Le Congo des artistes n’a jamais perdu son âme, en dépit des guerres successives qui ont sauvagement secoué le pays (1993-1997-1998). On avance souvent, sans cynisme, que la dernière de ces guerres aurait fait à elle seule 20 000 morts et victimes, pour arrondir les choses. Les artistes de ce « petit » pays de 342 000 km2, avec une population de moins de 3 millions d’habitants, lové au cur de l’Afrique centrale elle-même confrontée à une mosaïque de conflits armés, n’ont pas encore « baissé leurs rêves ». Ils n’ont jamais oublié la leçon héritée de leurs illustres devanciers : donner la vie à la vie, même quand celle-ci sanglote de l’intérieur ou quand elle s’enfonce dans une morbidité sécuritaire, la pauvreté et la misère « à la rescousse ».
Aujourd’hui le pays a été « pacifié », depuis décembre 1999, si l’on veut. Pour les artistes, leur paix prend une dimension exceptionnelle, un défi : faire ressurgir le rire, l’humour, la fête des couleurs sous des mots, des formes, la critique, le pardon. Relever ce défi, c’est continuer le cri et l’interrogation, la conscience et l’intelligence. De la peinture jusqu’à la littérature, en passant par le théâtre, la musique, la danse et l’activisme des associations artistiques, l’observateur attentif découvre de nouveaux talents, de nouveaux bruissements, malgré l’exode hémorragique dans leurs rangs. Des initiatives s’affirment, s’intensifient, certains végètent encore dans les cloaques des quartiers. Les médias ne les relaient pas automatiquement, mais elles fermentent dans la chaleur silencieuse des ateliers, avec plus ou moins d’originalité, avec plus ou moins d’efficacité.
Prendre la parole, quand on doit se taire et ruminer les blessures passées et présentes, devient un jeu précieux, un enjeu. Ces élans dépassent le cadre de la créativité artistique normale, ils s’affichent aussi dans la rue, se faufilent dans les bars-dancings, dans les marchés, dans les églises improvisées, font l’école buissonnière. Ils viennent de toutes parts, des femmes, des hommes, des jeunes, des moins jeunes. Même d’éminents hommes publics, généraux, colonels, ministres, leaders politiques, tentent à travers la poésie, le roman, de dire ce qu’ils ne peuvent évoquer en haut lieu, de se dédouaner furtivement. De quoi donc ? Sûrement de la « bêtise humaine », ce personnage sans queue ni tête qui a fait basculer une société si « mondaine » dans les affres des enfers.
Société en transition, en re-gestation, en ordalie collective, société captive ou libérée, en récréation, en vacances, en convalescence ou dans le coma, société en répétition tragique ? En tout cas, société avide de revenir, semble-t-il, des ténèbres imposées de main de maître. A moins que l’exclamation de la fête ne sous-traite à l’envers la phobie de la survie !
Richesse inestimable de ce bout de pays : ces artistes. Patrie de Tchicaya U Tam’Si, de Sylvain Bemba, de Sony Labou Tansi, de Dongala, de Gotène, d’Henri Lopès, de Jean-Baptiste Tati Loutard, de Maxime Ndebeka, de Pamelo Mounka, de Zao, de Letembet Ambily, de Guy Menga et d’Obayoum
Ces artistes qui chacun à sa manière, sont des rois infatigables, leur royaume aussi
Ce dossier s’est voulu être le regard panoramique de l’état actuel de la création au Congo ! Vaste ambition, difficile à assumer ! Tous les recoins n’ont, certes pas, été explorés. Certaines personnes ressources contactées à cet effet, ont gentiment ou indirectement décliné l’offre, leurs préoccupations sont ailleurs. Il faut parer au plus pressé, nous les comprenons de tout cur. Il y a sans doute quelque chose que les événements ont tué en elles. La publication de ce numéro spécial Congo, nous l’osons espérer, les ressuscitera au goût des choses essentielles.
Deux associations congolaises ont préparé cette revue des lieux, Nouvel’Art et Agir Pluriel. L’une regroupe des artistes en activité ; l’autre uvre dans les actions citoyennes. Le point de jonction des deux : l’art est une expression privilégiée de la citoyenneté, le lieu susceptible de rendre l’art visible dans la cité. L’activité artistique et la citoyenneté, deux filles pauvres sur la place congolaise, mais deux futures mères fécondes, suffit le temps, suffit la volonté. Parfois les couronnes d’épines ne mènent pas au Golgotha.
Matondo Kubu Turé est président de l’association Nouvel’Art. ///Article N° : 2108