Les musées en Afrique, l’Afrique au musée : quelles nouvelles perspectives ?

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Il fut un temps où le musée – qui pourtant, émane de valeurs démocratiques (1)- illustrait la gloire de l’empire en étant la vitrine de sa puissance et parfois, la preuve tangible des États vaincus. Il fut un temps où cet espace d’enseignement, destiné à la culture des sciences, des lettres et de l’érudition, était le lieu de la surveillance et de la discipline des corps (2). Aujourd’hui, nous avons du mal à traduire dans notre langage de « civilisés » l’histoire de la Venus Hottentot. Elle était exhibée depuis 1816 au Museum national d’histoire naturelle de Paris, à l’initiative du baron Georges Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire, et n’a été ramenée en Afrique du Sud qu’en 2002 !
Ce fait que nous rappelle Hassan Musa (voir p. 26) ne trahit-t-il pas les bases sur lesquelles s’est constitué le monde de l’éthno-muséologie ? Ne témoigne-t-il pas de la nécessité d’un retour sur les rôles et destinées des musées ? Dans les anciennes puissances coloniales, les professionnels n’échappent plus à cette interrogation : comment reconsidérer le rapport avec les sociétés post coloniales à travers l’institution muséale ? Tandis qu’en Afrique, se pose de plus en plus crûment cette question : comment s’approprier et gérer sur le territoire cet héritage colonial ambigu qu’est le musée ?
De nouvelles cartographies de la scène artistique mondiale
Depuis la fin des années 1980, s’esquissent de nouvelles cartographies de la scène artistique mondiale. Ses limites ne coïncident plus avec les contours traditionnels, à la fois géographiques et culturels, de l’axe Amérique du nord – Europe occidentale (3). Les nouveaux rapports de force, issus du double contexte de la globalisation et de la dynamique d’ouverture engendrée par la fin de la guerre froide, ont instauré un nouvel ordre de la création qui se traduit, selon Virginia Garetta, « par l’intégration de plus en plus visible de situations artistiques extra-occidentales » (4).
Dans le domaine muséologique, cette profonde mutation a affecté les mécanismes de mise en scène et influencé le choix de nouvelles politiques muséales. D’une part, il existe une puissante volonté d’extension des grands musées du monde. Des antennes du musée de Guggenheim (5) au prochain Louvre d’Abou Dhabi en passant par les succursales des musées de l’Ermitage et du Centre Georges Pompidou, nous assistons à la naissance de ce que Karsten Schubert appelle le « musée global » (6). D’autre part, cette ère d’expansion planétaire de l’institution muséale intervient à la suite d’un phénomène de renouveau dont le musée de Tervuren est le meilleur exemple.
Au sein de ces décentralisations culturelles et nouvelles géographies de la scène artistique contemporaine, le musée est devenu le lieu de ce que James Clifford a surnommé les « zones de contact » (« contact zones ») (7). C’est désormais un espace de contamination où doit se concevoir la prise en compte des artefacts des aires culturelles longtemps marginalisés par le monde de l’art occidental. Mais si les arts classiques d’Afrique fascinent l’Occident, ils constituent cependant un dilemme à la « rationalité politique » de ses musées.
Lourds héritiers des nomenclatures du XIXe siècle, ils furent confrontés à une limite de perspectives devant des objets qu’ils entendaient faire découvrir au public. La persistance d’un discours ethno-sociologique, qui nie à l’objet tout droit à la métamorphose, est l’un des facteurs qui bloquent les mécanismes de mise en scène hésitant entre esthétique et ethnographie (voir Yacouba Konaté, p. 16).
Or, le dépassement de cette dualité est la première étape d’un accès à l’Autre. Car la manière dont les cultures doivent être représentées au musée (c’est-à-dire les idées, les connaissances et le savoir à travers les images) interroge les jugements, le pouvoir et l’autorité de toute nation mosaïque. Comment celle-ci illustre-t-elle sa mémoire – forcément métissée – et explicite-t-elle les rapports entre ses différents groupes(8)? Les contributions à ce dossier de Maureen Murphy, Marilyn Martin, Françoise Vergès et Carpanin Marimoutou abordent toutes ces questions cruciales. Car l’écriture de l’histoire est présente jusque dans l’approche de la politique muséale.
Au lendemain des Indépendances, plusieurs États africains courrent le risque de dissoudre cette écriture dans une apologie de la nation (voir Anne Gaugue, p. 65). Cette situation révèle deux réalités. D’une part, les instruments de base du travail historique (musées, commémorations, archives, bibliothèques, drapeaux) sont susceptibles d’une surcharge sémantique qui sélectionne et délimite le sens de leur inscription dans l’État-Nation. Puisque, comme le note Paul Ricœur, « un peuple tendra toujours à se donner de lui-même une image avantageuse, une image – si l’on peut dire – bien pensante » (9). Dans ce cas de figure, le musée a tendance à devenir un simple énoncé (scénographie, thématique, supports) qui frise parfois l’acte performatif (voir Anna Araujo, p. 76).
D’autre part, ces complexités montrent que si l’Indépendance est acquise dans le discours, le musée peine à construire son propre langage (10). En 1962 déjà, lors de la conférence générale de la Haye et d’Amsterdam, le Conseil international des musées (ICOM) s’inquiétait du type de musée susceptible de convenir aux pays nouvellement indépendants et proposait la mise en place de musées pilotes expérimentaux (11). Malgré l’émergence de nouveaux modèles et quelques acquis dans la présentation de certaines collections (voir Franck Houndégla, p. 72), la plupart des musées reste encore « une chose du Blanc » (voir Joseph Adandé, p. 50) au grand détriment des populations qui ont du mal à se l’approprier.
La faiblesse des politiques culturelles aux plans national, régional et continental a eu des conséquences néfastes sur l’institution muséale. Mais dans bien des cas, face à ce désengagement de l’État, des initiatives privées performantes ont vu le jour. Elles renforcent une certaine intégrité sociale et esthétique et jouent le rôle de catalyseur d’un espace investi par les activités artistiques et déserté par les politiques culturelles comme en témoignent dans ces pages diverses contributions et interviews (voir Yaya Savané, Virginie Andriamirado, Anne Chaperon, André Magnin, François Duconseille et Jean Christophe Lanquetin). Dans ces démarches, il importe de souligner ce « positionnement de l’art » dont parle Hal Foster qui le fait entrer « dans le champs étendu de la culture que l’anthropologie est censée contrôler » (12). Loin de considérer le local comme un espace périphérique, elles en font le centre de nouvelles expressions libres et totalement innovantes.
Face au désengagement des États, les initiatives privées prennent le relais
Depuis Pierre Nora au moins, nous savons que la construction de la mémoire passe par ces lieux et ces objets à travers lesquels nous nous identifions (13). Le musée ne permet donc pas seulement de conserver et d’exposer, mais aussi de retrouver et de construire la mémoire. Or, que reste t-il dans les musées en Afrique ? Le bilan est alarmant (voir Alain Godonou, p. 114). L’hémorragie dont ils souffrent a pris les allures d’un vaste commerce intercontinental structuré en réseaux et impliquant différents acteurs à tous les niveaux de la société (voir Patrice Monfort p. 118 et Gérald Arnaud p. 212).
L’appel du directeur général de l’Unesco, Amadou Makhtar Mbow, en 1978 pour « le retour à ceux qui l’ont créé d’un patrimoine culturel irremplaçable » (voir l’intégralité de cet appel sur le site africultures.com) exprimait la volonté d’une forte mobilisation des instances internationales dans le combat contre le pillage. Cette volonté se manifestait déjà dans la Convention de 1970 (14). Aujourd’hui, elle s’exprime par les actions diversifiées des ONG et des institutions publiques qui ont fait de la protection et de la promotion du patrimoine des priorités de leur programme (voir Chloé Maurel p. 150, Alexis Adandé sur le site web d’Africultures et Baba Keita p.158).
De nos jours, des demandes de restitution sont formulées par des États, des associations ou par des personnes morales (voir Aminata Traoré, p.132). Les objets qu’ils réclament se trouvent dans les plus grands musées du monde (Tervuren, British Museum, Musée du quai Branly). Certains d’entre eux gardent encore, grâce à un compromis juridique, des pièces dont les itinéraires discutables sont bien connus depuis les révélations de Michel Leiris (15). D’autres maintiennent tout simplement un statut quo en s’appuyant sur l’incapacité des musées africains à répondre aux critères de sauvegarde des collections (voir Stéphane Martin p.123, Christine Eyene p. 135, Yagba Oyortey p.141).
Ce dernier point est sans doute le problème majeur. Que penser du désengagement des États en matière de conservation des patrimoines nationaux ? (voir Gaël de Guichen, p.143). « Pillage et irresponsabilité », tel est le lot du patrimoine en Afrique, affirme Abdou Sylla (p. 90). L’association de ces deux mots souligne une réalité dérangeante : le manque d’intérêt des nations africaines pour leur patrimoine. Plus d’une quarantaine d’années après les Indépendances, la culture n’est toujours pas un axe prioritaire en Afrique.
N’attendant pas le retour improbable de certains objets hautement symboliques, certains musées sur le continent se contentent d’un prêt comme le Trône du roi Béhanzin prêté par le Musée du Quai Branly à la Fondation Zinsou à Cotonou. Ces échanges tentent d’ouvrir aux objets une vie transnationale et une perspective théorique. Ils leur accordent, selon l’expression de Alban Bensa, « une immunité diplomatique » (voir p.169). En s’insérant librement dans de multiples narrations (scénographies) à travers le monde, les œuvres accumulent ainsi plusieurs mémoires. Elles ont des vies (16), ou mieux, pour reprendre Igor Kopytoff, une « biographie culturelle » (17). Le projet Broken Memory (voir p. 103), sous la direction scientifique de Bernard Muller, illustre cette démarche dans laquelle l’objet (issu d’un pillage ou d’un legs) est révélé dans toute sa complexité : multiples statuts sociaux, trajectoires dans différents processus de patrimonialisation dans lesquels chaque étape est singulière.
Depuis quelques temps, des arguments sur l’universalité de l’objet et le partage du savoir et de la connaissance répondent aux demandes de restitution des objets. Mais sur quelles bases se fonde cette universalité proclamée ? Est-elle réciproque ou unilatérale ? Les musées en Europe sont-ils encyclopédiques ou universels ?
Dans l’article que James Clifford vient de consacrer au musée du quai Branly dans le dernier numéro de la revue October, ce printemps 2007, l’anthropologue revient sur la devise de sa campagne publicitaire devenue célèbre: « Là où dialoguent les cultures ». Si cette bonne intention est incontestable, James Clifford prévient que les modalités de ce dialogue relèvent d’un autre ordre. Quelles langues parler ? En supposant quelle épistémologie ? D’après quel agenda politique ? Avec quel degré d’autorité ? Au nom de qui (18) ?
L’histoire entre les nations nous enseigne que le discours a toujours secouru et légitimé un état de fait. Les relations humaines sont un combat pour le sens. Brandir le concept d’universalité et l’amitié entre les peuples comme unique réponse aux demandes de restitution peut être perçu comme une offense à ceux que René Depestre surnomma « combustible biologique » du siècle des Lumières.
J’insisterai pour terminer sur une initiative originale qui fait figure de laboratoire : les Banques culturelles au Mali (voir p. 174). Elles témoignent d’une évidence : les idées et l’imagination ne manquent guère en Afrique. Hélas la volonté populaire, constamment sapée, d’une part par le politique et, d’autre part, par une ingérence extérieure inadaptée, retombe souvent en poussière. Depuis 1946, le concept de musée n’a cessé d’évoluer avec les statuts de l’ICOM : « écomusée », « musée éclaté », aujourd’hui « musée virtuel », etc. Ajoutons « Banque culturelle ». Cette expérience pleine d’espoir démontre une fois de plus que le véritable changement en Afrique, dans le domaine du patrimoine, viendra d’elle- même, de ses initiatives et d’une volonté des populations soutenue toutefois par le politique.

1. Dans sa formule moderne, le musée est né d’un esprit de collection et de son ouverture au public. Après la Révolution, le Louvre est ouvert au peuple par décret de la Convention (27 juillet 1793), c’est alors qu’il devient véritablement un musée public.
2. Tony Bennett, The Birth of the Museum. History, Theory, Politics, New York, London, Routledge, 1995. p. 89-90.
3. Les zones appelées périphériques sont marquées de plus en plus par une floraison d’événements culturels : festivals, biennales, etc. Depuis la création de la Biennale de la Havane et de celle du Caire en 1984, on assiste à l’émergence ininterrompue de nouvelles manifestations artistiques et culturelles hors du monde de l’art européocentrique : Istambul, Cetinje, Dakar, Bamako, Taipei, Brisbane (triennale), Saaremaa, Johannesburg, Kwangju, Santa Fe, Ljubljana, Lima, Melbourne, Shanghai, Séoul, Sofia, Manisfesta Rotterdam, Luxembourg, Sao Paolo, Montenegro…
4. Virginia Garetta,  »géographies et nouvelles frontières de la scène artistique contemporaine » in Virginia Garetta (dir.), Pour une nouvelle géographie artistique des années 90. Bordeaux, Capc, Musée d’art contemporain, 2000. p. 9-10.
5. Le musée a créé des succursales à Bilbao, Venise et Berlin sans compter les projets avortés de New York et le complexe de Las Vegas, partagé avec le musée de l’Ermitage.
6. Karsten Schubert, The Curator’s Egg. The Evolution of the Museum Concept from the French Revolution to the Present Day. London, One-Off Press, 2000. p. 113.
7. James Clifford, Route Travel and Translation. Haward, Harward University Press, 1997. p.192-193. James Clifford emprunte le terme  »Contact Zone » à Mary Louise Pratt.
8. Cf. à ce sujet Ivan Karp et Steven D. Lavine. (ed.), Exhibiting Cultures. The Poetics and Politics of Museum Display. Washington and London, Smithsonian Institution Press. 1991. / Ivan Karp, Christine Mullen Kreamer et Steven D. Lavine. (ed.), Museums and Communities. The Politics of Public Culture. Washington and London, Smithsonian Institution Press. 1992.
9. Paul Ricœur, Histoire et vérité. Paris, Éditions du Seuil, 1955, 1964, 1967. p. 334.
10. « Il est temps, grand temps, ce nous semble, de procéder à une totale remise en cause, il faut tuer, je dis bien tuer, le modèle occidental de musée en Afrique pour que s’épanouissent de nouveaux modes de conservation et de promotion du patrimoine. » Discours de Alpha Oumar Konaré, in Quels Musées pour l’Afrique ? Patrimoine en Devenir. Bénin, Ghana, Togo 18-23 Novembre 1991. Icom, 1992. p. 385.
11. Sid Ahmed Baghli, Patrick Boylan, Yani Herreman, Histoire de l’ICOM (1946-1996). Conseil international des Musées, Paris, 1998. p. 45-46.
12. Hal Foster « L’artiste comme ethnographe, ou la »fin de l’histoire » signifie-t-elle le retour à l’anthropologie ? », in Face à l’Histoire. 1933 1996. L’artiste moderne devant l’événement historique. Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1996. p. 502.
13. Pierre Nora. (dir.), Lieux de mémoire. Paris, Gallimard. 1984.
14. Saroj Ghose, à l’époque président de l’ICOM, explique que bien que ratifié (1995) par 81 États, la convention n’avait néanmoins pas permis de mettre un frein au trafic illicite puisque l’absence dans le cadre de cette convention des grands pays du marché de l’art comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Belgique, la France, la Suisse (à l’exception des États-Unis qui avaient ratifié la Convention en 1983) aggravait l’ampleur prise depuis le début des années 80 par les vols et pillages. Cf. Saroj Ghose, avant propos, Le trafic illicite des biens culturels en Afrique. ICOM, 1995.
15. Cf. à ce sujet Bernard Dupaigne, « le scandale des Nok. 1998-2002 » in Bernard Dupaigne, Le scandale des arts premiers. La véritable histoire du musée du quai Branly. Paris, Mille et une nuits, 2006. p. 117-134.
16. Cf. à ce sujet Thierry Bonnot, La vie des objets, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2002. 17. Igor Kopytoff, « The Cultural biography of things: commoditization as process », in Arjun Appadurai. (ed.), The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective. Cambridge, Cambridge University Press, 1986. p. 65-91.
18. James Clifford, « Quai Branly in Process », in OCTOBER 12O, pp. 3-23. October Magazine, Ldt. and Massachusetts Institute of Technology. Spring 2007. p. 4.
Malick Ndiaye est titulaire d’une maîtrise d’esthétique et d’un DEA en sémiotique de l’image sur la sculpture de Ousmane Sow à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. De 2004 à 2005, il est boursier à l’Institut national d’Histoire de l’Art (INHA) travaille au sein du programme Art et Mondialisation. Actuellement inscrit en thèse d’histoire et critique des arts à l’Université Rennes II, il participe à divers colloques et rencontres sur l’art contemporain, les musées, les sociétés postcoloniales, etc.///Article N° : 6666

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