L’umbanda : une religion stigmatisée

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Ce sont clairement les origines africaines de l’umbanda qui ont rendu difficile la reconnaissance de cette religion très pratiquée au sein d’une société brésilienne encline au préjugé social envers les Noirs.

L’umbanda est un culte de possession urbain qui s’est formé en relation avec les mutations socio-économiques considérables qu’a connu la société brésilienne au début de ce siècle. La constitution de son univers se caractérise par l’appropriation d’éléments provenant de diverses expressions religieuses – afro-brésilienne, catholique, spirite, amérindienne – et par leur réélaboration et réinterprétation à l’intérieur d’une nouvelle structure. Si l’importance de l’apport afro-brésilien dans la synthèse umbandiste lui fait mériter sa place au côté des autres cultes afro-brésiliens, elle est aussi ce qui constitue depuis toujours un obstacle à sa pleine reconnaissance sociale, et ceci malgré les efforts considérables déployés par ses codificateurs en vue d’obtenir sa légitimité. C’est ce dernier point que j’examinerai brièvement ici.
Les mythes, croyances et rites umbandistes plongent leurs racines noires dans l’ancienne et populaire macumba (1). L’umbanda n’apparaît pourtant véritablement que dans les années 20-30, quand des Kardécistes (2) de classe moyenne se mettent à incorporer dans leurs pratiques des éléments des traditions afro-brésiliennes et commencent à professer et à défendre publiquement ce « mélange », revendiquant pour lui le statut de nouvelle religion ainsi qu’un espace social propre et légitime au côté des autres religions (V. Gonçalves da Silva, 1994). Ils adoptèrent le terme « umbanda » pour désigner ce syncrétisme à la fois spontané et réfléchi. La descente, dans les cérémonies et le corps de ces Kardécistes insatisfaits (3), d’esprits de « cabocles » (caboclos) et de « vieux-noirs » (pretos-velhos) issus de la macumba, marqua l’amorce d’un processus qui éloignait leurs pratiques du kardécisme et les rapprochaient des manifestations populaires de la macumba. Ces esprits, représentant respectivement les Indiens brésiliens et les esclaves africains, devinrent centraux dans la nouvelle religion.
Mais si ces Kardécistes « dissidents » reconnaissaient la force de la macumba, s’ils se mirent à préférer les esprits et les divinités africaines présents dans la macumba, ils ne pouvaient admettre certains éléments qui étaient incompatibles avec les conceptions « évoluées » du spiritisme auxquelles ils étaient attachés et qui choquaient leur « mentalité éclairée ». L’appropriation fut donc volontairement sélective. Incommodés par certains aspects de la macumba, ils cherchèrent à éliminer les éléments qu’ils considéraient « barbares », « primitifs » et stigmatisants, comme les offrandes de nourriture et d’alcool aux esprits, la consommation d’alcool et l’usage du tabac pendant les cérémonies, les danses pieds nus, les sacrifices d’animaux. Pour ces anciens Kardécistes, il était nécessaire de débarrasser de toute connotation prolétaire, misérable et noire, l’umbanda naissante, laquelle ne devait pas être confondue avec la macumba.
Le Premier Congrès du Spiritisme d’Umbanda qui s’est tenu à Rio en 1941 allait consacrer l’existence de la nouvelle religion. Il avait pour objectif de la codifier, de systématiser sa dogmatique et d’uniformiser son rituel, afin de canaliser les formes spontanées d’umbanda émergeant ici et là vers une Umbanda unifiée.
A mesure qu’elle sortit de son anonymat pour occuper une situation de plus grande visibilité sociale, l’umbanda rencontra l’hostilité de nombreuses institutions. Née d’un processus d’appropriation d’éléments d’origines hétérogènes – certains légitimes, d’autres non – elle fut combattue par l’église catholique (qui la considérait comme « superstition barbare », « magie noire »), le kardécisme, la presse, la police, les institutions scientifiques et médicales (qui lui attribuaient la responsabilité de l’augmentation des maladies mentales), tous unis contre elle. Dans leurs tentatives de disqualification de l’umbanda, les critiques émanant de ces institutions prirent pour cible les éléments que les codificateurs de l’umbanda voulaient justement éliminer, parce qu’eux-mêmes les jugeaient « primitifs » et peu compatibles avec leurs conceptions. Les détracteurs de l’umbanda l’assimilèrent donc à la macumba en montrant du doigt la ressemblance de leurs pratiques.
Les attaques de cet environnement social hostile ainsi que la répression policière qui s’abattit sur l’umbanda pendant la dictature de Vargas (1937-1945) contribuèrent pour une large part à l’immense effort qui fut fait par les codificateurs umbandistes pour obtenir la légitimation de cette dernière, et tenter d’établir un minimum d’unité rituelle, doctrinale, organisationnelle. S’inspirant des fédérations kardécistes, l’umbanda créa ses propres fédérations. Leurs objectifs étaient, entre autres, de fournir une assistance juridique aux terreiros affiliés contre les persécutions policières, d’organiser la divulgation de la religion, et, dans la mesure du possible, d’imposer aux terreiros affiliés une réglementation de leurs pratiques rituelles et doctrinales. Hier comme aujourd’hui, les fédérations poursuivent leur vaste entreprise de rationalisation, de codification et d’unification, comme également leurs efforts de moralisation des croyances et des rites umbandistes. En effet, il ne suffit pas, comme le fait remarquer M. Weber (1971), qu’un groupe ou qu’une institution fonctionne : encore faut-il qu’ils s’intègrent légitimement dans la société et fondent leur statut d’existence. L’activité de codification des fédérations umbandistes s’accompagne, depuis le début, d’activités dont l’objectif est la recherche d’un statut en conformité avec des valeurs socialement légitimes.
L’année 1945 marqua la fin de la dictature en même temps que le début de la période de grande expansion de l’umbanda : les persécutions systématiques étaient terminées, de nombreux terreiros furent ouverts, de nouvelles fédérations virent le jour.
Quoique le thème des campagnes umbandistes menées depuis le Premier Congrès soit celui de l’unification, la variété des tendances doctrinales existant sous la bannière umbandiste provoque des dissidences et des divergences qui se manifestent dès les années 50 et qui persistent jusqu’à aujourd’hui. Si l’une des préoccupations centrales du Premier Congrès était la création d’une umbanda « pure », « blanche », débarrassée des éléments africains considérés comme maléfiques et primitifs, « à partir des années 50, des secteurs de cette religion provenant des strates plus basses de la population, généralement des Noirs et des Mulâtres, commencèrent à contester la distance prise avec les pratiques africaines » (V. Gonçalves da Silva, 1994 : 116). A « l’umbanda blanche » s’oppose la tendance de « l’umbanda noire » qui se propose de récupérer les valeurs et les éléments africains présents dans la religiosité populaire.
C’est dans les années 60 que l’umbanda – bénéficiant déjà d’un grand nombre d’adeptes et profitant de ses alliances politiques – va voir s’accroître son organisation et sa légitimité. Lors du Second Congrès d’Umbanda, qui eut lieu à Rio en 1961, elle fit la démonstration de son potentiel d’expansion : des milliers d’adeptes remplirent le stade du Maracanãzinho. Les fédérations deviennent de véritables forces politiques. A la différence de ce qui se passa sous la dictature de Vargas, la dictature militaire ne retira aux umbandistes ni leurs droits politiques ni leur liberté de culte. Au contraire, elle appuya les gains politiques et sociaux obtenus durant les 15 années antérieures et participa à son institutionnalisation (D.Brown , 1985).
Aujourd’hui, si l’entreprise d’unification et de codification menée par les fédérations n’est pas couronnée de succès – il y a à la fois l’umbanda et des umbandas – il n’en va pas de même de l’entreprise de divulgation et de la légitimation sociale tant recherchée. Persécutée par les forces de police, ridiculisée et rejetée par les instances légitimes de la société il y a encore cinquante ans, l’umbanda compte à présent des millions d’adeptes, possède ses programmes de radio, ses journaux, ses publications, l’appui de politiciens umbandistes et de sympathisants de la cause umbandiste. Après 1962, suivant les directives du Concile Vatican Deux, l’église catholique brésilienne a adopté une position de pluralisme liturgique et abandonné ses campagnes virulentes contre l’umbanda. L’umbanda a également acquis l’autorisation légale et l’appui institutionnel des organes gouvernementaux pour la réalisation de ses fêtes dans les espaces publics.
Pourtant, malgré les acquis considérables qu’elles a obtenus en matière de légitimité sociale sur la courte période de cinquante ans, et malgré l’amélioration de son image publique, l’umbanda n’a pas réussi à se défaire du préjugé social tenace qui lui est toujours attaché. Elle est encore suffisamment dévalorisée pour être souvent désignée du terme, ancien et très dépréciatif, de « macumba » ; encore suffisamment déconsidérée pour que nombre de ses adeptes ne confessent pas leur foi et taisent leur participation à ses cérémonies publiques. La persistance du jugement social défavorable dont elle fait l’objet, l’umbanda la doit en grande partie aux préjugés négatifs attachés à ses origines et éléments noirs et populaires. Comme le fait remarquer Diana Brown (1985 : 36-37,39), « les chefs de file de l’Umbanda ont vaincu de nombreuses batailles contre la discrimination légale, mais n’ont pas bien réussi à éteindre le préjugé social existant contre elle. (…) Ces contradictions relatives à l’image publique contemporaine de l’Umbanda sont le résultat des tensions entre ses gains légaux comme groupe d’intérêt religieux et le racisme persistant vis-à-vis de certains aspects de son contenu culturel ».
Considérée par certains comme une expression folklorique davantage que comme une expression religieuse, considérée par d’autres comme une survivance et un effroyable mélange de superstitions d’un autre âge, stigmatisée comme « magie noire » inspirant le mépris et la crainte, l’umbanda, loin d’être unanimement acceptée, n’a pas obtenu l’entière reconnaissance de la société brésilienne. 

1. Selon R. Bastide (1995), la macumba résulte d’un processus syncrétique qui, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, voit l’introduction de certains composants de la religiosité yorouba dans la cabula bantoue, associée à des influences amérindiennes et à l’influence du catholicisme populaire.
2. Les Kardécistes sont les adeptes du kardécisme, un spiritisme d’origine française qui se propage au Brésil à la fin du XIXème siècle où il y connaît immédiatement un grand succès auprès des couches sociales relativement élevées de la population.
3. Insatisfaits, semble-t-il, de l’excessive intellectualisation et du caractère très individualiste du kardécisme brésilien à ses débuts.
Bibliographie
Bastide, R., 1995, Les religions africaines au Brésil : vers une sociologie des interpénétrations de civilisations, Paris, PUF.
Brown, D., 1985, « Uma história da umbanda no Rio », Umbanda e Política, Rio de Janeiro, Ed. Marco Zero : 9-42.
Gonçalves da Silva, V., 1994, Candomblé e Umbanda, Caminhos da devoção brasileira, São Paulo, Ed. Atica.
Weber, M., 1971, Economie et société, Paris, Plon.///Article N° : 1683

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