« Un homme sans mémoire est un homme déjà mort » : on retrouve dans ces mots du film ce proverbe peul qui dit qu’un enfant sans mémoire ne chiera jamais dur. Appliqué à un pays, une génération qui ignore le passé ne peut construire un avenir. C’est avec cette conscience que le Maroc ouvre les portes de sa douloureuse mémoire, celle des « années de plomb », ces années 70 où les opposants politiques étaient arbitrairement emprisonnés comme des bêtes par un pouvoir sans merci. Fort de cette ouverture, le cinéma marocain s’est engouffré sans hésiter dans la brèche et six films ont vu le jour en peu de temps. Deux d’entre eux tentent le délicat exercice de la reconstitution historique au risque de figer la mémoire dans la restitution d’un passé révolu : La Chambre noire de Hassan Ben Jelloun et Jawhara de Saad Chraïbi, qui mettent tous deux en scène les geôles immondes et l’effroi des prisonniers. Quatre autres par contre prennent une distance plus cinématographique, s’attachant davantage aux meurtrissures de la mémoire et leur incidence sur le présent. L’admirable Mille mois de Faouzi Bensaïdi fait sentir sans jamais la montrer combien la répression put laisser des traces entachant la vision du monde d’une génération blessée. Abdelkader Lagtaâ travaille sur l’amnésie provoquée par cette blessure avec son personnage de Kamal dans Face à face. Avec Mona Saber, Abdelhaï Laraki va lui aussi à la recherche d’une mémoire confisquée à travers une jeune Française à la recherche de son vrai père enfermé durant les années de plomb. Et avec Mémoire en détention, Jillali Ferhati construit progressivement une relation avec ce passé écarté, cette mémoire emprisonnée, là aussi à travers un amnésique, Mokhtar, dont seul le corps se souvient. Ses saignements de nez à répétition rejouent à son insu la violence de son arrestation comme l’ensemble du sang versé. A sa sortie d’une prison dont il ne veut plus s’abstraire, le jeune Zoubeir, lui-même douloureusement obsédé par le souvenir tronqué d’un père assassiné, tentera en le menant sur les différents lieux de son passé de lui faire retrouver le fil perdu. Mais Mokhtar est-il celui qu’on croit ? Avec une extrême habileté scénarique qui font de ce road movie un véritable suspens, une double ambiguïté s’installe : Mokhtar est-il un politique ou un voleur du même nom ? A-t-il livré ses compagnons, et notamment le père de Zoubeir, pour échapper à la torture ? Les voiles, les rideaux, les caches dans l’image installent l’incertitude et le doute qui se saisissent de Zoubeir.
Remarquablement interprété par le réalisateur lui-même qui sait restaurer sans pathos toute la pesanteur physique d’une mémoire en détention, Mokhtar a malgré son silence l’épaisseur d’un personnage tragique. Son traumatisme est inscrit dans son corps et cela, aucune réconciliation nationale ne pourra le réparer. Il n’y a aucune complaisance pour un quelconque discours public ou politique dans son retour à la vie. Ce personnage permet au contraire de sentir combien l’actuelle libération de la parole historique exige pour prendre corps une démarche artistique de reconstruction d’une mémoire amputée, à la manière de Zoubeir qui se voit faire du théâtre dans la cour d’une prison abandonnée. Toute monstration fige et réduit ce que les corps ne peuvent oublier. C’est ainsi que Ferhati, en harmonie avec la belle finesse de ce film magnifique et nécessaire, n’évoque arrestation et torture que par des flashs fugitifs et surtout systématiquement fragmentaires et fragmentés. La mémoire ne sera pas rejouer le passé mais laisser parler ses traces dans le présent.
Cela pourrait être par le témoignage pour que cette génération « qui ignore tout, vit dans la peur un jour, le lendemain dans l’innocence » comme il est dit dans le film sache ce qu’ont enduré leurs parents. Mais c’est là le rôle des livres et des documentaires. Par la fiction, Ferhati s’inscrit radicalement dans le présent.
Cela pourrait être avec des lettres ou des objets, comme ceux que contiennent la boite à souvenirs dont Mokhtar ne se sépare jamais, mais Ferhati exploite peu cette possibilité trop scolairement scénarique : il lui préfère des signes, des gestes, des regards qui laissent planer l’ambivalence et le doute. Mokhtar arrose les fleurs et, confronté aux insinuations de Zoubeir, se contente de bénir la pluie pour le bien qu’elle fera aux jardins.
Cela pourrait être par un retour sur les lieux du drame, mais Ferhati ne veut pas s’enfermer dans le souvenir. Mokhtar et Zoubeir font beaucoup de kilomètres mais c’est moins aux étapes que sur le chemin que se jouent les moments clefs de leur confrontation, sur une voie de chemin de fer ou dans une rue le soir. Le scope permet à Ferhati de jouer sur les perspectives et de nourrir l’image de signifiants sans devoir trop se rapprocher des personnages. Cette distance est salutaire : elle lui permet d’éviter le psychologisme tout en leur conservant liberté gestuelle et épaisseur.
Cela passera donc surtout par le silence et le hors champ, par tout ce que la relation porte de non-dit, par l’écoute du vent qui fait tourner les éoliennes, par l’évocation d’une rencontre qui peut enfin advenir entre Mokhtar et la femme qui le cherche mais que ce cinéma ne nous montre pas parce que sa force est de nous faire sentir bien davantage encore, pour que grandisse cet enfant qu’évoque le beau texte de Jillali Ferhati à la fin du film, « indélébile trace sur la face du temps, cheveux blanchis dans le noir, amoureux enchaîné, avide de liberté ».
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