Même heure, même endroit

Récit d'une aventure artistique située entre ici, ailleurs et maintenant

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Du Nord au Sud, d’Est en Ouest, la rose des vents pointe jusqu’au 3 septembre 2007 vers l’Abbaye Maubuisson où six artistes de diverses origines ont fait escale : Benoît Broisat, Carlos Castillo, Pascal Convert, Olga Kisselva, Seugli Lee et Grace Ndiritu. Le projet, simple en apparence, est pour des plus complexes puisqu’il interroge la relation des artistes au réel. Fabricants d’images mais aussi de méta-histoires, l’artiste dans sa posture moderne use de nombreux procédés pour donner ou (dés)informer… Alors que la frontière entre le documentariste et le journaliste se fait mince, l’artiste oscille entre ces diverses positions pour ne garder que celle du créateur. Le voyage proposé par Caroline-Coll-Serror, directrice de l’Abbaye et commissaire de l’exposition « Même heure, même endroit », est une formidable aventure sur les territoires de l’art où l’image est une coordonnée universelle et le regard un apprentissage rigoureux.

Du réel à l’immatériel: les territoires de l’art entre balises physiques et conceptuelles
L’exposition s’ouvre dans une grange froide et profonde, où le son d’une légère brise claque contre les cloisons et les arcs boutants de la nef. Des numéros et des lettres sont jonchés les uns à la suite des autres dans un parterre funeste et sablonneux. « N49°02’46 », « E02°07’02 ». Une chorale de cris, de bruits d’avion et de conflit armé retentit tel un concert de musique électro acoustique de Pierre Henry. L’artiste Carlos Castillo a construit son installation dans une logique d’immersion sensitive. Le visiteur n’y est pas accueilli en terrain neutre. Agressé par de nombreuses turbulences sonores, il doit prendre part au discours de l’œuvre. Avancer ou reculer… Toutefois, la douce obscurité ambiante est une invitation faite au visiteur pour se diriger vers le fond de la nef. Là, le tableau « Ece » flotte dans l’espace comme le récit d’une survivance à décoder. L’imminent basculement du bateau fait écho au transporteur qui en janvier 2006 avait fait naufrage dans la Manche avec 10 000 tonnes de d’acide phosphorique. Les dates de tels évènements n’échappent à personne. Pourtant, derrière ces chiffres se cachent les visages de disparus que la mémoire de l’histoire a englouti à jamais.
L’installation in situ « 35 lieux du monde » de l’artiste nicaraguayen s’érige comme un mémorial en l’honneur de tous ces lieux rayés de la carte et qui se sont progressivement effacés de nos consciences lorsque leur remembrance n’était plus d’actualité. Si l’image a le pouvoir de choquer, sa répétition fréquente banalise les effets de sa toute puissance sur les esprits. L’abstraction par les chiffres résulte alors de cette double volonté de conceptualisation minimaliste et de critique de la modernité. L’immatérialité des chiffres évoque précisément des lieux à travers des coordonnées géographiques. Il devient possible à chacun de se situer dans le monde, d’y trouver sa place. Cette œuvre explique l’artiste « vient marquer l’espace de l’abbaye comme un territoire de l’Art et non pas comme un espace ou un territoire politique où la revendication nationaliste est généralement caractérisée par des drapeaux. Le drapeau est donc délibérément blanc ne portant que l’inscription des coordonnées du lieu présent en lettres et signes bleus.« . Ainsi, l’image perd de sa propension informative alors que le chiffre redonne un sens physique aux choses, une autre force d’inertie.
L’installation de Carlos Castillo répond avec force à la dernière installation de l’exposition, L’hommage à Anna Poutovskaïa de Pascal Convert. Celui-ci mieux connu pour des œuvres comme La Piéta du Kosovo (Kosovo, 1989), la Madone de Benthala (Algérie, 1997) et la Mort de Mohamed Al Dura à Netzarim (Gaza, 2004), perçoit l’actualité comme le trou noir de la mémoire car une tragédie entraîne l’oubli d’une autre. Il s’interroge alors sur le devenir mémoriel des images qui font notre quotidien et reprend pour cela des images qui ont fait polémique dans la presse. L’artiste photographe dans son hommage à Anna Poutovskaïa sort de la polémique esthétique engendrée par la photographie plasticienne pour témoigner de sa propre souffrance. « Etre orphelin des images, c’est être orphelin du monde, dit-il : rendre les images, c’est rendre le monde imaginable, et les rendre au monde où se peut le soi. » (1) Dans la salle dite des Religieuses, l’œuvre « Direct indirect III » constituée d’une vidéo et un piano se répondent sur un mode conflictuel. La vidéo projette l’image d’un jeune garçon qui recherche son père sur les routes de Tchétchénie. Les bruits du vent, d’une voix de femme et d’un piano s’offrent comme les échos apaisés des appels mortifiants du garçon à la recherche de son domicile, de sa famille, de son être au monde. En face, une souche d’arbre de la terre de Verdun repose sur un piano comme pour signifier que la barbarie humaine écrase la beauté du monde. Soudainement, alors que le silence déchirant du piano se faisait ressentir, le violent refrain des rouleaux marins de la vidéo raisonne comme l’ouverture abyssale d’un monde obscur. C’est au milieu de ce chaos qu’est plantée une stèle intitulée « Tombe pour Anna Poutovskaïa », en l’honneur de la journaliste assassinée le 7 Octobre 2006. Ce double portrait, en verre et en dalle moulé, pose la question du devenir iconique de la martyre dans le registre de la liberté de la presse. Comment se rapproprier de la mémoire dans une société où l’hyper consommation d’information désinforme plus qu’elle n’éduque ? La transparence de la stèle induit la fragilité d’un souvenir qui ne pourra se perpétuer que dans cette conscience ultime que le respect de nos droits les plus fondamentaux doit rester la plus stricte des vérités.
Deuxième degrés du réel au service de la forme
En sortant de la nef, le visiteur se lancera à la poursuite de l’art le long de 10 hectares de sentiers ensoleillés. Ancienne abbaye cistercienne de femmes fondée en 1236 par Blanche de Castille, Notre- Dame-la-Royale, connue aujourd’hui sous le nom de l’abbaye Maubuisson (2), est un ensemble de bâtiments du 13ème siècle situé dans le département du Val d’Oise. Le projet actuel du site est la rencontre entre création contemporaine et patrimoine architectural au sein de propositions artistiques imaginées en adéquation à une réalité contextuelle. Les artistes invités en résidence se servent alors des espaces comme d’un lieu ressource et centrifuge qui unirait les propositions artistiques dans une même dynamique. Benoît Broisat répond à cette invitation avec le projet Oval Office. Incorporé dans l’édifice, le Bureau Ovale de Washington est devenu un artefact religieux. Placé sous une voûte, l’objet s’octroie de nouvelles fonctions sacrementales et fonctionne comme un autel. Le visiteur est convié à se servir de cette maquette en trois dimensions comme d’un décor de cinéma où chacun s’installerait pour être pris en photographie. Tour à tour plateau de télévision, lieu d’un tourisme particulier, décorum spectaculaire, cet espace tout en pixel n’est finalement qu’un ersatz de bureau. Il n’aurait de fonction symbolique que dans l’imaginaire.
Le jeune artiste français issu des Beaux-arts de Grenoble travaille les images tout en récusant l’idée selon laquelle leur nature serait de reproduire une réalité préexistante. Lorsqu’il photocopie puis agrandit les vraies images qui trônent actuellement dans le Bureau Ovale de Washington (vue du Texas, d’un cavalier, photographies de famille, mobilier et drapeaux), il en naît une mise en abîme floutée de l’objet qu’elles reproduisent. L’artiste interroge la relation entretenue par le réel et l’irréel via la perte de netteté infligée à l’image par sa reproduction. Constat : il est une véritable gageure de croire en la véracité de l’image. Sa manipulation préside à l’orientation de l’information à laquelle elle donne lieu. Car l’image est un lieu, un territoire physique et mental qu’il est possible d’arpenter si le regardeur dispose de la distanciation critique suffisante pour récuser toute tentative abusive de mimétisme avec le vrai.
Décloisonner les territorialités et opacifier les identités
Deux vidéo-projections sont présentées dans la Salle du Parloir. « Doors » et « Border ». Dans la première, l’artiste Olga Kisselva a superposé deux visions du monde. L’une répond à l’univers hyper-actif occidental et présente des eurocrates à la hâte dans un bâtiment administratif. L’autre représente une ruelle étroite d’un village afghan où quelques hommes boivent du thé. Les premières images semblent marcher sur les secondes si bien que les deux temps, monochrones et polychrones (3) ne forment qu’un. Le spectateur en se positionnant devant le projecteur peut choisir d’annuler l’une des deux visions d’un monde resté bi-polaire malgré la fin du rideau de fer.
En face de cette vidéo est projetée « Border/ No border ». La chorégraphe indienne Keity Ajour danse sur un parterre de mosaïque évoquant une série de frontières. La grâce de ses mouvements et la légèreté de ses déplacements indiquent que la danseuse a su faire de son corps un électron libéré de l’apesanteur. Aucune limite, aucun obstacle ne vient perturber la beauté de ses gestes. Pourtant, cette femme est sans papier. Une autorité, supérieure à son libre arbitre, fait d’elle une prisonnière sans droit. Seule sa créativité lui permet d’oublier ses chaînes pour s’échapper de sa condition et devenir une autre. Face à elle, une caméra cachée à la frontière de l’aéroport de Zürich filme des hommes d’affaires au niveau d’un portique de détecteur de métal alors qu’ils traversent les douanes. Les hommes du monde libre semblent dépourvus de liberté si bien qu’il devient patent que ce sont les personnes qui travaillent aux frontières qui font vivre les barrières humaines. Se produit alors une dualité saisissante entre ces hommes piégés par les règles coercitives de leur propre administration et cette femme dont seule la condition mentale lui permet de s’absoudre de tout formalisme existentiel. L’aliénation contemporaine de l’homme aux règles qu’il s’est lui-même imposé fait de lui un être soumis au dictat de son propre territoire, de ses propres limites. Dans notre monde ultralibéral, il n’est plus un truisme d’affirmer que la liberté est partielle. L’artiste russe fait alors de l’art la pierre de proue de tous les combats pour le respect du droit de chacun à être affranchi. Finalement, seule la créativité parvient à bousculer les lieux clos, à ouvrir vers l’autre et à décloisonner les territorialités.
Lorsque l’artiste sud coréenne Seulgi Lee se promène pendant plusieurs jours dans un village corse la tête recouverte d’un morceau de tissu à fleurs c’est pour mieux déterritorialiser les identités. « Une artiste née en Corée, vivant en France, porte une cagoule qui peut référer tout à la fois au voile islamique et au folklore terroriste de l’île. Je mange, souris et salue les gens dans le costume. Si un nationaliste corse me demande pourquoi je fais ça, je réponds : pour la liberté des femmes afghanes » (4). Son travail est une introspection quasi-chirurgicale du quotidien qu’elle opère en coupe franche tout en y injectant ses propres virus et interrogations. La bizarrerie de ses mises en scènes suggère que le potentiel d’étrangeté d’une image ne vient pas tant du fait qu’elle soit familière et critique vis-à-vis des codes utilisés par l’artiste mais bien de l’âpreté avec laquelle l’expérience vécue est restituée au monde. L’Autre, l’étrange, n’est plus celui que l’on voit seulement à la télévision lors des informations. Il est celui qui habite notre même espace physique, qui est parvenu à franchir nos frontières et qui partage notre quotidien. Le cosmopolitisme de nos sociétés ne les aura pas rendues plus ouvertes au monde, au contraire. Les nombreux replis identitaires et montées de nationalisme radicalisent nos relations aux autres si bien que c’est encore dans les habits traditionnels des personnages qu’elles jouent que l’artiste se sent plus proche d’eux.
Désinformer l’image pour éduquer le regard
L’Autre comme entité jumelle à pénétrer pour annuler les différences, est la manière dont l’artiste anglaise d’origine kenyane, Grâce Ndiritu, travaille les sujets de ses performances artistiques. Pour l’exposition « Même heure, même endroit » elle propose trois vidéos. Absolut Nativ évoque les effets de la mondialisation dans les pays du tiers monde. Desert Storm présente l’artiste allongée sur le sol et recouverte d’un voile dans une dénonciation ambivalente au prise entre répression politique, émancipation sexuelle et tabou religieux. Dans la troisième, elle interroge l’actualité internationale en externalisant un rite privé, celui de la prière, en première couverture d’un média diffusé à l’échelle globale, le Times.
La vidéo « Time » s’ouvre comme un huis clos entre le visiteur et la jeune artiste au visage dissimulé, vêtue d’une burqah et prosternée sur le sol. Au dessous d’elle défile le titre British Hostage Slain (otage britannique massacré). Le film de 3,30 minutes laisse place à un vide alors qu’il confronte le visiteur à ses propres préjugés. Les lamentations de cette femme ont-elles pour but d’expier les fautes attribuées à une communauté ? Alors que sa danse macabre interpelle par la lenteur de ses mouvements, le pieux silence qui en émane cristallise l’effroi qui s’en dégage. Commémoration ou menace imminente ? La guerre aujourd’hui se fait contre la profusion démesurée d’images qui donnent à croire plus qu’à voir. Ainsi, l’artiste tente t’elle de démystifier le pouvoir fabulateur de l’image qui a pour seule vérité celle que le spectateur crédule veut bien lui accorder.
La définition de l’artiste n’est plus affaire d’identification à un statut social. Elle est aussi affaire de valorisation de principes fondamentaux tels que le droit à l’information. Si l’amplification des images induit a fortiori une relative amélioration des conditions de leur circulation, paradoxalement, l’image à tendance à perdre de sa valeur objective au profit de sa valeur esthétique et subliminale. Ce propagandisme d’un tout monde enchanté par la société de communication n’est plus la promesse d’un meilleur vivre ensemble puisque les pièges d’absolution et de soumission aux dictats de l’image deviennent inévitables. L’imaginaire participe autant de la création de l’image que l’image devient le lieu de notre imagination. Fut-ce t’il nécessaire que six artistes se rassemblent pour décrypter le réel pour que l’objet en question perde de sa puissance d’idéalisation ? Les spectateurs que nous sommes ne savaient-ils pas que la part d’invisible de l’image est cet infini sensitif que chacun mobilise devant l’objet réel et qui demeure virtuel dans tout instant figé ?
« Même heure, même endroit » est une proposition réussie de ce que les inconditionnels de l’iconoclasme prendraient pour leur cheval de course mais qui demeure le lieu d’une seule question : quel est ce pouvoir dont l’image use habilement sur nous et comment l’annihiler ? C’est avec force et énergie que cette exposition tient à éluder une question contemporaine des plus fondamentales puisque notre pernicieuse croyance en l’image contribue à chaque époque à édifier les mythes et les représentations symboliques devenus l’opium de notre propre existence. Ainsi, nous dit cette exposition, les images d’aujourd’hui pourraient-elles bien devenir nos tombeaux de demain…

1. Bernard Stiegler in L’orphelinat des images. Pascal Convert, l’homme de l’art effaré. A paraître in Catalogue Pascal Convert MUDAM, octobre 2007
2. Rue Richard de Tour 95310 Saint-Ouen l’Aumône ouvert en semaine sauf le mardi de 13h à 18h [email protected]
3. Edward T. Hall dans « Danse de la vie. Temps culturel et temps vécu, » établit une distinction entre deux types de temps, le temps qu’il appelle monochrone, celui des sociétés industrialisées, et le temps polychrone, celui des Indiens Hopis, des pays orientaux et du Sud de la Méditerranée…
4. Pascal Beausse, Paris, Septembre 2003
///Article N° : 5916

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Les images de l'article
Grace Ndiritu, Time, video, 2004 © Grace Ndiritu
Grace Ndiritu, Absolut Native, video, 2003 © Grace Ndiritu
Olga Kisseleva, doors, installation video, 2004 © Olga Kisseleva





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