Mon dernier regard sur la crise

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Le dernier regard du photographe Ananias Leki Dago sur la ville d’Abidjan, qu’il a quittée au mois de décembre 2002. Un texte écrit alors que les différentes parties négociaient à Marcoussis.
J’ai brûlé de désir de me rendre dans les zones de guerre par le biais de la Croix Rouge locale mais mes efforts n’ont pas abouti. Depuis le début du mois de décembre, la guerre est relancée.
J’aurais bien voulu jouer mon rôle en pareilles circonstances, mais les conditions ne me l’ont pas permis. J’ai donc tant bien que mal essayé de suivre la situation autrement.
Dans l’après-midi du 7 décembre 2002, je me rends dans le fameux maquis qui a du succès en cette période de crise : le Roland Garros. J’ai vu notre jeunesse en liesse se trémoussant au son du zouglou. Un peu plus tard, une heure après le couvre-feu, au journal de 20 heures, les autorités appellent les jeunes de 20-30 ans à se faire enrôler afin de renforcer l’effectif des soldats en guerre.
L’événement devait avoir lieu cinq jours après, à l’école de la gendarmerie nationale, située à Cocody, au nord d’Abidjan. Le communiqué a été fait sur la chaîne de la télévision nationale par le colonel Yao Yao Jules, chargé de communication à l’État-Major. Depuis la crise, au fil de ses apparitions à la télévision, il nous a habitués à cette expression, répétée à la fin de chacune de ses interventions :  » Haut les cœurs, on y va « . Cette expression va devenir le refrain des Ivoiriens. À leur tour, les zouglouphiles, nos gouailleurs, vont se l’approprier pour en composer des chansons.
Nous sommes le 12 décembre 2002, les artères qui mènent à l’école de la gendarmerie grouillent de monde, les jeunes débordant d’énergie ont répondu massivement à l’appel. On estime à plus de deux mille les jeunes présents. Cette affluence cause d’énormes problèmes de circulation. Les jeunes sont surexcités et incontrôlables. On dirait que l’occasion leur est donnée d’incarner leur héros favori de cinéma. On s’agite. On gonfle ses muscles. On émet de temps en temps un cri de guerre. Certains sont affublés d’habits de camouflage, d’autres déguisés en ninjas. Par crainte de débordements, les gendarmes utilisent le bâton, frappent souvent dans le tas. Les jeunes manifestent leur mécontentement sans toutefois rien casser.  » Nous allons à la mort et on nous le fait payer cher « , dit l’un d’eux, en colère.
Le photographe européen présent est de l’agence Reuters. Avec lui, un autre photographe ivoirien de la même agence. Les jeunes mécontents, surexcités et envahis par le sentiment anti-français s’en prennent à eux, menacent de les rosser, en scandant :  » On veut pas RFI ! On veut pas RFI !  » Il fallait bien un bouc émissaire, car n’existe-t-il pas une distinction nette entre le matériel photo et le matériel radio ?
Les gendarmes frappent dès lors dans tous les sens pour les disperser, mais cela ne réduit en rien l’ardeur des jeunes animés par l’excitation et l’envie de violence. La situation est de plus en plus tendue. Un jeune m’interpelle. Il me demande sur un ton de menace si je l’ai pris en photo. Je reste calme et essaie de le tranquilliser. Un autre m’intime l’ordre de ranger mon matériel au risque de me faire tabasser. De l’autre côté, mes deux collègues hébétés, stupéfaits par la situation, se font escorter par les gendarmes. La foule s’agite toujours. Elle veut en finir avec nos reporters.
Comment la situation s’est-elle terminée ? Je ne peux vous le dire car j’ai discrètement quitté les lieux au moment où il le fallait.
Cet incident, qui grâce à l’intervention des gendarmes n’est heureusement pas passé au drame, mérite qu’on réfléchisse à la situation future de ces jeunes vaillants. Que va-t-il advenir d’eux quand les conflits auront pris fin et qu’eux auront pris goût aux armes ? Il est urgent d’y songer, sinon ce sera notre propre couteau de cuisine qui nous fera mal. On aura entamé un cycle interminable de revendications par les armes.
Cela fait trois années que la Côte d’Ivoire croupit dans ce triste tableau : bain de sang, jeunesse dispersée, têtes pensantes injustement tuées, terre gorgée de sang, succession de convulsions. Cela fait trois mois, du 19 septembre au 19 décembre 2002, que le tableau s’obscurcit davantage, que l’économie s’étiole progressivement, que la liste des morts s’étoffe. Où va-t-on ?
Veut-on, en rapport avec la symbolique du chiffre trois qui dénote l’accentuation, la répétition, faire comprendre avec insistance au reste du monde que telle est la voie pour nous ? La voie des armes et du sang ?
Personne ne voudrait de cette vie. Il est temps de s’arrêter et d’y mettre un terme. Regrettons les vies interrompues par les armes. Limitons le nombre des blessures ineffables.
Le couvre-feu est toujours en vigueur. Les Ivoiriens n’en peuvent plus. C’est fatiguant de vivre ainsi. On est las. On s’ennuie. À l’approche de 18 heures 30, on stresse car il faut encore entrer en cage. Que faire pour ne pas sentir le lourd poids du temps ? Les nuits sont longues, les sommeils légers. On ne sait pas quand cela prendra fin. Le taux de consommation d’alcool a augmenté, les maquis ont du succès.
Cependant, avec un peu d’imagination et d’audace, on peut retrouver la joie de vivre même sous le couvre-feu. Le 13 décembre 2002, l’Institut Goethe d’Abidjan a organisé une veillée de 19 heures à 6 heures du matin. Sept longs métrages ont été projetés. On dirait un festival. Ceux qui ne voulaient suivre tout le programme pouvaient se faire servir des boissons dans la cour du centre, à la belle étoile. On ne pouvait pas mieux apprécier la valeur de la liberté à ce moment. À la demande générale, la projection s’est étendue jusqu’à 8heures. Très belle initiative en cette période de vie culturelle rachitique.
Aux dernières nouvelles, le couvre-feu est passé de 19 heures à 22 heures. Trois bonnes heures qui soulagent.
Depuis le 15 janvier, les différents acteurs du conflit se retrouvent au Centre national de rugby de Marcoussis, à trente kilomètres de Paris, pour négocier. Comme cela avait été le cas pour les discussions de Dayton sur la Yougoslavie en 1995, ou celles sur le Kosovo à Rambouillet en 1999. Nous espérons que ces négociations à huis clos porteront leur fruit et que la Paix reviendra.

Lire « En phase avec le monde », rencontre avec Ananias Leki Dago, photographe ivoirien, in : Africultures n°54, ainsi que « Koudou, le faux-tographe » in : Africultures n°39.///Article N° : 3087

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