Les lieux qu’habitent mes rêves, de Felwine Sarr

Print Friendly, PDF & Email

Un roman qui se fait lieu essentiel au moment où s’ouvrent à Dakar la 4ème édition des Ateliers de la pensée 2022.

 

Le milieu du chemin de la vie ? En réalité je n’en savais trop rien, mais le centre est ce moment toujours présent quel que soit notre âge, ce point de bascule où la possibilité de la chute est là, vertigineuse. Et j’avais chuté.

 

C’est presque sur ces mots, ce court paragraphe isolé par des blancs typographiques, que s’ouvre Les lieux qu’habitent mes rêves, à ce stade, ils sont les mots énigmatiques d’un personnage que l’on connaît à peine et qui nous emporte déjà avec une douceur sereine. Par le rêve et les nombreuses voix qui composent ce roman, le lecteur est invité à une errance initiatique au cœur d’une spiritualité en quête d’elle-même. 

Fodé et Bouhel sont frères jumeaux, le premier est resté en pays sérère, où il est destiné à reprendre la plus haute charge spirituelle, celle de veiller et de devenir maître des initiations, le second a choisi de partir étudier en France. Il y rencontre une étudiante polonaise, en tombe amoureux et se laisse entraîner à ses côtés dans sa famille en Pologne, où son destin, pourtant en apparence déjà tout tracé, va basculer. Les deux récits se tissent, morcelés, poétiques, nous faisant voyager d’un monde à l’autre sans solution de continuité, une voix pouvant très bien s’interrompre sur des pages ou se prolonger dans le chapitre qui la suit directement. Si cet éclatement peut gêner par moments, il induit un mystère salutaire et une lecture toujours active, manière peut-être pour Felwine Sarr de décliner la double quête spirituelle de ses personnages en plongeant le lecteur dans un lent déchiffrage, une lente épiphanie, dont il ne peut sortir que transformé. D’un côté, donc, l’initiation rituelle, le relais des générations comme un passage de témoin, le maintien des traditions et leur rôle de ciment social, de l’autre, les études silencieuses et âpres, la joie individuelle, l’ascension acharnée où tout se rejoue à chaque instant. En mettant en scène des jumeaux, connaissant aussi la signification que chaque civilisation a pu donner à une naissance gémellaire, on ne peut s’empêcher de chercher le dédoublement et de se demander même si les deux personnages, trouble écho à l’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane ?, n’en forment pas symboliquement qu’un seul. Car ce ne sont pas les vies de Bouhel et Fodé, séparés par des milliers de kilomètres, qui sont racontées dans Les lieux qu’habitent mes rêves, mais une étape particulière de leur chemin, précisément ce « point de bascule », rarement unique, plus souvent répété à différents moments, comme des marches que l’on franchit plus ou moins douloureusement. L’un et l’autre, cependant, sont encore à l’âge de la formation et c’est sans doute la transition décisive qu’ils sont en train de traverser, celle qui valide pour Fodé, ou vient renverser pour Bouhel, certains de leurs choix.

Si le livre de Felwine Sarr paraît si essentiel, c’est parce qu’il tombe à point nommé pour les lecteurs du XXIème siècle, trop souvent en perte de repères spirituels. Alors on relit tous les petits détails, on revient aux premières pages, on cherche le sens partout, comme Bouhel ne comprend jamais aussi bien le discours de son professeur de sémiologie (justement !) que quand il se retrouve au fond du gouffre, au propre comme au figuré, on décortique les réflexions des personnages, on soupèse, on évalue, se demandant s’il faut établir une hiérarchie entre ces destinées. La réponse est pourtant évidente, non, bien sûr, en dépit de leurs trajectoires différentes, ce qui compte, c’est que les deux jumeaux sont suffisamment armés, moralement et spirituellement, pour affronter les épreuves, Fodé pour accompagner les circoncis et protéger la communauté dans le moment où elle vit son plus grand péril, Bouhel pour se relever après la perte de son amour et la remise en question aussi bien de ses études que de son ambition et de son avenir universitaires.

De ces pages, on a envie de tout citer, tant est merveilleuse la façon dont Felwine Sarr parvient à mêler la vie réflexive à la vie tout court, ce qui fait que le sens est partout dans ces chapitres, rédigés dans une langue évocatrice d’une beauté à interrompre la lecture pour pouvoir la prolonger encore et y revenir sans cesse.

Pendant longtemps, j’habitai l’une des faces de la lune ; le tremblement devant la beauté, l’aspiration à l’harmonie. Avec ce désir d’absolu qui se traduisait ainsi, je restai malgré moi au seuil de la poésie. (p.31)

Cette harmonie que l’on finit par entrevoir dans les paroles de sagesse de frère Tim.

Il reprit sa méditation sur la foi.

– Bouhel, vois-tu, au fond, la foi est liée à la conscience de la question.

– Quelle est cette question ?

– Celle du sens, de Dieu, de la vie.

– Elle peut différer chez les individus ou les communautés…

– Oui, mais si tu l’observes précisément, tu verras qu’elle revient à celle du sens, quel que soit le nom qu’on lui donne.(…) Quand on y pense, il y a une relation transcendantale entre la foi que l’on pourrait dire globale ou universelle et la croyance particulière. Je crois et je cherche à comprendre ce que je crois. (…)

Les propos de frère Tim sur la parole s’étaient éclaircis. Je lâchai :

– C’est pour cela qu’il faut réapprendre à écouter le monde, les astres, les montagnes, les mers, la nuit, la rue. Écouter tout ce qui ne parle pas, mais pourtant signifie. (p.112-113)

 

Pour parler du roman de Felwine Sarr, on peut certes raconter l’histoire de deux frères, mais on peut aussi chercher à découvrir l’intrigue non écrite, celle qui court entre les fragments comme un raccourci, telle la balle dont use Fodé pour tuer Moon : « le projectile n’aura pas à se frayer un chemin dans la forêt, éviter les arbres, contourner les obstacles. Il arrive directement sur Moon et l’abat. » (p. 99), celle qui va au-delà du plus factuel de la vie pour lui donner son sens le plus profond. Raison qui fait que l’on revient à un livre comme celui-ci, qu’on le garde précieusement dans l’endroit le plus sûr de sa bibliothèque, certain de l’y retrouver et de pouvoir l’ouvrir à n’importe quelle page pour y puiser, y « faire le point. Ralentir travaux, arrêter un peu l’existence, défaire mes vieilles peaux, me perdre. » (p.10), et, bien sûr, renaître encore.

Annie Ferret

Felwine Sarr, Les lieux qu’habitent mes rêves, 

éditions Gallimard, 2022

  • 19
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire