Sidi : c’est le nom porté par les 70 000 Indiens d’origine africaine, une diaspora peu connue et très diverse. Une diversité ancrée dans le nom même de Sidi, dont l’origine étymologique est incertaine. Il pourrait venir de l’arabe sayyidi signifiant seigneur, ou de saydi prisonniers de guerre. Deux sens aux antipodes, à l’image des Sidis indiens dont les communautés actuelles sont le fruit de différents processus historiques, avec pour seul lien cette origine africaine commune. Dans cette série Africultures choisit de faire un focus sur quatre d’entre elles, les plus significatives en termes de nombre de personnes qui s’en réclament. Après les Sidis de Janjira, les cavaliers africains du Nizam d’Hyderabad, ceux de Karnataka, cette semaine direction le Gujarat.
C’est en visitant le Gujarat que le long travail photographique de Ketaki Sheth sur les Sidis débuta. Les Sidis, Indiens d’origine africaine, seraient plus de 20 000 à vivre dans cet Etat côtier de l’ouest de l’Inde. Leurs ancêtres sont issus de différentes migrations étalées sur plusieurs siècles. S’il est difficile de dater les premiers échanges entre l’Afrique et l’Inde, l’installation d’Africains dans le sous-continent perdura jusqu’à la fin du XIXe siècle. Marchands, marins, soldats, domestiques, esclaves, les circonstances de leurs arrivées depuis l’Est de l’Afrique sont multiples.
Au Gujarat, une des plus fameuses mosquées d’Ahmedabad, aujourd’hui capitale de l’Etat, fut construite par Sidi Sayyid, un Abyssinien, au XVIème siècle. Si elle témoigne de l’influence des Sidis sur les arts de cette région indienne, leur installation daterait du XIIIe siècle. Les Sidis y sont fortement associés à l’Islam, plus précisément au soufisme. Ce courant mystique de la religion musulmane basé sur une quête intérieure, est assez répandu dans le sous-continent indien. Les Sidis du Gujarat, géographiquement dispersés dans l’État entre le district de Saurashtra, les villes d’Ahmedabad et de Surat, se retrouvent autour d’une figure tutélaire : le saint soufi Bava Gor. Les histoires racontées sur ce mystique africain en font à la fois un soldat, un riche marchand et un saint. Il se serait installé au XIIIe siècle au site de Ratanpur, dans l’actuel Gujarat, où il aurait développé les mines d’agate. Depuis, les Sidis seraient associés au commerce de cette pierre. Aujourd’hui, le d’argas – mausolée où repose la dépouille d’un saint soufi – de Bava Gor à Ratanpur est un lieu de pèlerinage reconnu. Et, le culte à ce saint africain opère comme un fascinant intégrateur des Sidis à la société gujaratie indienne. Le lieu s’est d’abord progressivement constitué comme le point de ralliement des Sidis, comme l’explique l’universitaire Beheroze Shroff. « Des Africains libérés et échappés réussirent à se frayer un chemin jusqu’au sanctuaire du saint Bava Gor en quête d’une communauté, » explique-t-elle dans son article Indians of African descent, History and contemporary expérience, publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Leith Mulling New Social Movements in the African diaspora : Challenging global Apartheid. Elle analyse le sanctuaire comme « un lieu de résistance où les esclaves échappés nouaient des liens communautaires en créant des « liens de parenté fictifs » et construirent une fraternité sidi de fakirs (ou spécialistes de la spiritualité ou soignants) dévoués à leur patron le saint Bava Gor. »
Beheroze Shroff a également réalisé des films documentaires sur les Sidis, comme Sidis of Gujarat (Sidis du Gujarat) et Voices of the Sidis : The Tradition of Fakirs (Voix des Sidis : la tradition des fakirs), dans lesquels elle montre comment les Sidis actuels retracent leur généalogie jusqu’à Bava Gor. En partageant une origine africaine commune avec le saint soufi, ils se positionnent comme les spécialistes de son culte, les mieux placés pour intervenir directement auprès de lui afin d’en obtenir les faveurs. Le mausolée de Bava Gor se trouve au sommet d’une colline, entouré de forêt. Le long d’une allée pentue, des échoppes tenues par des Sidis vendent des roses, des guirlandes de fleurs, des noix de coco, de l’encens, des tissus brodés, comme on en trouve dans tous les d’argas du sous-continent et qui constituent autant d’offrandes que les pèlerins achètent pour le saint. C’est un jeune Sidi qui se charge de déposer ces dons sur le tombeau de Bava Gor, déjà lourdement recouvert de présents. Un peu plus loin, sa mère se charge, elle, du tombeau de Mai Mishra, la sur de Bava Gor à qui l’on rend également un culte à Ratanpur. Tandis que c’est son frère que l’on célèbre à Bava Abbas, et d’autres saints soufis d’origine africaine moins connus.
Dans le mausolée de Bava Gor, un tambour repose sur un tréteau, un musindo silencieux. Il sera utilisé pour les performances musicales, communément appelées qawwalîs dans le soufisme indien. Mais, ici elles portent aussi les noms de coma ou dhamaal. Helen Basu, professeur d’anthropologie sociale explique que le premier mot vient des langues bantoues d’Afrique de l’Est, où nomma signifie danse, chant, tambour en swahili. Dhamaal dérive des traditions soufies indiennes. « L’usage interchangeable des deux mots pour les performances musicales sacrées de percussions et les danses réalisées par les Sidis illustrent joliment la fusion de pratiques venant d’Afrique avec des formes indiennes de soufisme », explique-t-elle. La vénération d’esprits africains se mêla avec le culte à des saints soufis. Cette association permit aux Sidis de s’intégrer dans la société du Gujarat. Car, le sanctuaire fut progressivement fréquenté, plus seulement par des Sidis, mais également par d’autres musulmans, par des chrétiens, des Hindous, des Sikhs, des Parsis zoroastriens
Aujourd’hui, les fidèles de Bava Gor, le saint soufi africain, appartiennent à toutes les religions indiennes. C’est ce processus d’intégration que Helen Basu décortique dans un chapitre consacré aux Sidis du Gujarat dans l’ouvrage collectif The African diaspora in the Indian Ocean. « Pris comme un tout, le culte de Bava Gor relie les Sidis en tant que communauté à la société plus large du Gujarat. Les personnes qui souffrent de différents types de troubles mentaux, conceptualisés comme des possessions de mauvais esprits, visitent les sanctuaires sidis locaux à la recherche de différents remèdes et de rituels pratiqués par les Sidis spécialistes des rituels. » En se popularisant, ce culte à Bava Gor va même plus loin car il « crée un espace pour une inversion des relations séculaires. Beaucoup de non-Sidis suivant le culte appartiennent à la catégorie des employeurs des Sidis. Les mêmes personnes qui fournissent un emploi séculier aux Sidis comme domestiques sont aussi ceux qui recherchent les rituels en cas de crise personnelle. C’est ainsi que les rôles s’inversent et que les Sidis assument une autorité rituelle sur leurs supérieurs. »
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