Les participants de cette session sur les pratiques, méthodes et discours de l’exposition qui ont pour objet l’esclavage sont en majorité des acteurs-producteurs de ce langage muséographique, ceux qui sont sur le terrain et qui ont eu la charge de répondre aux difficultés que pose la mise en visibilité de l’esclavage dans le musée.
Je propose d’examiner quelques exemples de pratiques muséographiques rencontrées au cours de mes recherches aux Antilles françaises, en Angleterre, en France et à la Jamaïque. Mon objectif est de décrire différentes stratégies discursives pour voir comment elles s’emparent de la figure de l’esclave et de l’esclavage et selon quelles visées, elles la rendent signifiante.
Avant d’entrer dans le cur de mon propos, je voudrais formuler quelques remarques quant au contexte actuel. La muséographie de l’esclavage est en effet toute entière soumise à l’actualité des relations sociales et au jeu politique qui la gouverne. La demande mémorielle relative à la colonisation et à l’esclavage a émergé véritablement au cours des années 1990 pour s’intensifier par la suite en tant que levier de l’action politique pour les minorités issues de la migration des anciens empires coloniaux et plus généralement dans les rapports Nord-Sud.
Cette demande infléchit les politiques de gestion des relations intercommunautaires tout en les rendant agissantes dans le secteur culturel, ce qui est particulièrement net à Bristol où la prise en charge de la question mémorielle faisant suite aux revendications des communautés antillaises dans les années 1990 s’est vue immédiatement faire l’objet d’un intense déploiement montrant la dextérité du modèle politique multiculturel à intégrer la différence. Ce faisant, le traitement politique de la question culturelle, en autorisant le recouvrement du passé, permettait aussi de « recouvrir » (« cacher ») la question des inégalités sociales. La même chose peut être dite dans l’espace national français. Le déploiement mémoriel plus tardif s’est imposé comme une modalité de gestion de la crise du modèle républicain.
La mémoire autorisée des communautés vient au secours d’un récit assimilateur mis à mal.
Ce contexte est particulier. Il découle beaucoup plus de la nécessité d’un pluralisme contrôlé à des fins de cohésion sociale qu’il ne s’édifie sur la conviction partagée d’une remémoration collective nécessaire et légitime. Le plus sûr indicateur de ce contexte nous est fourni régulièrement par les remises en cause de la Loi Taubira. L’un des plus influents historiens français, Pierre Nora, oppose ainsi des mémoires libératrices à des mémoires destructrices. Ces dernières sont celles des minorités nouvelles à savoir « les fils et filles de descendants d’esclaves » qui ont ouvert, nous dit Nora, la voie à une généralisation abusive de la notion de crime contre l’humanité, l’historien n’hésitant pas à parler « d’humanités incomparables à la nôtre » (Nora, 2008, p. 19) pour ces populations, faisant ainsi ressurgir un différentialisme ethnoracial qui ne se cache plus.
Ces quelques remarques amènent ainsi à considérer les pratiques muséographiques comme dépendantes, non plus d’une demande à satisfaire en termes de mise à jour d’un passé enfoui, mais d’un rapport de force où se joue l’actualité de relations sociales marquées par des enjeux liés aux questions d’inégalités sociales et raciales, d’écarts différentiels, et d’accès inéquitable aux ressources de la représentation symbolique du corps collectif.
Dans ce contexte de frénésie mémorielle, le langage muséographique n’est peut-être pas le mieux adapté pour traduire les expériences sociales issues de la matrice esclavagiste et déboucher sur la rencontre ou le partage de références communes. Ce langage est un peu le résultat de l’obligation de mobiliser des outils déjà là, d’investir une fabrique mémorielle éprouvée autour des piliers de l’action patrimoniale afin d’attester, « d’exhiber » au sens français du terme, la monstration d’une prise en compte effective des positionnements communautaires.
Ce faisant, ces dispositifs oblitèrent des pans de réalités sociales encore vives, ou même produisent des régimes de représentations encore étroitement liées aux spécificités coloniales
Cette stratégie est sans doute la plus classique et la plus répandue dans les musées qui prennent pour objet l’esclavage. À Bristol, mais aussi à Bordeaux, ou encore à la Martinique, on retrouve cette manière d’exposer l’esclavage sous la forme de l’inventaire historique (1).
Le musée se veut alors éducatif en tant qu’institution au service de la société et de son développement qui acquiert, conserve, étudie, expose et transmet le patrimoine matériel et immatériel de l’humanité à des fins d’études et d’éducation (2).
C’est cette stratégie qu’a adoptée le groupe de travail mis en place à Bristol à la suite des contestations venues des minorités de la ville. Le Bristol Slave Trade Action Group (BSTAG) crée en 1996 par les autorités municipales réunissaient des représentants communautaires, des universitaires et des responsables du musée de la ville. Leur travail a débouché sur une première exposition muséale, non permanente, dont la trame épouse la linéarité du récit historique. Organisée selon le trajet circulaire qui relie l’Afrique aux Antilles et à Bristol, cette exposition faisait le point méthodique sur tous les aspects de la traite.
La cruauté et l’inhumanité du système esclavagiste y étaient dites en même temps qu’étaient montrés les immenses prolongements économiques de cette pratique, le tout au sein de la période limitée se terminant avec les abolitions. Sur ce plan se reconnaît la posture du modèle multiculturel britannique qui ne s’encombre d’aucune frilosité jusqu’à la caricature de l’aveu total et massif d’une histoire honteuse.
Il n’est pas anecdotique cependant de noter que les actions entreprises étaient accompagnées par le mécénat de la Société des Négociants Entrepreneurs (Society of Merchants Venturers) lobby commercial puissant depuis 1552, héritier direct de la longue histoire du commerce à Bristol. Se plaçant au-dessus de la mêlée des enjeux de mémoire, la société trouvait cependant dans cette générosité dispensée visant à mettre à jour un passé si peu glorieux, les moyens de renforcer un prestige, de se montrer capable d’un dépassement laissant les communautés à leur ressentiment. C’est sans doute ce qui explique que les opérations de dévoilement de l’histoire négrière ont laissé sceptiques ceux à qui elles s’adressaient qui la voyaient comme une poudre aux yeux venant masquer la puissance inchangée.
À la Martinique, la trame narrative ne s’adresse pas de la même manière au passé dans la mesure où l’esclavage paraît surtout être noyé parmi d’autres périodes. L’étude sur les musées martiniquais que j’ai conduite en 2002 s’est intéressée aux établissements qui sont en mesure de pouvoir rendre compte explicitement de l’expérience esclavagiste (Chivallon, 2006). Selon ce critère, vingt-cinq musées martiniquais peuvent être identifiés sur un total évalué à quarante-deux au moment de l’étude (Chivallon, 2006).
Dans cet ensemble, deux catégories de musées se distinguent : ceux qui rendent visible l’esclavage ; ceux qui le rendent invisible. Contre toute attente, seuls cinq musées entrent dans la première catégorie.
Le geste patrimonial reste cependant conventionnel. Sa politique n’est pas en rupture avec la pratique en usage dans les sites de conservation qui met le passé à distance, nomme et classifie les objets selon des « stratégies encyclopédiques » redevables de la généalogie des musées de la modernité occidentale (Findlen, 2004 [1989]). Encadré par les figurations d’autres périodes séparées, l’esclavage n’est que l’un de ces espaces temporels sans retentissement ou prolongement ultérieurs.
Dans ces musées qui couvrent donc, à la différence de l’exposition muséale de Bristol, plusieurs périodes, on retrouve le paradoxe de l’aveuglement décrit par Preziosi (2004 [1996] où ce qui est rendu visible rend autre chose invisible. Cette invisibilité est rendue probante par des lapsus, des écarts de langage involontaires, ou encore des actes manqués qui font que l’objectif de l’énonciation – l’esclavage – n’est pas atteint. D’une manière ou d’une autre, le musée laisse l’objet dont il voudrait parler être submergé par « autre chose ». Ces plongeons dans des diversions qui peuvent aussi être des falsifications décentrent le regard sur l’esclavage, oblitèrent ses dimensions constitutives et créent, au final, une visibilité en trompe-l’il.
Dans ces musées, on peine à dire l’esclavage et sa violence, comme s’il fallait s’en débarrasser au plus vite. L’anthropologue Richard Price (2001, p. 59-60) a noté cet évitement en affirmant que l’on pouvait parler de l’esclavage sans en parler vraiment « comme si l’exposition avait en charge de commémorer un crime contre l’humanité qui bien sûr s’est produit, mais s’est produit ailleurs ».
On sait depuis l’étude de Benedict Anderson (1983) que les Musées occupent une place de choix dans la construction nationale en dressant les généalogies du Même et de l’Autre. La scénographie muséale s’enracine dans la tradition occidentale, les pratiques de conservation servant comme le dit Marc Guillaume (1990, p. 18) de « réservoir pour alimenter les fictions d’histoire que l’on construit à propos du passé ».
La pratique de séparation entre le passé et le présent serait « le mythe fondateur de la modernité » nous dit encore Marc Guillaume (ibid., p. 16). Cette démarche sert la proclamation identitaire à partir du moment où ces traces dévolues à incarner le passé sont sélectionnées et organisées en un récit clarifié de la trajectoire collective.
Ce récit national se retrouve dans les musées où l’esclavage est entré sans pour autant compromettre la trame narrative d’une nation glorieuse. On a vu comment à Bristol le recouvrement de cette réalité n’empêchait pas la reconduction d’une identité britannique élevée dans sa valeur morale. En France, le travail est rendu plus aisé, grâce au recours à la périodisation dont la césure entre esclavage et abolition ne compromet pas la configuration républicaine triomphale. Je me risquerai de prendre l’exemple du Musée d’Aquitaine dont l’ouverture de 4 salles permanentes consacrées à l’esclavage en mai 2009, en présence des plus hauts représentants de l’État, est venue rompre le régime mémoriel de la ville dont on dit qu’il était jusque-là constitué autour du tabou de l’esclavage. Dix ans auparavant, les conservateurs avaient été censurés lors d’une exposition sur « Bordeaux, le rhum et les Antilles » pour avoir voulu citer Fanon et Césaire dans le catalogue. La rhétorique muséale d’aujourd’hui nous éloigne définitivement de ce déni d’histoire pour envisager la tragédie humaine selon une perspective se réclamant de la rigueur historique. Cette introduction de l’épisode esclavagiste reste cependant compatible avec la récupération du récit national.
Mais Bordeaux ne fait pas exception. Comme en bien d’autres lieux et moments de l’action patrimoniale, il est toujours question d’une trame qui se saisit encore pleinement de la césure de l’abolition dont on sait combien la République en a fait son acte de fondation. Ce sur quoi débouche le parcours muséographique, c’est sur des héritages le plus souvent harmonieux, ceux de la musique, de la créolisation, du métissage, et même d’une identité « recomposée et réconciliée avec son histoire » comme il est dit dans un article d’une revue municipale consacré à ces nouvelles salles du musée (3). En se demandant si l’esclave peut ou doit entrer au musée, c’est effectivement se poser la question de la temporalité. Édouard Glissant (1981, p. 155) avait pointé l’impossibilité pour les cultures antillaises d’être réduites à du découpage, sur le modèle de l’histoire de France, ce qu’il avait désigné par le « leurre chronologique » (ibid., p. 27). « Je ne me sens pas un post-colonialiste, parce que je suis dans une histoire qui ne s’arrête pas (
) Il n’y a pas une période post-colonialiste de l’histoire de la Caraïbe (
). Il y a un discontinuum qui pèse encore sur nous. Si on appelle post-colonialisme le fait que l’on est dans une période où l’on peut réfléchir sur un phénomène passé qui s’appellerait le colonialisme, je dis que ce n’est pas vrai.
Nous sommes encore en période colonialiste, mais un colonialisme qui a pris une autre forme (
). Je me considère comme appartenant à un pays qui se débat encore dans les incertitudes de la mainmise sur ses propres valeurs et sur ses propres richesses » (4).
Ce récit de la césure explique sans doute la facilité avec laquelle la République a pu investir la thématique mémorielle de l’esclavage sans ébranler ses fondements puisqu’il suffit d’arracher le mythe schoelchériste à la politique de l’oubli de l’esclavage qu’il avait prôné tout en revigorant ce même mythe. Recouvrer la réalité de l’esclavage, oui, mais seulement comme réalité pré-abolitionniste, imputable à l’Ancien Régime et qui vient de nouveau sacraliser plus encore l’acte d’abolition. Dans son ouvrage où il expose son projet de création d’un Centre national pour la mémoire des esclavages, Édouard Glissant (2007, p. 80) insiste sur la nécessité de renouer avec « toutes les histoires cachées [qui]remontent à la conscience et forcent les mémoires ». L’énumération de ces histoires fait référence à une série d’événements ayant succédé de loin en loin à l’esclavage depuis les assassinats des leaders américains noirs jusqu’aux grèves des ouvriers agricoles de Martinique et de Guadeloupe.
Le recours à la trame d’un récit national qui rend l’esclavage visible en tant qu’ignominie pour mieux en dire qu’il a été vaincu, n’est pas le propre du récit républicain. On retrouve le même procédé auprès des mouvements indépendantistes et nationalistes martiniquais. Là, ce sont les révoltes d’esclaves qui sont rendues sur-visibles, principalement celle du 22 mai 1848 qui a forcé la proclamation de l’acte d’abolition sur place. La polarisation sur cet acte de naissance révolutionnaire semble absorber la référence au passé qui lui a précédé. Plus que dans le musée préoccupé par la périodisation à la fois minutieuse et tronquée, c’est dans le rituel commémoratif que la rhétorique nationaliste trouve matière à s’épanouir, dans l’abondance des représentations sculpturales du Nègre Marron ou des chaînes brisées. Mais dans les deux cas, on voit se profiler un récit national qui partant du pire, arrive vers le meilleur, alors que la force du souvenir douloureux et les reconductions de schèmes anciens dans les réalités actuelles n’ont pas vraiment leur place.
On retrouve cette stratégie du lieu-témoin à Bristol, toujours dans la logique de la mise à nu des traces qui ne semble rencontrer aucun obstacle, et qui conforte l’édification de la société multiculturelle précisément sur le terrain culturel. Ainsi le travail du Groupe d’action sur la traite négrière à Bristol a-t-il débouché sur la composition d’un itinéraire urbain sous forme de guide (5). Il offre un parcours dans la ville destiné à signaler la plupart des sites associés au commerce négrier et à ses prolongements.
Ce Slave Trade Trail (chemin de la traite) avec ses descriptions et commentaires procède ainsi à l’association des édifices familiers de l’histoire locale valorisée avec un passé enfoui et peu glorieux. À l’opposé de telles stratégies d’apposition d’une grille de lecture voulue transparente sur les lieux témoins de la traite et de l’esclavage prennent place ce qu’il est convenu d’appeler « les musées-plantations ». Il est courant d’aborder la formation sociale antillaise à partir d’une absence de traces matérielles capables de transporter la mémoire de modes de vie pleinement affranchis de la matrice esclavagiste.
Au cours de sa conférence de remise du Prix Nobel de littérature en 1992, Derek Walcott dira que « [l]e soupir de l’histoire s’élève sur des ruines, pas sur des paysages, et aux Antilles, il y a peu de ruines à regretter à part les ruines des anciennes plantations sucrières et des forts abandonnés » (6).
Ce sont alors de ces ruines et de ces plantations que l’on pourrait attendre le témoignage de ces lieux d’enfermement et de violence du système esclavagiste. Or rien n’est plus éloigné d’une telle perspective que la muséification des plantations. Ces dernières forment à la
Martinique, le deuxième ensemble muséal, de loin le plus nombreux, qui rend l’esclavage invisible au plus près des lieux où celui-ci a été pratiqué. Domaine par excellence des Békés, descendants des colons esclavagistes mais aussi de la bourgeoisie de couleur, ces plantations, appelées Habitations aux Antilles françaises, ne sont souvent pas des ruines mais des bâtisses encore habitées ou des bâtiments en activité comme les distilleries de rhum qui se prêtent volontiers à la patrimonialisation touristique. Lorsque l’activité agricole a été abandonnée, les habitations peuvent avoir été transformées en lieux de visite.
La stratégie discursive, bien que différemment déployée, est partout celle de l’effacement de l’esclavage. Les plantations-musées ne cessent de dire le non-dit et se concentrent sur la restitution d’un tableau de nostalgie coloniale propice à la mise en valeur d’une élégance ancienne attribuable à la noblesse de lignées de propriétaires. Les cases sont celles des « travailleurs », vocable où l’euphémisme est porté à son paroxysme pour ne pas parler « d’esclaves ». À la différence de la maison de maître dont il faut qu’elle conserve son mobilier, ses objets et toute marque de ses richesses anciennes, la case de l’esclave ne doit rien ramener du passé. Elle se voit transformer en boutiques, en toilettes, ou en bungalow hôtelier climatisé.
Métamorphosées en un Éden botanique ou architectural, les Habitations patrimonialisées développent ainsi la plus courante des stratégies rhétoriques que Eichstedt et Small (2002, p. 10-11) dégagent de leur étude des musées de plantations des États-Unis, à savoir la rhétorique « white-centric ». Centrée sur l’univers blanc ou codifiée à partir de lui, elle procède à la fois par effacement/anéantissement de l’esclavage et survalorisation de l’univers attaché à l’ancienne plantocratie. Dans l’intimité insulaire qui continue de confronter Noirs et Békés, et alors que le grand basculement mémoriel semble avoir donné pour acquise la reconnaissance de l’ignominie de l’esclavage, les composantes du champ muséal montrent l’efficacité toujours vive de la symbolique des hiérarchies de valeurs attachées aux groupes socio-raciaux. Plutôt que d’éduquer ou d’informer sur le passé, ces lieux-témoins où le vestige esclavagiste devient agrément et argument d’éloge pourraient surtout servir à reproduire ces hiérarchies de valeurs. C’est ce qui rend possible le transfert définitif de l’analyse d’Eichstedt et Small à la Martinique, ce « département » pourtant si affiliée à la République, pour voir se développer dans la posture muséale, « un régime de représentations racialisées » identique à celui des musées-plantations du sud des États-Unis (Eichstedt et Small, 2002, p. 9).
Cette dernière stratégie s’adresse sans doute, aux Antilles, à cette absence de ruines, où se logerait l’expérience échappée de l’enfermement esclavagiste. Il faut construire du neuf pour dire ce que les vestiges ne semblent pas en mesure de restituer. Les projets d’édification de Mémorial abondent. Certains ont été réalisés comme celui de l’Anse Cafard, sur la commune du Diamant à la Martinique réalisé par l’artiste Laurent Valère. Elle commémore à la fois le souvenir de l’esclavage, mais aussi celui du sort des captifs d’un naufrage de bateau négrier ayant eu lieu au large de l’Anse en 1830. Pour Laurence Brown (2002) qui le décrit, ce mémorial est un des rares dans la Caraïbe à pouvoir être qualifié de « contre-monument ». Rejetant les formes artistiques standardisées, ce mémorial s’attache à représenter « l’avant » de l’abolition – la condition de l’esclave – et non plus, comme les autres statues, l’héroïsme de la liberté. On reproche cependant au monument, d’être une figuration de corps blancs, ce qui rappelle les polémiques récurrentes en Jamaïque à propos des représentations des esclaves et des héros nationaux dans l’espace public, et qui répercutent souvent la teneur actuelle des conflits sociaux et raciaux, (Dacres 2004).
Le projet du Mémorial Acte à la Guadeloupe se fait l’illustration d’un langage tout à fait particulier (7). Il est présenté comme un lieu de recueillement, voulant figurer une mémoire à l’échelle du globe terrestre. Les images laissent défiler une monumentalité hyper moderne allant d’espaces de déambulation suspendus dans une matérialité hors sol, ponctués de lieux de consommation, à des espaces fermés où se trouve le dispositif muséographique, lui-même assisté d’une technicité de pointe. Un patchwork de signes visuels, textuels, sonores où se mélangent les codes et se diluent les repères apparait par bien des égards typique de notre postmodernité. Il rappelle l’hyperspace ou l’hyper-espace, c’est-à-dire ces espaces de la simultanéité et de la synchronie qui se déploient dans des grands ensembles architecturaux = saturés de signes et qui se veulent des lieux « totalisants », où tout doit être contenu, loisir, consommation, informations diverses. Des espaces en définitive déconnectés où les individus sont placés dans l’impossibilité de se localiser correctement, d’organiser leur rapport au monde extérieur comme de relier le passé, le présent et le futur dans une expérience cohérente. Dans ce cas, de tels dispositifs ont peu de chance de retrouver les repères d’une identification noyés dans ce mélange de références qui se font, plus puissamment que le musée, des simulacres de la chose représentée.
L’approche de ces quatre stratégies muséales redevables tout à la fois de l’usage des codes et des lieux pose la question de la place de l’expérience de l’esclavage dans des dispositifs qui ne semblent l’atteindre qu’au moyen de ce qu’ils ne disent pas. Car si l’on met bout à bout ce qui est exclu, caché, rendu silencieux, ou transfiguré peut-être accède-t-on à des formes plus vivantes des réalités sociales issues de la matrice esclavagiste. Ainsi en est-il des notions de continuité de l’ordre vainqueur, de reproduction de rapports racialisés, de créolisation douloureuse. Plus encore, on peut se demander si le musée en tant qu’institution profondément marqué par l’imaginaire de la modernité et dont les atours postmodernes ne font que redoubler sa capacité à créer la fiction, est l’outil adapté à dire la configuration culturelle issue de la matrice esclavagiste. De cette configuration créée par l’esclave, portée par ses descendants, des auteurs comme Paul Gilroy (1993) ou Édouard Glissant (1990) n’ont cessé de dire qu’elle était habitée par « une conscience particulière de la vie et de la liberté, nourrie par la « terreur mortelle du maître souverain » ». Si l’identité est celle de la Relation, peut-elle trouver à se dire et s’épanouir à travers l’inertie des objets et leur mise à distance des vies ? La rencontre, au sens premier du terme, ne doit-elle pas en toute logique précéder ces mises en récit muséographiques d’une reconnaissance mutuelle dans la mesure où celle-ci – la reconnaissance – ne s’est pas encore vraiment produite ?
Dit autrement, avant la démarche du musée, n’y aurait-il pas le nécessaire dialogue avec l’Autre ?
1. Voir les références portées en bibliographie, notamment Chivallon, 2002, 2005 et 2006.
2. Voir la définition du musée de l’ICOM : [http://icom.museum/qui-sommes-nous/la-vision/definition-dumusee/L/2.html] (dernière visite : 6 mai 2011).
3. « Nouvel espace permanent du Musée d’Aquitaine. Regarder l’histoire en face et valoriser ses héritages », Bordeaux magazine, n° 364, mai 2009, p. 16-19.
4. Édouard Glissant, entretiens avec Lise Gauvin, L’imaginaire des langues, Gallimard, 2010, p. 65.
5. Il s’agit du Slave Trade Trail around central Bristol, Bristol City Council and Bristol Museums & Art Gallery. Voir ce guide au site suivant : [www.audioguide2go.com/guide.php?guide=743] (dernière visite : 6 mai 2011)
6. Le texte complet de cette conférence prononcée le 7 décembre 1992 est disponible sur le site officiel de la Fondation Nobel : [http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/1992/walcott-lecture.html] (dernière visite : 8 mars 2010)
7. Disponible au lien suivant : [http://www.dailymotion.com/video/x5iiht_memorial-acte-musee-de-l-esclavage_news] (dernière visite 6 mai 2011)///Article N° : 11533