leurs langues originelles permettrait aux habitants de ces dits pays d’avoir une vision progressiste et changerait les rapports que ces derniers entretiennent avec la mère Patrie. Et peut-être, pour ne pas dire assurément, les créoles des D.F.A cesseraient de considérer les aides de l’Etat comme un dû ou une manne venant directement du ciel (s’il plaît à Dieu !). Le sens culturel d’un peuple n’est-il pas d’abord révélé par sa langue et ne pose-t-il pas, à condition qu’on lui en donne la possibilité, la base d’une politique de sa propre production économique et culturelle ? C’est ce raisonnement qui est celui de la citoyenneté et non de la nationalité. Il signifie l’appartenance et l’adhésion à une seule et unique communauté politique : la République française. Mais enfin, lorsque l’Etat lie de façon absolue la citoyenneté à la nation, n’est-il pas « exotique » pour nous, créoles-francais, d’apprendre que lorsque, au Canada, il faut défendre les langues minoritaires, la France est la première à demander un statut officiel pour sa langue, en souvenir de Champlain ?
Encore une fois, une unicité du peuple français dans une Europe multilingue est en fait une erreur fondamentale si elle s’inscrit dans une France qui, à l’aube du troisième millénaire, n’arrive pas à en finir une fois pour toutes avec ses réflexes coloniaux et son esprit centraliste. Car, c’est bien à ce moment précis que dans la France ultra-marine est né « le citoyen-spectateur » et non acteur de son histoire, histoire qu’on lui fait depuis plus de trois cent ans. C’est bien là qu’insidieusement l’inaliénabilité et l’intangibilité de la chose publique de la République, garant de l’égalité des citoyens, des libertés individuelles et collectives, sont depuis remises en question à des degrés divers des tournures de l’histoire du monde et de la modernité. Ce qui prouve bien que la réalité d’un Etat est plus importante que son lieu ! Minorer les langues créoles, c’est les garder « au pied » comme ses gens, sans espoirs, sans la moindre possibilité de se « spécificiter », c’est leur interdire toute légitimité et dans un même temps leur ôter toutes idées réformistes dans le sens de la grandeur d’une France forte de ses principes de liberté, égalité et fraternité.
Ce sont les kréyols qui, des Amériques à l’Océan Indien, peuvent depuis toujours dire à quel point l’uniformisation est aliénante et inacceptable. Tout citoyen français a des droits liés à son appartenance culturelle. Et toute communauté culturelle régionale doit avoir collectivement des droits linguistiques et culturels. Il n’a jamais été question de remplacer le français par les créoles. Les défenseurs des langues régionales demandent légitimement que leurs langues et leurs locuteurs soient reconnus et officialisés, respectés, sans chaque fois prétendre à des risques de balkanisation, grand fantasme des Jacobins.
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