Les musiques des indépendances africaines

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Les musiques des Indépendances célèbrent avec fierté l’émancipation tout en résultant de multiples influences et d’une modernité accélérée.

Les musiques populaires africaines attirent aujourd’hui un nombre croissant d’auditeurs, las de l’indigence musicale globale dont les abreuvent en permanence les médias de masse. Sincérité, candeur et profondeur des émotions caractérisent avant tout la grande musique africaine. Même si ses formes et ses courants sont pluriels, celle-ci prend véritablement forme au moment où la grande majorité des nations africaines obtiennent leurs indépendances, à la croisée des années 1950 et 1960.
Au cours de la première partie du vingtième siècle, le découpage au cordeau de la majorité de l’Afrique par les puissances européennes introduit une modernité forcée, sur le plan politique, économique, mais aussi au niveau culturel. Dans les villes et les ports, le continent bruisse d’une agitation nouvelle alors que l’électricité commence sa timide apparition. La radio et les phonographes participent à cette fièvre moderniste réservée aux citadins aisés.
A la faveur de transports maritimes en plein essor, les 78 tours des Amériques noires ramenés par les marins latino-américains, en particulier cubains, influencent durablement les orientations musicales à venir. Les littoraux africains deviennent ainsi les témoins de fusions musicales fascinantes. Toute la façade d’Afrique atlantique se transforme en un nouveau laboratoire de création et les fleuves, à commencer par le puissant Congo, offrent des voies fascinantes de pénétrations culturelles. Dans des villes côtières comme Saint-Louis, Dakar, Conakry, Abidjan Accra, Cotonou, Lagos, Douala ou Luanda, l’agitation culturelle bat son plein alors que disques et instruments occidentaux commencent à être importés.
Les villes portuaires de l’Océan Indien, de Durban à Mogadiscio en passant par Lourenço Marques, Zanzibar ou Mombassa n’échappent pas elles aussi à l’arrivée de l’électricité et à l’essor du transport maritime. L’apparition des phonographes et des premiers postes de radios à galène, les cuivres hérités des fanfares militaires coloniales, mais aussi le développement de la guitare dans des pays comme le Congo et la Guinée, posent ainsi les bases d’émergence d’une musique moderne africaine.
A l’instar de ce qui se passe au Ghana et au Nigeria, de nombreux musiciens et orchestres adoptent aussi les musiques venues d’Amérique du Nord. Sur la majeure partie du continent, à partir des années 1950, le terme « jazz » devient ainsi un symbole de modernité. Il signifie bien plus que la seule utilisation de cuivres par un orchestre : il renvoie à une modernité immédiate et permet aux orchestres qui utilisent ce suffixe d’être en phase avec leur époque.
Amplifiés par l’émergence du trafic aérien, les voyages de plus en plus fréquents entre Afrique et Occident permettent une circulation plus rapide des disques et des dernières modes musicales. Le cinéma, qu’il vienne d’Inde, d’Europe ou d’Amérique permet aussi d’être tenu au courant des dernières nouveautés musicales mais aussi vestimentaires. Ces allers-retours permanents le long des littoraux, puis dans les villes dotées d’aérodromes sont l’une des clefs de l’émergence d’un nouveau courant musical.
De nombreuses danses issues des folklores régionaux se modernisent, au contact des villes mais aussi des instruments occidentaux, en particulier les instruments à vent, saxophones et trompettes en tête, mais aussi les guitares amplifiées à partir de la fin des années 1940. Au Congo, comme au Sénégal, certains orchestres locaux ont en tête de « réafricaniser » les musiques afro-cubaines et noires américaines écoutées sur la place publique ou diffusées sur les rares stations de radio. Selon la volonté du Général de Gaulle en 1943, Radio Brazzaville devient l’une des stations de radio les plus puissantes du continent. Après-guerre, la musique qui y sera diffusée, variété française et typiques afro-cubains, marque durablement les esprits.
Ailleurs, sur la côte atlantique, au Ghana, l’émergence du high-life marque la naissance du premier grand courant musical moderne africain. Le régime du président Kwame Nkrumah adopte logiquement le high-life comme la bande-son de l’indépendance du pays, le premier sur le continent africain à s’émanciper de la métropole européenne dès 1957.
La plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Mali au Sénégal en passant par la Sierra Leone, le Liberia ou la Guinée accueillent les musiciens ghanéens, comme ils vont accueillir après l’indépendance les tournées des grands orchestres congolais comme l’OK Jazz, l’African Jazz ou Les Bantous de la Capitale. Ces grandes tournées panafricaines des chantres de la rumba congolaise sont souvent décisives pour la naissance de scènes musicales distinctes, que ce soit au Burkina Faso ou en République Centrafricaine.
Proclamée en octobre 1958, l’indépendance de la Guinée inaugure les liaisons, souvent dangereuses, entre musique populaire et propagande politique sur le continent. Sékou Touré vise à moderniser les arts, tout en restant fidèle à la tradition héritée en grande partie de l’ancien empire du Mali.Marqué par la révolution du high-life, notamment ses cuivres, l’expression musicale devient naturellement le fer de lance de sa politique d’« authenticité culturelle », qui s’appuie en grande partie sur les griots et sur l’héritage mandingue.
Instrument de propagande, mais aussi vecteur d’identité nationale, la musique populaire guinéenne adopte des moyens de création et de diffusion modernes. Elle dépasse rapidement les frontières du pays et devient le fleuron avant-gardiste d’une culture panafricaine émergente, au cours des années 1960 et 1970.
En Guinée, la culture est ainsi érigée en véritable mécénat d’Etat, relayée à tous les échelons. « La culture est une arme de domination plus efficace que le fusil » clame le président guinéen afin de justifier sa politique culturelle. Cette révolution de l’authenticité culturelle passe par de nombreuses biennales artistiques et autres semaines de la jeunesse.
Elles ont pour but de faire émerger des orchestres nationaux à même de représenter le pays à l’étranger, stimulant la créativité et la vitalité des musiciens du pays. A partir de 1966, un studio baptisé La voix de la Révolution et un label d’Etat, la régie Syliphone, président à l’âge d’or de la musique guinéenne. Propagande et musique populaire convolent ensemble jusqu’à l’effondrement du régime de Sékou Touré au début des années 1980.
L’héritage musical du label Syliphone, environ quatre-vingts albums et autant de 45 tours, illustre une éloquence et une cohérence exceptionnelles. Sincère, candide et profonde, la musique guinéenne relève d’une exigence et d’une croyance absolue en l’expression musicale comme vecteur d’affirmation politique au niveau national et international. Les grands festivals panafricains, comme celui de Dakar en 1966, d’Alger en 1969, d’Accra en 1971, de Tunis en 1973, de Kinshasa en 1974 ou de Lagos en 1977 permettent aux artistes et orchestres de confronter visions musicales et expressions politiques.
Chaque nouvelle déclaration d’indépendance donne souvent lieu à l’instauration d’une modernité culturelle inédite, aux partitions souvent complexes, mais où la musique joue souvent le plus beau rôle. « Indépendance cha-cha » proclame ainsi depuis un studio de Bruxelles en février 1960 le Congolais Joseph’Grand Kalle’ Kabasele accompagné par son orchestre African Jazz.
En l’espace de quelques semaines, grâce à une large diffusion radio, Indépendance Cha Cha devient le premier tube panafricain d’un continent en pleine mutation politique. Grand Kalle célèbre, non sans malice, cette « table ronde » qui donne au Congo Belge son indépendance le 30 juin 1960. Musique et politique entament un joli pas de deux tropical sous fond de rythme afro-cubain.
Commence alors une histoire enlacée des indépendances africaines et des musiques modernes sur les côtes atlantiques et indiennes, avant que ces musiques de fusion ne gagnent le cœur du continent. De grandes industries du disque se développent ainsi en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Nigeria, au Congo ou en Afrique du Sud, des pays ayant un débouché maritime et la capacité d’exporter leurs productions au-delà de leurs frontières. Ces pays sont aussi ouverts sur le reste du monde, en particulier les courants d’influences issus de la matrice atlantique.
Les musiques africaines issues des indépendances prennent en partie forme grâce à des pionniers, musiciens, producteurs, chanteurs ou compositeurs. Ceux-ci écrivent une histoire remarquable, souvent en marge des grands courants musicaux occidentaux. Pourtant, les musiques noires américaines comme le rhythm’n’blues, la soul, le funk puis le hip-hop, sans oublier le reggae jamaïcain, ont eu un impact considérable sur de nombreux artistes africains.
Les nombreuses visites africaines d’un artiste comme James Brown, mais aussi celles de jazzmen comme Duke Ellington ou Louis Armstrong laissent des influences tangibles de l’Afrique du Nord à l’Afrique du Sud. L’élégance naturelle d’un micro à l’ancienne ou des instruments patinés par une nonchalance tropicale apporte une saveur inédite à ces phénomènes de fusion musicale.
Tandis que la plupart des pays littoraux connaissent ainsi un important développement musical, les pays enclavés à l’intérieur du continent, à l’exception notable du Mali ou de l’Ethiopie, privilégient souvent d’autres formes d’expressions culturelles. Les raisons tiennent selon les cas au manque d’artistes emblématiques et d’une industrie du disque digne de ce nom (même embryonnaire), à une démographie réduite ou à des influences culturelles moins fortes.
Au cours des années 1960 et 1970, les musiques populaires africaines prospèrent alors que se dissolvent les notes d’ivresse et d’euphorie issues des indépendances. Passé par l’école de l’African Jazz, le guitariste congolais Docteur Nico est un panafricaniste convaincu. Après un séjour en Côte d’Ivoire et au Sénégal, il enregistre Afrique de l’Ouest à la fin des années 1960, un titre qui illustre la vision d’une Afrique unie et solidaire. En 1970, le légendaire Star Band de Dakar prône lui l’unité du Sénégal et de la Gambie, autour de la culture wolof, sur l’éloquent Sénégambia, reflet d’une vision politique en vigueur à l’époque.
Célèbres ou anonymes, partout sur le continent, des milliers d’orchestres, de musiciens et de vocalistes, façonnent une identité nouvelle, avant que le désenchantement économique, l’effondrement de certains régimes et parfois le ravage des guerres civiles ne relègue l’euphorie musicale et culturelle issue des indépendances au dernier plan.
Les pays nouvellement indépendants comme l’Angola, la Guinée-Bissau ou le Cap-Vert offrent des musiques de libération magnifiques, comme si les expériences du passé avaient été assimilées en un dernier sursaut allègre et lacrymal. Le déchirant Mambu Ma Miondo de Franco & l’OK Jazz parle des réformes agraires nécessaires et de la libération des pays voisins, à commencer par l’Angola.
Interprété par Santocas, la complainte Lamento Valodia participe à elle seule à l’émancipation politique angolaise de la métropole portugaise et la mise en place d’un agenda marxiste. Il en est de même en Guinée Bissau avec l’orchestre Super Mama Djombo, qui célèbre feu Amilcar Cabral, à la manière des grands récits épiques du passé que maîtrise à la perfection le Bembeya Jazz guinéen. On retrouve ce genre de récital chez des orchestres du Mali, du Burkina Faso ou du Sénégal.
Outre ce célèbre Regard sur le passé, le Bembeya Jazz célèbre la patrie sur l’éloquent Armée Guinéenne, louant la fierté et à la dignité retrouvée par le peuple guinéen depuis la rupture du président Sékou Touré avec l’ancienne métropole française. Toujours en Guinée, l’orchestre national Balla & Ses Baladins rend hommage sur l’émouvant Lumumba au leader congolais assassiné en 1961. Les hommes politiques africains et autres pères de l’indépendance offrent des thèmes d’inspiration inépuisables, que ce soit en Guinée et au Mali, mais aussi au Zaïre où le président Mobutu s’inspire de l’authenticité culturelle de Sékou Touré lors de son processus de zaïrification.
Au Mali, Salif Keïta chante que « le Mali n’offense personne » sur l’éblouissant Mali Tebaga Mogoma enregistré en 1970 avec le Rail Band du Buffet Hôtel de la Gare de Bamako. Le pays et cette fierté retrouvée sont également à l’honneur avec Mali Sènèkèlaw enregistré par l’Orchestre Régional de Sikasso à la même époque et dans le même studio de Radio Mali à Bamako. A l’est du Mali, l’Orchestre Régional de Gao rend un vibrant hommage en 1972 au peuple guinéen, attaqué par des mercenaires portugais, avec 22 Novembre qui dénonce en français les méfaits de l’impérialisme et du néocolonialisme.
Des odes au président Diawara enregistrées par l’orchestre gambien Guelewar aux chants de libération angolais en passant par les odes au Swinging Freetown d’Afro National ou la déclaration d’amour à Addis-Abeba par l’agile chanteur abyssin Alèmayèhu Eshètè, la nouvelle musique africaine célèbre des hommes politiques, des pays et des villes qui affirment un brassage culturel inédit et toujours aussi pertinent. La plupart de ces artistes et orchestres ont écrit une histoire où l’indépendance passe avant tout par une solide affirmation musicale, vectrice de fierté collective et d’émancipation nationale.

///Article N° : 9859

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