Annie Ferret : Liza Alegria Ndikita, vous êtes née à Kinshasa, vous êtes arrivée à Paris encore enfant et vous avez déjà un solide parcours théâtral, pouvez-vous raconter aux lecteurs d’Africultures cette trajectoire fulgurante qui a conduit votre vie jusqu’ici ?
Liza Alegria Ndikita : J’aime dire que le théâtre est né à Kin, dès Kin, il est né à cet endroit-là, c’est le Congo qui m’a donné le théâtre. J’aime dire aussi que j’avais un oncle boulanger-comédien. Je le voyais faire les deux : le pain la journée et le soir, il partait répéter avec ses camarades. Mais il y a une autre histoire et sans doute une autre personne à qui je dois le théâtre, c’est ma grande sœur. J’ai perdu mon père, quand j’étais presque encore bébé, très vite, ma mère est partie en France et nous a confiées, ma sœur et moi, à la famille. On a vécu plusieurs années dans une maison familiale où il y avait tout le monde, mais pas toujours assez d’argent pour nous payer l’écolage, et puis, quand ma mère en a eu les moyens, elle nous a fait venir à Paris. À ce moment-là, ma sœur a onze ou douze ans et moi huit. Jusque là, on a toujours parlé lingala à la maison et assez peu le français. Quand on arrive, il y a le problème de la langue et ma sœur est très, très introvertie. Quelqu’un suggère alors qu’elle fasse du théâtre, elle se prend au jeu et joue la Reine rouge, la Reine de Cœur dans Alice au pays des merveilles. Quand je la vois sur scène, j’ai l’impression de découvrir une autre personne, elle est époustouflante, et moi, évidemment, je veux faire pareil, d’autant qu’à cette époque, comme toutes les petites filles, je veux imiter tout ce que fait ma grande sœur. Je n’ai jamais voulu quitter le Congo et me retrouver en France était très dur au début, vraiment très dur. Je retourne pourtant peu souvent à Kinshasa, parce que les personnes qui m’y ont élevée et aidée sont presque toutes mortes aujourd’hui, le théâtre a soigné certaines plaies chez moi.
Quand le théâtre devient-il professionnel et, pour ainsi dire, toute votre vie ?
LAN : Après cette expérience vécue par ma grande sœur, j’écris une lettre de motivation pour entrer dans une classe théâtre, ce sera le collège Maurice Genevoix à Montrouge, où j’habite toujours. Je passe un bac théâtre, puis, un moment, je fais des études en audiovisuel et cinéma, avec l’envie de devenir réalisatrice. D’un autre côté, je ne veux pas demander à ma mère de me payer des études chères, or il se trouve que Jean Bellorini venait d’être nommé directeur du théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis et de créer la troupe éphémère, qui réunit sur une saison, de jeunes comédiens et comédiennes âgés de 15 à 20 ans. Cela a été pour moi un formidable tremplin. C’est Jean qui m’a poussée à faire des études théâtrales tout en me disant, j’aime bien raconter ça : « ne compte jamais sur moi ». De là, je suis partie à l’école départementale 91 à Evry. À la fin de la première année, Jean me propose du travail et c’était déjà une commande faite à Novarina, Le Jeu des ombres, joué dans la Cour d’honneur à Avignon.
Novarina justement… Aujourd’hui vous jouez du Novarina mis en scène par Novarina au théâtre de la Colline. Dans Les Personnages de la pensée, vous incarnez Maurice le tendre, le e muet, et bien d’autres, en quoi cette langue folle et libre change-t-elle votre voix et votre jeu d’actrice ?
LAN : Novarina, c’est d’abord la liberté. C’est une grâce d’être comédienne et rencontrer aussi tôt Valère Novarina. Cela m’a fait gagner des années. Il m’a appris ce qu’il faut être, il dit : « seul l’instant est véritable » et il fait toujours travailler le vrai et le concret. Malgré les doutes, ça permet vraiment une affirmation de soi, avec lui, il faut aller chercher encore plus dans le ventre, encore plus dans les graves pour faire résonner le texte. Il y a une musicalité indéniable, un rythme évident, même quand la logique du texte n’est pas apparente. Et puis, par rapport à mon apprentissage du français, c’est presque un retour à l’enfance, il y a un travail quasiment syllabique à faire, je redéconstruis tout en syllabes pour m’y retrouver. Les u, les i, ce n’est pas si naturel pour moi, et, avec lui, il faut réapprendre le texte sans cesse, puisqu’il le change au fur et à mesure. C’est un cadeau et à la fois un piège de travailler avec l’auteur.
Tout au long de la pièce, vous portez un costume qui est une robe assez rigide et géométrique, d’un blanc immaculé. Que signifie-t-elle et avez-vous participé à ce choix ?
LAN : C’est Charlotte la costumière qui très vite m’a dit qu’elle me trouvait un côté angélique, elle voyait carrément l’ange au sommet du sapin. Il y a un autre personnage qui ouvre et ferme la pièce comme une sorte d’instance narrative. Entre elle et moi, elle trouvait qu’il y avait une forme d’opposition, d’énergies contraires et elle a voulu le marquer dans les costumes : une robe blanche pour moi, une robe noire pour elle.
Une langue aussi forte que celle de Novarina rencontrée si jeune dans sa carrière, vous avez 26 ans, est-ce que cela ne fait pas courir le risque d’un enfermement ? Comment fait-on pour aller voir ailleurs ensuite ? Et, au fait, quels sont les projets à venir ?
LAN : Il y en a plusieurs. Avec Jean Bellorini toujours…
L’homme sur qui il ne faut pas compter ?
LAN : … c’est ça ! On va reprendre Le Suicidé de Nicolaï Erdman, mais on va aussi rejouer Le Jeu des ombres. S’agissant de pièces et de textes que j’ai déjà joués, je crois qu’il y a une mémoire du corps qui intervient et qui se mêle avec le désir. J’ai été sélectionnée pour participer aux projets de l’Adami 2023, une série de quatre épisodes qui sera projetée pendant la semaine de la critique à Cannes. Il y a aussi un travail avec une jeune metteuse en scène qui présente une pièce au Prix du théâtre 13 au printemps.
Et avec tout ça, au quotidien, il y a des lectures, des textes qui vous accompagnent et vous portent ?
LAN : Quand je suis dans l’univers de Novarina, je reconnais que j’ai beaucoup de mal à lire, sinon j’ai des envies, oui, jouer du Koltès un jour, par exemple. Les psaumes aussi m’accompagnent, c’est une lecture différente, poétique.
Méditative ?
LAN : Oui, c’est exactement ça, je crois que j’ai besoin de ça, une lecture qui est un peu une respiration par rapport à la langue de Valère, qui est une vraie plongée. Pour être honnête, ça me faisait vraiment peur au début, mais en tant que comédienne, ça m’a « déplacée », je dirais, et c’est ça que je cherche dans l’art, être « déplacée » et renouveler mon intelligence, d’une certaine manière.
Propos recueillis par Annie Ferret, le 25 novembre 2023