L’œil expert : explorer, découvrir, rencontrer. Les descriptions des populations de l’intérieur des confins africains dans les rapports et relations des voyageurs-explorateurs

Université de Paris IV-Sorbonne(C.R.L.V.) / Middlebury College (Vermont)

Print Friendly, PDF & Email

Ce n’est qu’au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle que se développe la pratique du voyage d’exploration, que ce soit dans le nord de l’Europe, dans les Amériques, dans le sud-est de l’Asie ou aux confins de l’Afrique. Il faut en effet attendre le début de cette période pour voir les voyageurs partir explorer les immensités glacées de la Sibérie, les plateaux de la Californie ou les terres escarpées et balayées par les vents des Malouines, et quelques années encore pour lire le récit de leurs pérégrinations : les relations des voyages en Sibérie et en Californie de Chappe d’Auteroche, le journal du voyage aux îles Malouines et au détroit de Magellan de Pernetty, le récit du voyage dans les mers de l’Inde de Le Gentil de la Galaisière ou encore la traduction de la description du Kamtschatka de Kracheninnikov (1). Les voyageurs ayant fait escale le long des côtes méridionales africaines, ayant séjourné au Cap de Bonne-Espérance ou ayant échoué sur les côtes de la Cafrerie entre le seizième et le dix-huitième siècles sont nombreux. Beaucoup moins nombreux sont ceux qui se sont réellement aventurés à l’intérieur des terres et rares sont ceux qui se sont livrés à une véritable exploration de ce vaste espace que les historiens, les géographes et les carto-graphes, à la suite des voyageurs, ont indifféremment nommé le « Pays des Hottentots », la « Hollande Hottentote », la « Cafrerie », la « Grande Cafrerie », le « Pays des Cafres », le « Monoemugi » ou le « Monomotapa ». Avant le dernier tiers du dix-huitième siècle, quelques expéditions ont bien été envoyées à l’intérieur des terres par les gouverneurs du Cap de Bonne-Espérance, expéditions dont se sont fait l’écho les officiels du Cap dans le Dagh-register et quelques voyageurs dans les relations qu’ils ont écrites suite à leur escale ou à leur séjour dans la colonie comme l’abbé de La Caille ou Bernardin de Saint-Pierre (2). Mais c’est surtout au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle que l’Afrique australe va véritablement être explorée, que sa faune va être découverte et que ses populations les plus reculées vont être rencontrées. Gordon, Sonnerat, Pagès, Paterson, Sparrman, Thunberg et Levaillant ont en commun d’avoir exploré dans les mêmes années l’espace austral africain et d’avoir privilégié l’enquête, la conquête de l’inconnu, la rencontre de l’autre, à la recon-naissance du « déjà-vu ». Et c’est précisément parce qu’ils s’efforcent de se départir de leurs préjugés pour poser un regard neuf – un œil expert – sur les populations qu’ils rencontrent, que leurs descriptions renouvellent littéralement les savoirs relatifs aux Hottentots. Via l’analyse des descriptions insérées par les naturalistes et les explorateurs dans leurs relations, c’est au renouvellement des savoirs relatifs aux Hottentots qui s’opère à la fin du dix-huitième siècle que l’on va ici s’intéresser.
Une révolution du regard. Les représentations des populations de l’intérieur du continent africain dans les travaux de Robert Jacob Gordon
Après avoir séjourné une première fois durant deux années au Cap et après avoir demeuré trois années en Europe, Robert Jacob Gordon regagne le Cap où il obtient le poste de commandant de la garnison trois années après son retour en 1780. Au cours des quinze années durant lesquelles il va être en charge de cette fonction, Gordon va, à la tête de plusieurs expéditions, explorer les confins africains, de l’embouchure du fleuve Orange à l’embouchure de la Great Fish River. Grâce aux rapports des colons installés dans l’arrière-pays, il établit un relevé toponymique d’une remarquable précision. C’est lors de son exploration du Namaqualand qu’il se familiarise avec la langue nama et qu’il rédige une série de notes sur les cérémonies et cultes des Namaquas (3). À l’instar de tous les voyageurs, administrateurs, savants et polygraphes qui ont écrit sur les nations hottentotes, Gordon a lu Kolb. Même si son ouvrage ne fait plus autant autorité que par le passé, il reste une source incontournable et le fait qu’un certain nombre des matériaux qu’il a réunis ait fait l’objet de remises en question et de dénégations incite les voyageurs à vouloir s’assurer par eux-mêmes d’un certain nombre de choses afin de vérifier s’ils doivent les classer parmi les réalités ou les cataloguer parmi les fables. Si à l’instar de son journal, ses notes n’ont pas été publiées de son vivant, il apparaît certain que Gordon a été, tout le temps qu’il est resté en poste au Cap et lors de ses séjours en Europe, un informateur précieux pour tous ceux qui s’intéres-saient à la vie quotidienne, à la physionomie ou aux mœurs des Hottentots. Robert Gordon note que certains groupes parmi ceux qu’il a rencontrés pratiquent l’ablation d’un testicule, s’aspergent d’urine lors de cérémonies ou se parent d’entrailles animales. À l’inverse de nombre de ceux qui ont écrit sur le Cap, il n’étend pas ses observations à tous les Hottentots. C’est en cela que son témoignage est celui d’un véritable ethnographe.
Une révolution du discours. L’autre à l’épreuve des classifications linnéennes : les représentations des mœurs et coutumes des Hottentots dans les relations d’Anders Sparrman et Carl Peter Thunberg
De même que s’accomplit, au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle, avec Gordon, une révolution du regard, c’est à cette même époque que s’accomplit, avec Sparrman et Thunberg, une révolution du discours (4). En effet, tandis que de nouveaux savoirs scientifiques sont en passe de se constituer – ethnologiques, anthropologiques… – les modèles sont réévalués. Après avoir été lus et commentés par les savants dans les plus grandes académies européennes, les travaux de Carl von Linné fascinent et inspirent les voyageurs (5). Disciples de Linné, Thunberg et Sparrman explorent la région du Cap dans les années 1770. Anders Sparrman, de 1772 à 1776 et Carl Peter Thunberg, de 1772 à 1775. A l’instar des nombreux voyageurs qui ont visité le Cap, Sparrman et Thunberg ont laissé une relation de leur voyage dans laquelle ils ont inséré une description circonstanciée des Hottentots. Comme le montrent les subtiles distinctions qu’opèrent ces auteurs entre les Hottentots d’abord, entre les Hottentots et les Bochimans ensuite, puis entre les Hottentots et les Bochimans d’une part, et les Cafres d’autre part, enfin, leurs écrits relèvent de la description classificatrice. La logique sur laquelle ils se fondent est binaire ou diagrammatique. Elle s’inscrit dans la tradition de la rhétorique ramiste chère aux savants scandinaves. C’est précisément parce que ce type de rhétorique est diagrammatique que peut être exhumée la logique qui sous-tend leurs écrits. Au même titre que le discours et l’image, le diagramme fait partie intégrante du dispositif rhétorique. Le stock d’oppositions, de marqueurs sémantiques et de lieux communs qui en résulte procède de leur articulation. Deux exemples. Lorsque Sparrman réexploite la topique de l’espèce – humaine / animale –, il écrit : « Les Bochimans vivent de la chasse et du pillage et ne gardent jamais un animal vivant plus d’une nuit. Ils se rendent ainsi odieux au reste du genre humain, ils sont poursuivis et exterminés comme ces bêtes sauvages dont ils ont adopté les mœurs ». Lorsque Thunberg se focalise sur la topique de l’expression de la sexualité – virile / non virile –, il écrit : « Les Cafres qui vivent là (à l’est de la Great Fish River) sont plus grands que les Hottentots, plus effrontés et courageux, mieux bâtis, plus noirs et plus forts » (6). Dans le dernier tiers du dix-huitième siècle, dans les discours des naturalistes suédois, l’efficace du discours racial procède essentiellement de cette binarité. Ce sont ces oppositions qui permettent de dresser « un tableau de caractérisation ethnique » et qui fondent ce que Philippe Salazar nomme « l’armature sémantique du dis-cours de la race » (7). Pour l’observateur comme pour le lecteur, elles constituent autant de signes sûrs de reconnaissance marquant l’appropriation du corps de l’autre par les savants européens porteurs des armes du sens. Via ces écrits s’opère donc de manière insidieuse une constitution en discours structurés des imaginaires raciaux.
Une évolution des centres d’intérêt : la part dévolue à la description des Hottentots dans les relations de William Paterson et Pierre Sonnerat
Ville ouverte accueillant chaque année des dizaines de navires, le Cap attire de nom-breux savants au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle. Que ce soit des zoologistes, des botanistes ou des ornithologues confirmés, des étudiants avancés recommandés par leur maître ou des amateurs éclairés, ces voyageurs sont de plus en plus nombreux à se rendre au Cap pour explorer l’arrière-pays dans les années 1770-1780. Un important réseau s’établit entre les officiels qui, au Cap, multiplient les marques d’hospitalité envers les voyageurs de passage, et en Europe, les naturalistes, les botanistes, les zoologues mais aussi les amateurs d’exotica, les collectionneurs ou encore le directeur des jardins du roi. William Paterson séjourne dans la colonie dans les années 1779 et 1780. Botaniste, il est officiellement chargé de collecter des plantes pour les rapporter en Angleterre ; officieuse-ment, il profite de son séjour pour réunir un maximum d’informations sur les défenses des Hollandais. De son séjour, il rapporte une relation qui traite principalement de la faune et de la flore de la colonie. À l’instar de tous ceux qui font escale ou qui séjournent dans la co-lonie dans ces années, William Paterson consacre une partie de sa relation aux Hottentots. Mais plus que les Hottentots, ce sont les animaux et surtout les plantes qui retiennent son intérêt. Les deux gravures qui les donnent à voir et qui sont insérées dans le volume de planches qui accompagne la relation sont des plus éloquentes : les sauvages représentés n’ont rien en commun avec les représentations qui ont jusqu’alors été véhiculées d’eux, comme si l’illustrateur n’avait pas pris la peine de se documenter. Que ce soit dans les descriptions livrées par les voyageurs ou dans les gravures qui les accompagnent, les mœurs et coutumes hottentotes n’accaparent plus l’attention des voyageurs comme c’était encore le cas au cours des décennies précédentes. Ce constat n’est pas seulement valable pour Paterson. Il l’est aussi pour Sonnerat. Sous commissaire de la Marine, naturaliste, pensionnaire du roi, correspondant de l’Académie royale des Sciences de Paris, Pierre Sonnerat effectue au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle deux voyages dans le sud-est asiatique, le premier dans les Moluques et les Philippines dans les années 1771-1772, dont il publie la relation sous le titre de Voyage à la Nouvelle-Guinée en 1776, le second en Chine, dans les années 1774-1781, dont il fait paraître la relation sous le titre de Voyage aux Indes et à la Chine en 1782 (8). Dans son Voyage aux Indes et à la Chine, Pierre Sonnerat consacre quelques paragraphes aux Hottentots. « Ces peuples, écrit-il curieusement, sont encore très-peu connus ; ils n’ont ni prêtres, ni temples, ni dieux, ni savans. On sait seulement, poursuit-il, qu’ils s’assemblent dans les nouvelles lunes, pour danser toute la nuit ; mais il n’est pas décidé que ce soit par esprit de religion : cependant ils ont un mauvais génie qu’ils reconnaissent dans ce petit insecte que nous appelons mante ; quelques-uns se coupent superstitieusement la jointure des doigts dans leur enfance, s’imaginant qu’après cette opération, le mauvais génie ne peut plus rien sur eux. » À l’instar de la plupart des voyageurs qui ont fait escale au Cap, Sonnerat décrit les Hottentots comme des êtres bons et affables « aux mœurs très-douces ; accoutumés à l’indépendance. » À son tour, il consacre quelques lignes à la question du tablier : « le tablier fabuleux qu’on prête à leurs femmes, écrit-il, et qu’on dit leur avoir été donné par la nature, n’a point de réalité ; il est vrai, ajoute-t-il, qu’on aperçoit dans certaines une excroissance des nymphes qui quelquefois pend de six pouces, mais c’est un phénomène particulier, dont on ne peut pas faire une règle générale. »  (9) Sonnerat ne s’attarde pas au Cap. Son escale est de courte durée. Mais s’il ne s’étend pas plus longuement sur les Hottentots, ce n’est pas seulement parce qu’il n’a véritablement pris le temps de réunir sur eux une information sérieuse ; c’est surtout parce que les Hottentots qui évoluent au Cap même se sont européanisés et qu’ils ont peu en commun avec les représentations qui les donnent à voir et que continuent de véhiculer les livres savants et les collections de voyages.
Un renversement de valeurs. De la rencontre de l’autre à sa mise en scène : les populations de l’intérieur de l’Afrique vues par François Levaillant
C’est au cours de la même décennie que François Levaillant progresse à l’intérieur du continent africain au nord du Cap de Bonne-Espérance et plus précisément de 1781 à 1785. De tous les voyageurs qui séjournent en Afrique australe au cours de la décennie, il est celui qui progresse le plus à l’intérieur du pays même s’il est avéré qu’il n’a pas effectué toutes les expéditions dans lesquelles il mettra l’autre et il se mettra littéralement en scène. Bien qu’il soit d’abord un ornithologue et qu’une part importante des savoirs qu’il réunira dans le récit de ses voyages sera consacrée aux oiseaux, Levaillant s’intéresse autant, au cours de ses expéditions, aux mœurs et coutumes des populations qu’il rencontre qu’à la faune ou à la flore. Et c’est parce qu’il est intimement convaincu que les populations des confins africains ont été durant des décennies fantasmées que son objectif est de les réhabiliter lorsqu’il entreprend de rédiger sous la forme de notes – que reprendront Varon et Legrand d’Aussy – le récit de ses voyages (10). « Les Caffres, leurs mœurs, leur caractère et leur façon de vivre ne nous étaient point connus » écrit-il avant de poursuivre : « le préjugé […] nous les avait toujours présentés comme des peuplades féroces et sanguinaires. » Comme La Caille et Bernardin de Saint-Pierre, Levaillant fustige les « balivernes », les « mensonges » et les « fables » qu’a selon lui fabriquées Kolb et qu’ont repris et véhiculés ses successeurs : « Je ne connais point de voyage sur l’Afrique, écrit-il, qui ne soit entaché des absurdes rêveries de Kolb. » (11) Afin que les Hottentots apparaissent plus humains, Levaillant les présente sous un jour positif. Alors que tous ses prédécesseurs n’ont pas manqué de pointer la laideur et l’insoutenable odeur des Hottentots, Levaillant souligne à l’inverse leur extraordinaire beauté, leur taille bien dessinée, leurs formes nobles. En agissant de la sorte, il procède à un véritable renversement des valeurs. Et c’est parce que ses descriptions des populations hottentotes leur apparaîtront résolument neuves qu’elles inciteront Varon et Legrand d’Aussy à livrer des Hottentots une vision mythique.
C’est au cours du dernier tiers du dix-huitième siècle donc, que sous l’impulsion d’une nouvelle génération de voyageurs, l’intérieur du continent africain fait l’objet d’une véritable exploration. Grâce à Robert Jacob Gordon, Anders Sparrman, Carl-Peter Thunberg ou encore François Levaillant, de nouveaux territoires sont pénétrés, de nouvelles populations rencontrées. Grâce aux nombreuses expéditions auxquelles ils participent, on dispose désormais sur cette partie de l’Afrique et sur ses populations qui n’étaient jusqu’alors connues que par ouï-dires, d’un stock de savoirs neufs. Mais du fait de la Révolution, c’est moins aux Cafres, aux Hottentots et autres Bochimans que l’on s’intéressera qu’au Noir des colonies (12).

1. Stepan-Petrovitch Kracheninnikov, Histoire de Kamtchatka […], traduit par M. Eidous, Lyon, Duplain, 1767, 2 vol. Rééd. : Histoire et description du Kamtschatka […], traduit du russe par M. de Saint-Pré, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1770, 2 vol. ; Antoine-Joseph Pernetty, Journal historique d’un voyage fait aux îles Malouines […] et de deux voyages au détroit de Magellan […], Berlin, 1769, 2 vol. Rééd. : Histoire d’un voyage aux îles Malouines, avec des observations sur le détroit de Magellan et sur les Patagons […], Paris, Saillant et Nyon, 1770, 2 vol. ; Jean Chappe d’Auteroche, Voyage en Sibérie […], Paris, Debure père, 1768, 2 vol. Voyage en Californie […], Paris, Jombert, 1772 ; Guillaume-Joseph-Hyacinthe-Jean-Baptiste Le Gentil de La Galaisière, Voyage dans les mers de l’Inde […] à l’occasion du passage de Vénus sur le disque du Soleil […], Paris, Imprimerie royale, 1779-1781, 2 vol. C’est parce que ces explorateurs et ceux qui ont exploré l’intérieur des confins africains « témoignent de cet esprit de curiosité totale , mais structurée, qui est l’un des aspects les moins contestables de la civilisation européenne de l’Age classique » que, comme le remarque fort justement François Moureau, « entre ces deux moments de colonisation brutale que furent le seizième et le dix-neuvième siècles, le Siècle des Lumières paraît avoir placé, en bien des cas, l’enquête avant la conquête. » François Moureau, « Présentation » [in]Voyager, explorer. Dix-Huitième Siècle, n°22, 1990, p.5-12.
2. La première section du Journal historique de l’abbé de La Caille, intitulée « Observations préliminaires sur les coutumes des Hottentots », qui est de la main de celui qui en assuré la publication du Journal, est consacré aux mœurs et coutumes des Hottentots et porte en partie sur les mœurs des « Sauvages du fond de l’Afrique » ou « Sauvages de l’intérieur de l’Afrique ». « Un riche particulier de Hollande, lit-on, avec qui feu M. de la Caille avoit eu quelques liaisons au Cap, lui raconta qu’ayant eu la curiosité de pénétrer de fleuves en fleuves plus de 500 lieues avant dans l’intérieur de l’Afrique, il avoit reconnu, dans toutes les peuplades qui l’habitent, une uniformité parfaite d’usages et de conduite. Il voyageait dans un canot bien approvisionné, accompagné de quatre soldats et de deux domestiques. Le pays ne laisse pas d’être garni d’habitants, suivant son rapport ; il faisoit peu de lieues sans apercevoir de cabanes […]. » Mais contrairement à ce qui est rapporté, La Caille ne s’est jamais aventuré à l’intérieur des terres, pas plus en canot qu’à pied d’ailleurs, et les informations qu’il a pu réunir sur « Sauvages du fond de l’Afrique » ou « Sauvages de l’intérieur de l’Afrique » ne peu-vent provenir que d’informateurs mal informés, le pays étant en effet très loin « d’être garni d’habitants. » Abbé Nicolas-Louis de La Caille, « Observations préliminaires sur les coutumes des Hottentots » [in]Journal historique du voyage fait au Cap de Bonne-Espérance, Paris, Guillyn, 1763, p.257-274. Cit. p.267-268.
3. Le premier séjour de Robert Jacob Gordon au Cap date des années 1773-1774. C’est lors de son séjour en Hollande en 1774 qu’il rencontre le docteur Robert, qui a également séjourné au Cap et Diderot, qui les interroge tous deux sur le tablier des Hottentotes. C’est à lui plus qu’à Robert que Diderot doit d’ailleurs ses informations sur les Hottentots. De retour au Cap en 1777, il consigne une première série de notes sur les Hottentots dans les années 1779-1780 et profite de sa nomination au poste de commandant pour effectuer de nombreuses expéditions dans l’arrière pays et consigner ses observations dans un journal, des lettres ainsi que des croquis et des cartes. Sur les voyages et les différents écrits de Gordon : Vernon Forbes, « Further Notes on Colonel Robert Jacob Gordon » [in]Africana Notes and News, juin 1952, vol.IX, n°3, p.84-94 ; P.E. Raper, et Maurice Boucher, Robert Jacob Gordon Cape Travels, 1777-1786, Johannesburg, Brenthurst Press, 1988 ; Patrick Cullinan, « Robert Jacob Gordon and Denis Diderot : The Hague, 1774 » [in]Quarterly Bulletin of the South African Library, Juin 1989, vol.43, n°4, p.146-152 ; Robert Jacob Gordon, 1743-1795 : the Man and his Travels at the Cape, Cape Town, Struik Winchester, 1992. Andrew Smith, et Roy Pheiffer, « Col. Robert Jacob Gordon’s Notes on the Khoikhoi, 1779-80 » [in]Annals of the South African Cultural History Museum, vol.5, n°1, 1992, p.1-56 ; « Letters from Robert Jacob Gordon to Hendrik Fagel, 1779 », Brenthurst Archives, vol.I, n°2, 1994, p.29-46.
4. Sur cette révolution du discours : Philippe-Joseph Salazar, « The Unspeakable Origin : Rhetoric and the Social Sciences. A Re-Assessment of the French Tradition » [in]Richard H. Roberts & James M. Good, dirs., The Recovery of Rhetoric. Persuasive Discourse and Disciplinarity in the Human Sciences, London / Bristol, Duckworth / The Classical Press, 1993, p.101-116.
5. Carl von Linné, Systemae Naturae, 1758. Sur la rhétorique du Systema Naturae et sa réception : James Larson, Reason and Experience. The Representation of Natural Order in the Work of Carl von Linné, Berkeley, University of California Press, 1971. Linné provoque une rupture en introduisant l’homme au sein d’une classification des espèces animales. L’homme doit-il rejoindre le règne animal parce qu’il accuse une certaine proximité avec le singe ? C’est la question qu’il pose. Linné a conscience de bouleverser l’ordre établi mais il estime qu’il est nécessaire que les naturalistes se posent de vraies questions s’ils souhaitent définir préciser en quoi l’homme diffère spécifiquement des autres animaux. Il distingue deux espèces : Homo sapiens et Homo Troglodytus et six variétés : 1. hommes sauvages. 2. américaine. 3. européenne. 4. asiatique. 5. africaine. 6. monstrueuse. La proximité de l’homme et du singe ne le préoccupe pas outre mesure. Il crée de nouvelles catégories supérieures à l’espèce : l’ordre et la classe. Linné insère l’homme dans le système des animaux, tout en lui ménageant une place à part. Jacqueline Duvernay-Bolens l’a bien vu. « Sa contribution majeure, écrit-elle, est d’avoir substitué à un mode de classement linéaire des espèces un système d’emboîtement entre des catégories de niveaux hiérarchiques différents. » Jacqueline Duvernay-Bolens, « L’Homme zoologique. Races et racisme chez les naturalistes de la première moitié du XIXe siècle » [in]L’Homme, n°133, janvier-mars 1995, p.9-32. Cit. p.12.
6. Anders Sparrman, A Voyage to the Cape of Good Hope […] and to the Country of the Hottentots and the Caffres from the Years 1772-1776, Cape Town, Van Riebeeck Society, 1975-1977. Edition établie par Vernon Forbes, 2 vols. Cit. vol.1, p.194. Trad. fr. : Philippe Salazar ; Carl Peter Thunberg, Travels at the Cape of Good Hope, 1772-1775, Cape Town, Van Riebeeck Society, 1986. Edition établie par Vernon Forbes. Cit. p.101. Trad. fr. : Philippe Salazar. Comme le montre Philippe Salazar, William Sommerville aura recours à une opération similaire lorsqu’il procèdera à une description des Kora’s (ou Korana) lors du séjour qu’il effectuera dans la région du Cap entre les années 1799 et 1802, et qu’il notera qu’ils sont « d’une stature plus imposante […] et infiniment plus doux de manières […] propres à inspirer la confiance, en un frappant contraste avec leurs voisins les Bochimans qui, habitués comme ils le sont à se méfier de tout, roulent sans arrêt des yeux et jettent, apeurés, des regards en arrière. » William Sommerville, Narrative of His Journeys to the Eastern Cape Frontier and to Lattakoe, 1799-1802, Cape Town, Van Riebeeck Society, 1979. Edition établie par E. et F. Bradlow. Cit. p.90. Trad. fr. : Philippe Salazar. La logique qui gouverne la description de William Sommerville est la même qui gouverne les descriptions d’Anders Sparrman et de Carl Peter Thunberg. Mais à l’inverse des relations des deux naturalistes suédois, le récit du voyageur anglais demeurera longtemps à l’état de manuscrit.
7. Philippe-Joseph Salazar, « Rhétorique de la race : l’Afrique Australe au XVIIIe siècle » [in]Rhetorica, op.cit., p.159. Recommandés par Linné, Anders Sparrman et Carl-Peter Thunberg sont, dès leur arrivée au Cap, chacun pris en charge par les officiels de la colonie. Ce sont eux qui leur permettent de préparer leur expédition dans l’arrière-pays dans les meilleures conditions. Que Sparrman et Thunberg établissent chacun dans leur relation une multiplicité de distinctions entre divers groupes ne prouve pas qu’ils sont effectivement entrés en contact avec eux. La progression dans l’arrière-pays, pour des expéditions aussi soigneusement préparées que les leurs, comporte un certain nombre de haltes dans les fermes les plus reculées. Les boers, les propriétaires de ces fermes, des blancs qui se sont retirés à l’intérieur du pays pour échapper à la tutelle de la colonie, connaissent bien la région dans laquelle ils se sont établis. C’est auprès d’eux que les voyageurs se renseignent lorsqu’ils désirent obtenir des informations sur les populations indigènes qui sont établies dans les environs et c’est sans doute auprès d’eux que Sparrman et Thunberg ont tiré une importante partie des matériaux qu’ils ont réunis sur ceux qu’ils nomment les Cafres, les Bochimans et les Hottentots. Sur ce point : Vernon Forbes, Pioneer travellers of South Africa, a geographical commentary upon routes, records, observations and opinions of travellers at the Cape, 1750-1800, Cape Town / Amsterdam, Balkema, 1965, p.25-36 et 46-58.
8. Respectivement sous-titrés « Description des Lieux, des Observations physiques & morales & des détails relatifs à l’Histoire Naturelle dans le Regne Animal & le Regne Vegetal » et « Voyage dans lequel on traite des murs, de la religion, des sciences et des arts des Indiens, des Chinois, des Pégouins et des Madégasses; suivi d’observations sur le Cap de Bonne-Espérance, les îles de France et de Bourbon, les Maldives, Ceylan, Malacca, les Philippines et les Moluques, et de recherches sur l’histoire naturelle de ces pays, etc. », les deux ouvrages de Sonnerat et les atlas qui les accompagnent sont d’abord, à l’instar des ouvrages de Paterson et Pagès, qui ont recensé au cours de leur séjour en Afrique, de nouvelles espèces animales et végétales, des recueils de zoologie et de botanique dans lesquels le naturaliste célèbre la luxuriance, l’abondance et la diversité de la Nature. William Paterson, Quatre voyages chez les Hottentots et chez les Cafres […], traduits par Jean-Baptiste de La Borde, Paris Didot l’aîné, 1790. Rééd. : Quatre voyages dans le pays des Hottentots et la Caffrerie […], traduits par Jean-Henri. Castera [in]James Bruce, Voyage en Nubie et en Abyssinie, Paris, Plassan, 1791 ; Pierre-Marie-François de Pagès, Voyages autour du monde et vers les deux pôles par terre et par mer […], Paris, Moutard, 1782 ; Pierre Sonnerat, Voyage à la Nouvelle-Guinée […], Paris, Ruault, 1776 ; Voyage aux Indes Orientales et a la Chine […] depuis 1774 jusqu’en 1781 […], Paris, l’auteur, 1782.
9. Contrairement à ce qu’écrit Sonnerat, les Hottentots sont loin d’être « peu connus. » La plupart des collections, recueils de voyages et autres mélanges curieux donnent à lire une ou plusieurs relations décrivant leurs mœurs de manière plus ou moins exactes mais toujours de façon circonstanciée. Et concernant leurs croyances et pratiques religieuses les lecteurs disposent à la fin du dix-huitième siècle d’une source assez fiable : l’Histoire des mœurs, coutumes et pratiques religieuses de tous les peuples du monde de l’abbé Banier, ainsi que de la Description du Cap de Bonne-Espérance de Kolb et du Journal historique du voyage fait au Cap de Bonne-Espérance de l’abbé de La Caille. Ce jugement laconique tend donc à confirmer que si Sonnerat insère dans sa relation quelques lignes relatives aux Hottentots, c’est moins parce que ceux-ci retiennent réellement son intérêt que parce que, selon la formule consacrée, « tous les voyageurs avant lui en ont parlé ». Lorsqu’en 1806, il réédite le Voyage aux Indes Orientales et a la Chine […] « d’après le manuscrit autographe de l’auteur » Sonnini de Manoncourt, fort des observations faites par Péron et Lesueur au cours de leur voyage aux Terres australes, écrit : « […] L’on peut se rappeler qu’en décrivant l’espèce de circoncision à laquelle sont soumises les femmes indigènes de l’Égypte et de l’Abyssinie, j’ajoutai que l’excroissance naturelle qui donne lieu à cette opération, n’était vraisemblable-ment pas réservée aux seules Egyptiennes et abyssines, et qu’elle devait se retrouver depuis ces contrées jusqu’au Cap de Bonne-Espérance, sur une ligne qui ne comprendrait que les peuples basanés, et non les négresses, chez lesquelles on ne trouve rien de semblable. Ma conjecture s’est pleinement confirmée ; et MM. Péron et Lesueur, naturalistes […], annon-cent dans un mémoire lu à l’Institut, que le tablier fait partie des organes sexuels chez les femmes des peuplades africaines, qui habitent la région méridionale au nord du grand Karao, des montagnes de Snewberg et du pays de Camdebo […]. D’après les observations de M. Péron et Lesueur, le tablier des femmes boschimanes est parfaitement indépendant de toute affection maladive, de tout tiraillement mécanique ; il s’observe dès l’enfance, et croît avec l’âge […]. » Addition de Charles Sonnini [in]Pierre Sonnerat, Voyage aux Indes Orientales et a la Chine […] depuis 1774 jusqu’en 1781 […]. Nouvelle édition, revue et rétablie d’après le manuscrit autographe de l’auteur par M. Sonnini, Paris, Dentu, 1806, vol.3, p.319-323. Le mémoire de Péron et Lesueur auquel fait allusion Sonnini sera effectivement lu à l’Institut mais il ne sera pas publié contrairement à ce qui avait été annoncé. Seuls quelques extraits paraîtront dans diverses publications scientifiques.
10. Voir infra. Troisième partie. Chapitre troisième. 2. Mon frère le Hottentot ? Les Noirs, les Cafres et les Hottentots dans les rapports des administrateurs, les discours politiques, les fictions narratives et les œuvres dramatiques sous la Révolution. Comme l’ont mis en évidence les spécialistes de Levaillant et de ses Voyages, si les passages philosophiques, nourris des idées de Raynal et Rousseau, sont de la plume de Varon et Legrand d’Aussy, les passages ethnographiques, anecdotes et passages romanesques, sont de la main de Levaillant. C’est à lui par exemple que l’on doit cette anecdote sur le fessier proéminent des Hottentotes : « J’ai vu une fille de trois ans, écrit-il, jouer et sauter devant moi pendant plusieurs heures. Je la plaignois d’être chargée de ce gros paquet qui me paraissoit devoir gêner ses mouvemens ; et je ne m’apercevois point qu’elle en fût moins libre. Quelquefois, pour s’amuser d’un jeune frère avec qui elle jouoit, elle marchoit à pas comptés ; puis, appuyant fortement le pied contre terre, elle communiquoit à son corps un ébranlement qui faisoit remuer son postique comme une gelée tremblante ; le bambin cherchoit à l’imiter ; mais n’en pouvant venir à bout, parce qu’il n’avoit pas ce gros c.. qui n’est propre qu’au sexe, il se dépitoit d’impa-tience, tandis que sa sœur rioit à gorge déployée […]. » François Levaillant, Second voyage dans l’intérieur de l’Afrique par le Cap de Bonne-Espérance dans les années 1783, 84 et 85 […], Paris, Hendrik Jansen, an III, vol.3, p.105-106.
11. François Levaillant, Second voyage dans l’intérieur de l’Afrique par le Cap de Bonne-Espé-rance dans les années 1783, 84 et 85, op.cit., vol.1, p.196, vol.2, p.55. Voir aussi vol.1, p.366.
12. C’est au cours de la première moitié du dix-neuvième plus qu’au cours de la dernière dé-cennie du dix-huitième siècle que les Voyages de François Levaillant connaîtront un immense succès. Ce n’est en effet pas dans la Description du Cap de Bonne-Espérance de Peter Kolb et pas dans le Journal historique du voyage fait au Cap de Bonne-Espérance par l’abbé de La Caille que les anthropologues de la première moitié du dix-neuvième siècle iront chercher les matériaux relatifs aux populations des confins africains dont ils auront besoin pour étayer leurs argumentations sur la constitution des races, mais dans les Voyages de Levaillant. Etienne de Lacépède s’y réfèrera dans son cours de zoologie, Antoine Desmoulins et Pierre-Paul Broc, dans leurs essais sur les races humaines. Etienne de Lacépède, Discours d’ou-verture du cours de zoologie de l’an IX […], Paris, 1800 ; Histoire naturelle des races humaines du nord-est de l’Europe, de l’Asie Boréale et Orientale et de l’Afrique Australe, Paris, 1826 ; Pierre-Paul Broc, Essai sur les races humaines considérées sous les rapports anatomiques et philosophiques, Paris, 1836.
///Article N° : 4037

  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  
  •  

Laisser un commentaire