Nous voilà transplanté dans les années 50, dans le milieu bourgeois policé qu’explorait Douglas Sirk dans ses mélodrames vernis. Pourtant, s’il en utilise tous les codes, Todd Haynes ne joue le mimétisme que pour mieux nous tromper. D’une part parce qu’il sait bien qu’il s’adresse à un public qui n’est plus dupe et ne se laissera pas retourner aussi facilement. D’autre part parce qu’il introduit des thèmes, absents des mélodrames de Sirk, que sont le racisme et l’homosexualité. C’est bien sûr tout l’intérêt de « Loin du paradis » : ce décalage entre l’élève et le modèle.
Une émotion s’installe, liée à une tension entretenue durant tout le film, qui n’a rien de lacrymogène. Elle tient à la perfection de la mise en scène qui ne laisse rien de côté, à un scénario béton et surtout à l’épaisseur de personnages admirablement interprétés : Julianne Moore arrive a faire émaner de son sempiternel sourire tout le drame qu’elle vit dans les tripes, Dennis Quaid est convaincant dans un rôle difficile de mari modèle en décrépitude, et Dennis Haysbert sait être un jardinier noir à la fois objet et sujet du désir. Cela ne fonctionnerait pas si le décor n’était pas au diapason : Haynes joue à plein sur le kitsch du mobilier, la luxuriance proprette du jardin, les feuilles d’automne omniprésentes annoncées par une peinture dès le générique et bien sûr une musique qui n’hésite pas sur les violons. Haysbert sera ainsi magnifié en plan large dans son environnement naturel ou occupant l’espace de la relation en plan rapproché. Dans la pure tradition du mélodrame, ce film hyper-codé invite à sortir du code en mettant en scène des personnages piégés par la violence de la norme.
Aucune trace ici des affres romantiques de Max Ophuls ou des vertiges de Nicolas Ray : chaque personnage suit une voie tracée par le moule social car c’est lui le sujet et lui seul. Le couple qui en réalité se délite est un modèle pour toute la région, pris en exemple par la gazette locale et servant même de publicité pour les produits vendus par le mari. Il n’existe que par l’exclusion de tout ce qui ne correspond pas au modèle américain : l’homosexualité qui dérange un machisme de bon aloi (les femmes se confient entre elles le nombre de coït que leur autorise leur mari chaque semaine), l’émancipation des Noirs, représentée dans le film par les militants du mouvement pour la défense des droits civiques mais aussi par la tranquille détermination du jardinier à sortir de son milieu.
Quoi de plus actuel que cette vision d’une Amérique étriquée où Noirs et Blancs se mobilisent contre ceux qui feraient un pas de côté, à l’heure où en Irak, les armes imposent au monde une logique qu’il n’a pas choisi ? En utilisant les ficelles d’un mélo suffisamment retenu pour permettre cette réflexion, Haynes nous offre ainsi davantage qu’un vrai plaisir de cinéma : face à la tentation d’une appréhension primaire de l’Amérique, il nous rappelle que même si elle se choisit régulièrement des dirigeants catastrophes, elle n’est pas univoque et a toujours su faire son analyse. Plus encore, il désigne la cause de sa dramatique insolence et ce qui pourrait bien causer sa perte : le conformisme social qui fonde l’intolérance et le mépris de la différence.
Le film se termine malgré les blocages évoqués sur une branche d’arbre en fleurs, sorte de manifeste d’espoir printanier après l’automne des sentiments. On voudrait bien y croire.
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