Mémoire de guerre, entre silence et transmission, d’une génération à l’autre

Témoignage de Malek Kellou, à propos de A Mansourah tu nous as séparés

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Après des études de cinéma à Bruxelles et à Paris, Malek Kellou a travaillé, durant 30 ans comme réalisateur à France 3. Documentariste de cinéma, il a également réalisé plusieurs films éducatifs pour la jeunesse. Il prépare un film sur la décolonisation autour de la statue du Sergent Blandan. Dans ce débat organisé par le festival des films d’Afrique en pays d’Apt, animé par Tahar Chikhaoui et Olivier Barlet, et enregistré le 10 septembre 2021 à la Médiathèque de Roussillon dans le cadre de la Saison Africa2020, il revient sur son expérience documentée par le film de sa propre fille, Dorothée-Myriam Kellou. On en trouvera ci-dessous la transcription résumée et qu’il est possible d’écouter et visionner sur la page des replays du festival ou ci-dessous :

 

Olivier Barlet : A Mansourah tu nous as séparés concerne l’énorme déplacement de population organisé par les Français durant la guerre d’Algérie. Outre ces faits souvent méconnus, son importance me semble notamment résider dans le fait que c’est un film sur le peuple algérien durant la guerre, alors que le cinéma nous en montre surtout les soldats. C’est aussi une histoire de famille, puisqu’il est réalisé par votre fille qui vous propose de revenir à Mansourah pour retrouver ces souvenirs d’enfance. Quelques mots sur sa genèse ?

Malek Kellou : J’avais un projet de documentaire de 52′ pour France 3, sous la forme d’une « lettre à mes filles » à travers mon voyage personnel dans mon village. Il ne s’est pas fait car la chaîne avait un autre projet sur l’histoire d’un soldat durant la guerre d’Algérie, présenté par un journaliste et réalisateur qui voulait faire un film sur son père. Un jour de Noël, j’en ai offert le scénario à mes filles Dorothée et Mahlia, squelette d’un film que je voulais faire avec elles. Dorothée, qui faisait une maîtrise à l’université de Washington, le fait lire à ses professeurs, lesquels découvrent cette réalité d’un camp de déportation qui a duré plusieurs années et lui conseillent de faire le film. Dorothée décide de faire un master sur cette histoire et me propose de se rendre ensemble à Mansourah. J’achète alors une petite caméra sony discrète pour prendre des images, me disant que ça pouvait servir. Et j’initie Dorothée à la prise d’images et la réflexion correspondante. Il nous fallait multiplier les témoignages pour valider la réalité des faits. Je traduisais l’arabe dialectal à Dorothée.

Olivier Barlet : Ils ne parlaient pas l’amazigh ?

Malek Kellou : Déplacés, les gens de Mansourah étaient nombreux à avoir émigré à Alger alors que d’autres, des Arabophones, s’y étaient installés.

Olivier Barlet : Dorothée a passé six ans à chercher des archives notamment dans celles de l’armée française.

Malek Kellou : Elle avait une démarche universitaire. Elle a trouvé des documents aux Invalides, qui révélaient des détails. Cela a conforté sa crédibilité lorsqu’elle s’est adressée aux gens.

Olivier Barlet : Une carte dans le film montre l’importance du phénomène, avec quelque 3000 villages déplacés.

Malek Kellou : Oui, ce sont les villages où l’armée française a organisé l’arrivée de tous ces gens pour éviter toute révolte. Il y avait des camps avec des préfabriqués mais aussi l’hospitalité forcée dans des familles qui devaient prendre en charge les déplacés. L’ALN transportait des armes depuis la Tunisie jusqu’à Alger. Les Français voulaient vider tous les villages situés sur cet itinéraire. Ils les entouraient de fils barbelés, avec deux portes, l’une pour enterrer les morts, l’autre pour aller chercher de l’eau. Un mirador surveillait les déplacements, même le soir avec des fusées éclairantes. 40 % des 10 millions de la population algérienne a ainsi été exilée, réfugiés errants, coupés de leur tribu, de leur cousinage, de leurs fêtes, de leur Histoire. J’ai perdu mon père quand j’avais deux mois, mais je le connaissais à travers le regard des autres. C’est cette proximité qui a été perdue.

Olivier Barlet : A la libération, les gens ne sont pas retournés dans leur village.

Malek Kellou : Ils avaient été brûlés, ainsi que leurs récoltes. Ils étaient devenus des zones interdites.

Olivier Barlet : Comment se fait-il qu’un phénomène aussi important ne soit pas représenté à l’écran ?

Malek Kellou : C’est une faiblesse de notre part, les intellectuels algériens. Il faut de la distance, que nous avions du mal à trouver vu l’intensité de ce que nous avons vécu.

Tahar Chikhaoui : Est-ce que cette mémoire ne revient pas quand on a peur qu’elle disparaisse et qu’on ressent l’importance de la communiquer à sa descendance ?

Malek Kellou : C’est tout ça mais c’est aussi autre chose. J’avais quinze ans à l’Indépendance. On ne regardait pas en arrière. On se libérait. C’est presque un oubli voulu.

Tahar Chikhaoui : Mais vous faites des études de cinéma en Belgique avec une bourse algérienne. A quel moment cette mémoire s’est-elle imposée ?

Malek Kellou : J’étais engagé à gauche. Comme par hasard, j’ai fait un film sur des déplacés, sur un quartier dont on chassait les gens pour faire un quartier d’affaire ! J’étais sensibilisé aux problèmes de racisme et j’ai fait Vidange perdue sur les questions de rejet et d’expulsion. Mais au niveau algérien, c’est le désenchantement politique qui a motivé le retour de la mémoire.

Tahar Chikhaoui : Et pour que ça ne se reproduise pas.

Malek Kellou : Il y a aussi un fait objectif : le regard d’un cinéaste algérien. Je voulais faire un film sur Mouloud Mammeri. On me répond que ce n’est pas le moment vu l’état des relations diplomatiques avec l’Algérie. Ou bien plus insidieusement que c’est Malek qui a envie de régler ses comptes…

Olivier Barlet : Est-ce que devoir repousser à plus tard les sujets dérangeants a été tout au long de votre carrière ?

Malek Kellou : Oui. On était prisonniers de l’actualité. Au moment du surgissement du FIS, on m’avait proposé de faire un reportage mais je préférais qu’on réfléchisse à un film.

Olivier Barlet : On a vu apparaître à la télévision ces dernières années un bon nombre de documentaires sur la guerre d’Algérie, mais bien rarement des films où les témoins ont la parole.

Malek Kellou : Notre faiblesse et notre force est notre indépendance. Sans producteur et les moyens nécessaires, on patauge et on se décourage car on n’avance pas.

Tahar Chikhaoui : De jeunes cinéastes algériens ont fait le choix des réalités contemporaines mais aussi de revenir sur les années 90. Votre génération a fait d’autres choix. Est-ce que parce que vous étiez des enfants gâtés du pouvoir, dotés de bourses et de soutien ?

Malek Kellou : On avait fait cinq ans d’études grâce à des bourses, mais la claque est qu’à Alger à mon retour en 1975, on m’a reproché de ne pas être très croyant. On m’a proposé un petit salaire minimal pour ne rien faire. Je suis resté deux ans comme ça. Kateb Yacine m’avait proposé de suivre une tournée de sa troupe de théâtre, mais il a vite compris que ce ne serait pas possible. Il n’y avait pas dans le pays un projet de construction d’une nation libre. Je me suis exilé en 1978.

Olivier Barlet : Et arrivé en Europe, même refus ?

Malek Kellou : En France, il y a moyen de dialoguer. Je pouvais négocier le contenu des sujets.

Tahar Chikhaoui : Y avait-il une limite institutionnelle à ne pas dépasser au niveau mémoriel ?

Malek Kellou : Je me heurte à un vrai problème. Je voudrais travailler sur le Sergent Blandan mort à 23 ans en héros à Boufarik en 1842. Enfant, il était pour moi une statue et, gavé des histoires des grands-mères, j’en avais peur comme d’un fantôme. A Nancy, j’ai retrouvé le Sergent Blandan statufié sur ma route pour aller travailler à France 3 : la statue avait été rapatriée en même temps que le régiment ! J’ai envie de raconter cette relation à la fois personnelle et historique. Une classe de terminales du lycée Jeanne d’Arc de Nancy voudrait faire un travail sur la colonisation de l’Algérie. En ajoutant des experts qui amènent un certain approfondissement, cela donnerait quelque chose de vivant et sérieux à la fois. Je l’ai écrit mais la réponse était qu’ils préféraient un film sur Liautey… Mais je ne me décourage pas !

Olivier Barlet : Dans Imaginaires de guerre (1997), Benjamin Stora fait la liste des films existants, qui étaient déjà nombreux à l’époque (une quarantaine) et note que le traitement de la guerre d’Algérie dans le cinéma français est dominé par la question de la culpabilité, ce que l’on retrouve d’ailleurs récemment dans Des hommes de Lucas Delvaux. La culpabilité, c’est typiquement ce qui empêche de voir l’Histoire en face et de permettre la réconciliation.

Malek Kellou : C’est le problème de l’Algérie aussi, qui a dégagé de grosses sommes pour faire des portraits des héros de la guerre de Libération. Mais Djamila Bouhired, qui est encore vivante, n’est jamais interviewée. En Algérie, la mémoire déterre les morts.

Olivier Barlet : Tahar parlait de jeune génération. Avec Dorothée, vous avez demandé à Hassan Ferhani de faire l’image d’A Mansourah tu nous as séparés. Comment s’est passée cette relation ?

Malek Kellou : J’avais trouvé Dans ma tête un rond-point admirable. Avec trois réalisateurs présents, cela aurait pu être explosif mais il n’y a pas eu de difficulté : je jouais mon rôle de passeur de mémoire, Dorothée dirigeait la technique et Hassan sait écouter et percevoir la quintessence d’un plan.

Olivier Barlet : La place de la poésie est très marquante dans le film, non seulement car la poésie des femmes et des hommes est enregistrée, mais parce que le film n’a pas seulement pour souci de raviver une mémoire perdue mais de la sublimer artistiquement.

Malek Kellou : Chris Marker conseillait de continuer à enregistrer les gens après qu’ils aient fini de parler pour la caméra. Si l’on sait saisir les « accidents », les imprévus, le documentaire devient très humain.

Olivier Barlet : Dans son poème, une femme dit ce qui fera le titre du film. Le « tu » est frappant.

Malek Kellou : Le « tu », c’est la violence d’être arraché aux siens, à son village, à sa vie. C’est la destruction de la cellule familiale. En tant que poète, elle n’est pas là pour prendre une position politique. Elle dit à la fin : « je désespère de l’homme ».

Tahar Chikhaoui : Comment votre rapport avec Dorothée a-t-il évolué avec le film ?

Malek Kellou : Je ne lui ai pas appris le berbère ou l’arabe mais la poésie du cinéma. Je lui ai fait découvrir des poètes arabes. Apprendre une culture, est primordial, le reste vient après. Je poursuivrais volontiers la relation sur le prochain film !

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