Membre fondateur du Collectif Qui fait la France ?, Karim Amellal participe en 2007 à cette aventure tout autant littéraire que citoyenne. Paré d’un manifeste, l’ouvrage Chronique d’une société annoncée tentait de mettre en avant une esthétique littéraire en prise avec la France plurielle, qui peine à être reconnue. Cette esthétique, s’imprègne selon lui des auteurs de l’immigration tout autant qu’elle les dépasse pour s’inscrire pleinement dans la littérature française. Une « littérature en miroir », une littérature du réel, qui, si elle proviendrait des marges, n’en est pas moins un reflet de la société française.
LA MARCHE POUR L’ÉGALITÉ a été dans bien des domaines une épi- phanie. Elle a révélé, de façon spectaculaire, l’existence de ceux qui, peu de temps auparavant, étaient » invisibles « (1). Trente années de mobilisations et de combats en faveur de l’égalité des chances et de la lutte contre les discriminations ont fini par porter quelques fruits, en dépit des retards encore aujourd’hui constatés, en politique ou au sein des grandes écoles. Ceux que l’on désigne désormais sous le vocable de » minorités » sont plus visibles dans l’espace public. Le champ artistique est sans doute celui dans lequel les pro- grès ont été les plus nets si l’on prend comme point de départ la situation qui prévalait au début des années quatre-vingt. À ce titre, la Palme d’or attribuée à Cannes en 2013 au réalisateur Abdellatif Kechiche pour son film La vie d’Adèle sonne ainsi, pour des générations d' » enfants d’immigrés « , comme une consécration. Et une reconnaissance. La réussite, ces dernières années, de plusieurs comédiens, metteurs en scène, humoristes et » gens de scène « , au sens le plus général du terme, a contribué de façon substantielle à modifier les représentations et à ancrer peu à peu la » diversité « , que celle-ci soit ethnique, sociale, sexuelle ou religieuse, dans le paysage artistique national, non sans bien des réticences, voire de franches hostilités.
La littérature n’échappe pas à ce dévoilement. Car par le truchement de la fiction, mais dans une bien moindre mesure, des auteurs issus de l’immigration, en particulier maghrébine, se sont saisis de la plume pour imposer leurs thèmes, leurs univers, leurs imaginaires. Comment cette littérature, qualifiée de » beur » à l’époque, s’est-elle constituée, et comment saisir son évolution dans les décennies ultérieures, jusqu’à aujourd’hui ?
La Marche de 1983 fut rapidement surnommée » Marche des Beurs « , en référence à l’origine majoritaire des Marcheurs, mais aussi à leur volonté d’inverser les stéréotypes grâce à un vocable, emprunté au » verlan « , censé marquer leur différence par rapport à la génération précédente, celle de leurs parents : eux étaient nés en France et ils étaient Français. Héritiers d’une immigration de plus d’un siècle, de la charge historique de la colonisation et d’une xénophobie aux nombreux visages, hélas bien ancrée dans la société française, les Marcheurs de 1983 s’exprimaient bien sûr au nom de tous les » enfants d’immigrés « (2), quelle que soit leur origine, mais c’était bien, à ce moment-là, les » beurs » qui étaient sur le devant de la scène. Et leur irruption dans le champ politique s’est aussi traduite dans l’espace littéraire.
Pourtant, le moins que l’on puisse dire est que la présence des auteurs d’origine maghrébine dans l’espace littéraire français n’est pas un phénomène nouveau. La langue française est depuis bien longtemps le territoire d’innombrables auteurs qui, bien que nés dans un pays d’Afrique du Nord et, pour beaucoup, y habitant, s’expriment et écrivent en français. De Kateb Yacine à Tahar ben Jelloun en passant par Mohammed Dib, Mouloud Mammeri, Driss Chraïbi ou encore Yasmina Khadra. Ces auteurs-là comptent d’ailleurs aujourd’hui une représentante au sein de l’Académie française : Assia Djebbar. En dépit de cette longue et dense histoire, la Marche a été un point de rupture. En révélant à la société française la réalité et la densité de l’immigration en France, en même temps que ses revendications, et en mettant en scène dans le champ social des mobilisations, des contestations, elle a accéléré leur prise en compte dans le champ littéraire grâce à l’émergence d’auteurs issus de cette génération qui revendiquaient, pour eux et pour les autres, une reconnaissance. Certes, auparavant déjà, beaucoup s’étaient emparés de l’objet » immigration « , mais le plus souvent à travers la seule question de l’immigration, dont ils étaient, par leurs histoires et leurs vécus respectifs, des acteurs, des locuteurs et des témoins directs. On peut par exemple évoquer Rachid Boudjedra avec Topographie idéale pour une agression caractérisée ou encore Les Boucs, de Driss Chraïbi. Ces écrivains appartenaient, dans les années cinquante, soixante et soixante-dix à l’histoire de l’immigration dont ils ont surtout montré le versant identitaire, le déracinement, l’exil, ou alors le racisme sévissant dans le pays d’accueil. La France n’est pas une destination définitive mais provisoire, c’est un point de passage obligé et le but final, c’est de rentrer, de revenir au pays, de boucler la boucle.
Puis, dans le sillage de la Marche pour l’Égalité, dans les années quatre- vingt, le paradigme du retour s’efface devant celui de l’installation défini- tive, rendant celle-ci visible à tous, et en particulier aux médias. Ces auteurs, comme Mehdi Charef ou Azouz Begag, furent, bien souvent malgré eux, qualifiés d' » écrivains beurs « . Mais tandis que dans les années quatre-vingt, le terme de » Beur » fut construit et assumé par la deuxième génération de Français d’origine maghrébine, nés en France ceux-là, non pour se distinguer de la majorité, mais pour mettre en exergue une singularité identitaire liée à leur biculturalité, il dégénéra au fur et à mesure en un mot-ghetto incarcérant les » beurs » dans une origine de plus en plus lointaine. Aujourd’hui, en littérature comme ailleurs, rares sont ceux qui acceptent encore de se qualifier ou de se voir qualifier ainsi. Et pour les auteurs actuels qui s’inscrivent, volontairement ou non, dans cette histoire, qui se situent, à travers leurs uvres, dans l' » espace » littéraire et historique de l’immigration, la question de la qualification est toujours délicate, brûlante, problématique. Car en effet, comment parler à tous, comment être reconnu en tant qu’écrivain universel, à travers la narration de leur propre réalité ? Autrement dit, comment passer du statut de témoin à celui d’écrivain ?
L’intersection de l’immigration et de la banlieue dans la forme romanesque s’est développée en particulier dans les années quatre-vingt, lorsque d’une part la présence des immigrés est devenue permanente, et d’autre part parce que cette présence a été identifiée à une situation et un univers urbanistique dont elle est apparue inséparable : la cité, lieu de résidence par excellence des immigrés et de leurs enfants. La naissance de ce qui a été qualifié, non sans un brin de condescendance, de » littérature de banlieue » dans les années 2000, principalement après les émeutes de 2005, n’est en fait que le prolongement, la continuation d’une littérature bien plus ancienne qui prend appui sur le vécu et les représentations d’auteurs qui ont l’immigration et la banlieue dans la peau autant que pour toiles de fond.
Ainsi, comme en 1983 après la Marche, en 2005, une nouvelle génération d’auteurs a alors été propulsée sur le devant de la scène. Certains, à l’image de Rachid Djaidani (Boomkoeur) ou de Faïza Guène (Kiffe Kiffe Demain) étaient déjà connus et utilisaient, comme la génération précédente, leur propre vécu pour nourrir leur fiction. Pourtant, 2005 fut un autre tournant. Et quelque part un nouvel écho de la Marche de 1983. À cet égard, la nomination d’Azouz Begag, l’auteur du Gone du Chaâba et l’un des auteurs phares, pionniers aussi, de la génération des marcheurs, au poste de ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances (2005-2007) apparut à beaucoup comme le symbole de la reconnaissance d’un parcours, certes, mais aussi d’une expression littéraire et des thématiques – l’immigration, l’intégration – qu’elle (trans)portait. Reconnaissance ou disqualification ? Pour nombre d’auteurs issus de l’immigration de la génération suivante, celle qui a vécu les émeutes de 2005 et qui, avec elles ou dans leurs parages, est entrée en littérature, l’entrée d’Azouz Begag dans un gouvernement fut perçue comme une trahison.
Les textes de fiction qui sont nés des émeutes de 2005 ont pourtant ceci de caractéristique par rapport à leurs aînés des années quatre-vingt qu’ils ne font qu’effleurer la problématique migratoire. L’immigration n’est qu’un sujet parmi d’autres, pas le sujet primordial. L’ailleurs, le lointain, ils le portent en eux, à travers les patronymes des personnages qui peuplent leurs fictions, mais ces personnages sont à l’image de leurs auteurs : le plus souvent intégralement ici, enracinés dans la France d’aujourd’hui, dans son béton, dans sa déprime, dans sa grisaille ou sa violence, et non plus entre deux mondes, fantomatiques, à la recherche d’une terre ancestrale. Les thèmes de ces récits sont moins l’origine culturelle, le déracinement, que l’identité dans ce qu’elle a de composite, de mosaïque, de recomposé. Les parents se sont effacés derrière la difficile construction d’une subjectivité qui prend davantage ses racines dans le bitume plutôt que dans le pays d’origine. En cela, par-delà l’origine maghrébine ou africaine de nombre de leurs auteurs, il n’y a plus grand-chose de » beur » ou de » cainfri » dans ces fictions, hormis des repères culturels hérités des parents qui se sont dissous dans l’univers commun de territoires où cohabitent et coexistent des dizaines d’ethnies différentes. Les auteurs qui ont été révélés par les émeutes de 2005, dont beaucoup, à l’image de Mohamed Razane avec Dit violent, Insa Sané avec Sarcelles-Dakar(2006) ou encore Samira El Ayachi avec La Vie rêvée de Mademoiselle S. ne sont plus des écrivains de l’immigration, peut-être à la rigueur des écrivains de la ville – ce qui est tout de même assez large pour prétendre être universel !
Ces romans ont dès leur parution été classés, catalogués comme des textes spécifiques, non par leur histoire, les personnages qu’ils mettent en scène ou encore les styles qu’ils révèlent, mais par leur nature, voire par l’identité de leur auteur. Ces textes de fiction, des romans pour la plupart, ont ainsi été identifiés à travers plusieurs expressions, forgées pour l’occasion ( » littérature du bitume « , » littérature de banlieue « , » littérature des quartiers « , etc.) comme s’il s’agissait, non de faire apparaître un nouveau genre, mais de distinguer, ou de différencier ces livres de tous les autres. Certains récits, telsDésintégration d’Ahmed Djouder, paru en 2006, ont systématiquement, et d’emblée, été écartés du champ de la littérature pour être relégués, comme déclassés, dans les rayons de sociologie, parmi les » documents « . De façon assez explicite, tel que l’on a pu s’en rendre compte en lisant des comptes rendus de lecture dans d’innombrables médias français, ces récits, donc, ne se situaient pas sur le vaste et dense territoire de la littérature en général, mais sur l’étroit et aride îlot d’une littérature particulière, qui, au fond, n’en serait pas vraiment, et qu’il faudrait par conséquent » mettre à l’index « .
Cette obsession de la taxinomie, selon la formule de Christiane Chaulet Achour(3), très française en vérité, ne concerne pas que ce pan-là de la littérature française. Au XIXe siècle, la création des » mouvements » littéraires, du romantisme au symbolisme, structurait, et segmentait, la scène littéraire nationale. Dans le sillage du Manifeste du poète Jean Moréas, publié en 1886, les assauts des poètes symbolistes, Mallarmé à leur tête, contre les tenants du Parnasse ou les Réalistes ont largement scandé les débats intellectuels dans les cercles littéraires de la fin du XIXe siècle. L’invention des » genres » et des » courants « , jusqu’au Nouveau Roman et à la plus récente » autofiction « , est une spécialité française, sans doute liée à la puissance de la fonction critique – elle-même devenue un genre – dans l’analyse littéraire académique. Depuis lors, la quête effrénée de nouveaux genres, de nouveaux courants, et la propension systématique, et historique, du microcosme littéraire à assigner un auteur à un genre, comme à un territoire, où il serait cantonné, se perpétuent sous d’autres formes, avec toujours la même question : comment classer un auteur ? À quel registre appartient un texte ? Il est vrai cependant que cette assignation, cette injonction d’être ramené dans le giron de son origine, de sa culture, de son lieu de résidence, lorsqu’elles concernent des auteurs qui, par le fait d’être publié veulent exister et être reconnus en tant qu’auteur autonome, veulent se défaire de leurs enracinements particuliers, n’est pas sans conséquence. Cette assignation peut ainsi être vécue comme un rabaissement, une forme de condescendance à l’égard d’auteurs qui seraient en quelque sorte des parvenus, voire des importuns, dans le monde codifié, endogame aussi, de la littérature française, c’est-à-dire essentiellement parisienne.
Ce que révèle aussi, peut-être, cette furieuse propension à classer, catégoriser, différencier, c’est une volonté de minimiser, d’inférioriser, par les textes, leurs auteurs qui se démarquent par leur origine, leur itinéraire, atypiques dans le monde littéraire français. Alors, l’argument qui est le plus souvent avancé, c’est que tout cela ne serait pas de la littérature, mais autre chose, quelque chose d’indéfinissable, voire de sale. Ce problème est aussi vieux que l’art populaire et la culture populaire. Ce doute, ou cette accusation, c’est d’appartenir, non à une » culture « , mais à une » sous-culture « , inférieure parce que produite, non pas les élites, mais par quelques éléments des masses. Il s’agirait donc d’une culture grossière, hétéroclite, mièvre. Au fond, les livres écrits par des auteurs dont le profil sociologique ne correspond pas à la norme seraient anormaux. Au fond, ce que l’on juge à travers cette accusation, ce ne sont pas les livres, ni les textes, ni la qualité de la fiction, mais l’auteur, et lui seul, à l’aune de son degré de conformité à la norme institutionnelle.
La notion de » sous-culture » a en fait deux sens différents, et même opposés, selon qu’on l’emploie dans un pays anglo-saxon ou en France. Aux États- Unis, la sous-culture n’est pas péjorative. En anglais, la » subculture » désigne un ensemble culturel situé en dessous, non sur une échelle de valeurs, mais sur un plan géologique : la sous-culture est souterraine (underground), non inférieure. Il s’agit ainsi d’une série de valeurs, de représentations, de comportements qui sont constitutifs d’un groupe social mais le distinguent du groupe plus large auquel il se rattache. En France, parler de sous-culture revient à émettre un jugement de valeur : l’appréciation négative d’un ensemble cultu- rel, ou social, par différence, voire opposition, à la culture dominante, conçue comme supérieure. Par le fait qu’elle est un miroir d’une autre culture, non dominante, mais excentrée, voire refoulée, cette littérature, oscillant entre le témoignage romancé et la fiction réaliste, est sans doute le produit, l’émanation d’une contre-culture. Par le travail sur la langue qui dévoile – ce qui est le propre de la fonction poétique – de nouvelles significations et un autre rapport au monde, par cette écriture du décentrement, de la bordure, les écrivains dits » de banlieue » sont aussi, peut-être surtout, des écrivains qui récusent tout ce qui provient du centre – centre-ville, mais aussi centres des préoccupations et des attentions médiatiques.
Tous les récits que j’évoque (trop rapidement) qui ont fait irruption sur la scène littéraire dans le sillage de la Marche de 1983 ou des émeutes de 2005 ont un point commun qui me paraît capital : ils parlent des marges. Marges topographiques ou marges identitaires, marges psychologiques ou sociales : toutes ces uvres s’enracinent dans la périphérie, sont des écritures du décentrement. Chacune des thématiques qu’ils agitent et qui constituent leur toile de fond, ou leur métier à tisser, est un contrepoint, ou une contre-plongée. Dans son roman autobiographique Le Gone du Chaâba, paru en 1986, Azouz Begag raconte l’histoire d’un enfant algérien, le gone, qui vit dans un bidonville appelé le Chaâba, situé à côté de Lyon, et qui va s’en sortir grâce à l’école. Dans ce texte, les deux protagonistes sont aussi bien l’enfant que le bidonville, et l’évolution de ce dernier, sa topographie, son périmètre, son rapport de proximité autant que d’éloignement avec la grande ville, Lyon, sont au moins aussi importants que l’itinéraire du petit garçon, du reste inséparable du lieu qui lui confère une vaste part de son identité. Dans Chien de casse, de Mouss Benia, paru en 2007, un » grand frère » de 31 ans sort de prison et rêve d’en finir avec son passé, la violence, la banlieue. Il rêve de normalité, c’est-à-dire de centralité : quitter la banlieue, prendre le métro, revenir à la norme. Hélas, c’est une femme Alice, une » centrale » en quelque sorte, une Parisienne bien née, qui le décentrera à nouveau par désir de s’encanailler. On pourrait multiplier les exemples, de Faïza Guène à Thomté Ryam, l’auteur de Banlieue noire, en passant par le premier roman de Kaoutar Harchi, Zone cinglée, paru en 2009. Tous ces auteurs ont en commun de raconter des histoires qui se déploient dans le clair-obscur de la périphérie, un monde entre ombres et lumières, un entre-deux ni dans la ville ni au-delà
Ce qui n’est somme toute pas rien si l’on prend en compte le fait que plusieurs millions de personnes vivent aujourd’hui dans les espaces qui entourent les principaux centres urbains, qu’il s’agisse des » banlieusards » ou des » périurbains « . Dans sa propension universelle à explorer de nouveaux territoires, à son- der les abîmes de l’âme humaine, cette littérature, encore en gestation, en construction, contribue à mettre en récit les problèmes de l’immigration et les enceintes dans lesquelles ceux-ci sont forgés. Lieu où par l’imaginaire s’expriment des représentations, celles des auteurs autant que celles de la société, la littérature est un miroir des tensions, des stéréotypes, des agitations qui la travaillent. Le texte est ainsi inséparable de son auteur et il participe toujours d’une démarche individuelle, solitaire, subjective. Il est ainsi d’abord le produit de son temps, immergé dans l’instant qu’il tente de capturer, pour mieux le sublimer. Avant d’atteindre les cimes de l’universel, la littérature est d’abord, par l’entremise de son auteur, de la circonscription de son imaginaire, des lieux où elle s’inscrit, un récit du particulier, du contingent. C’est cette dialectique de l’universel et du particulier qui est au cur de la littérature, celle dite » de banlieue « , » urbaine « , » beur « , » des quartiers » ou d’ailleurs. Nombre d’universités étrangères, du reste, ne s’y trompent pas en considérant que cette littérature des marges, qui parle d’une autre France, peu visible ou » mal visible » à travers le regard oblique des médias, est intéressante, voire qu’elle contribue profondément à renouveler la littérature française. Et ce, par la langue, ou les jeux de langue, qu’elle véhicule et par l’oralité (à travers le verlan par exemple) qu’elle replace au centre du langage, par les syntaxes nouvelles qu’elle révèle, par les problèmes sociaux dans lesquels elle s’enracine. Quel paradoxe ! Tandis qu’en France cette littérature est bien souvent l’objet d’une certaine ironie, voire d’une franche hostilité, à l’étranger, aux États- Unis, en Angleterre, dans d’autres pays d’Europe, elle est un objet d’intérêt, et même un objet d’études. Alec Hargreaves, l’un des plus fins connaisseurs de cette littérature, n’hésitait ainsi pas à écrire, il y a déjà près de 20 ans :
« Force nous est de constater, pourtant que les rares programmes d’enseignement dans lesquels des uvres de ce corpus aient trouvé place sont presque toujours dans des UFR de littératures maghrébines ou francophones alors que, comme nous le démontrerons plus loin, ce corpus appartient tout autant sinon plus à la littérature française. » (4)
La littérature n’échappe pas au champ de la contestation sociale. Forme d’expression artistique, elle est aussi, à travers ses histoires et les personnages qu’elle met en scène, un instrument de lutte, ou du moins de résistance. Et c’est là le propre d’une contre-culture. Certains auteurs, dont je fais partie, ont souhaité aller plus loin que la mise en récit d’un quotidien perçu et vécu comme insoutenable. À la violence des émeutes de 2005, du malaise et de la défiance des jeunes, ils ressentaient le besoin de répondre par un acte fort. Certains avaient déjà publié des romans au style incisif, tranchant, tel Dit violent de Mohamed Razane. D’autres, comme Faïza Guène avaient publié des best-sellers. La plupart cependant venaient de naître comme auteurs et cherchaient, par une démarche collective à faire uvre commune. Les auteurs de cette période » post-émeutes « , voulaient aussi, non sans un peu de naïveté (et je m’inclus dans le lot !), se démarquer de ce qu’ils percevaient, non tout à fait à tort, comme une certaine forme d’individualisme de leurs aînés qui, désireux de reconnaissance, s’étaient appuyés sur leurs romans pour, une fois le succès assuré, se détourner des thèmes dont ils s’étaient nourris. Ce désir de reconnaissance, qui est d’ailleurs l’un des plus efficaces moteurs de la littérature, est bien sûr très légitime, mais il semblait important de transcender les itinéraires personnels, de s’unir pour mieux se faire entendre.
Ce fut notre cas lorsque nous avons créé le Collectif » Qui fait la France » en 2007. Les émeutes de 2005 n’étaient pas loin et, à Villiers-le-Bel, cette même année, de nouvelles violences éclatèrent. Pour nous, artistes, il était urgent, non pas simplement de réagir, mais de faire quelque chose, concrètement. Notre première initiative fut d’écrire ensemble. Avec Mohamed Razane, Jean- Eric Boulin, Thomté Ryam, Faïza Guène, Samir Ouazène, Khalid El Bahdji et Dembo Goumane, cela prit la forme d’un recueil de nouvelles : Chroniques d’une société annoncée, paru en 2007 chez Stock, que nous avons jugé bon, peut-être à tort, de faire précéder d’un manifeste. Sur le plan littéraire, nous nous proclamions en faveur d’une littérature du réel, en prise avec la réalité sociale contemporaine, celle de ces espaces périphériques, qu’ils soient d’ailleurs urbains ou ruraux, dont nous étions issus et dont s’inspiraient nos récits – ce que nous appelions une » littérature en miroir « , laquelle passait – et passe toujours – à notre sens par un renouvellement des formes stylistiques, du langage, à travers l’utilisation du verlan et l’influence du rap par exemple.
Pas sûr, rétrospectivement, que l’idée du manifeste fut la meilleure que nous ayons eue car elle revenait à mélanger, et à confondre, le territoire de la fiction, de la littérature donc, de celui, plus politique, de la revendication sociale. Sans doute aurait-il été plus pertinent de détacher les deux initiatives, à l’image, et à une autre échelle, du Manifeste pour une littérature monde en français, publié la même année (2007) qui constituait un lointain écho à l’Éloge de la créolité de Confiant, Chamoiseau et Bernabé paru en 1989. Dans le prolongement de cet ouvrage collectif, nous souhaitions promouvoir l’intégration par la culture, rapprocher les jeunes de la littérature, à travers les ateliers d’écriture que nous avons un peu partout animés, par exemple. Nous voulions ainsi incarner à la fois une certaine idée de la littérature, contre la domination de l’autofiction, de la prose égotiste, de l’individualisme néobourgeois et du parisianisme, en même temps qu’une démarche plus politique. Par rapport aux écrivains qui sont nés après ou ont été révélés par la Marche de 1983, cette génération d’auteurs des années 2000, eux aussi issus de l’immigration et nourris au biberon de la violence, celle des émeutes et du ghetto, dans une société toutefois indiscutablement plus ouverte et consciente qu’au début des années quatre-vingt, présentent des similitudes et des ruptures. Dans le prolongement de leurs aînés, Begag, Chouaki, Leila Sebbar et bien d’autres, ils cherchent à faire écho aux questionnements identitaires, aux problèmes sociaux, à la contestation de ceux qui occupent les espaces marginaux. Mais ces espaces ont changé, profondément. Et les auteurs d’aujourd’hui, s’ils inscrivent leurs récits dans les mêmes territoires, en parlent différemment, et leurs histoires en dépeignent les nombreuses métamorphoses. Métamorphose identitaire d’abord car l’origine ethnique, la biculturalité, le déracinement, semblent moins centrale pour cette génération d’auteurs appartenant à la troisième, voire à la quatrième génération. Les liens avec les pays d’origine se sont distendus et, même si la question de l’origine demeure, à travers la description des parents, de la famille, par exemple chez Insa Sané ou Faïza Guène, ce sont là des éléments constitutifs d’un décor plus que structurant de l’identité de leurs personnages. Bien souvent, la multiculturalité s’est substituée à la biculturalité. Les personnages sont de partout et de nulle part à la fois, ils empruntent où ils peuvent dans ce qui les entoure et sont davantage attachés à la culture de leur quartier, urbaine, métisse, hétérogène, qu’à celle de leurs parents. Métamorphoses géographiques, démographiques et sociales ensuite car si les bidonvilles de Begag ou de Charef ont disparu, si les cités-dortoirs des années quatre-vingt ont été rénovées, détruites ou se sont encore abîmées, la violence d’autrefois n’a plus les mêmes sources ni les mêmes formes. Le racisme n’a plus le même visage.
Aujourd’hui, trente ans après la Marche pour l’égalité, on ne mesure plus vraiment le chemin parcouru. La situation des quartiers, le problème des discriminations, la complexité du cheminement identitaire, la violence peuplent des dizaines de films et de romans en s’adressant à un public de plus en plus large qui, désormais, transcende les frontières de l’hexagone grâce aux adaptations et aux traductions. Si l’on s’accorde sur le fait que cinéma et littérature sont le miroir de la société dans laquelle nous vivons, cela nous renseigne sur le degré de fermeture et le cloisonnement qui régnaient au début des années quatre-vingt, et à l’inverse sur la manière dont, au moins sur le terrain de la fiction, les sujets qui étaient tabous hier sont pleinement exprimés, et assumés aujourd’hui. De quoi nous rendre (un peu) optimistes.
(1)Titre d’une admirable pièce de Nasser Djemaï (2012) sur les travailleurs maghrébins des années soixante-dix.
(2)Titre d’un ouvrage des sociologues Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff paru en 2011 (Stock).
(4)Hargreaves, A. 1995. « La littérature issue de l’immigration maghrébine en France : une littérature « mineur » » ? Littératures des immigrations, Vol. 1. Un espace littéraire émergent. Bonn, B. (dir.)///Article N° : 12015