Le N’dombolo est sans doute la création la plus emblématique de la génération Wenge. N’dombolo ? C’est avant tout, une sécrétion artistique (en fait, la respiration magique de toute une génération de jeunes Congolais), à l’aune de l’humour et d’un certain mimétisme simiesque joyeux. Que dire d’autre ? Si ce n’est que cette danse est l’exutoire d’un « lieu »: Kinshasa. Ville-rêve, ville-chaudron.
Tout, dans les quartiers délabrés de cette « ville-ambiance », quartiers sonorisés en permanence par des musiques tonitruantes (qui s’échappent, dans toute la puissance de leurs décibels des terrasses plein air grouillant de monde, les fameux « nganda » kinois), tout se brasse et se crée à coups de gueule.
Et la ville, à chaque fois, se recharge de nouvelles ardeurs, se réinvente par la vitalité et la créativité féconde de ses artistes. Rien ici ne manque au décor ambiant. L’on ne manquera pas d’être fasciné par ce « sacré » bled de pauvreté et d’opulence, de vulgarité et de dignité, de fans écervelés d’orchestres, discutant passionnément à longueur des journées aux coins des rues – au risque de s’empoigner au sujet de la dernière « griffe » (qui se frotte aux plus soft des coutures italiennes, françaises ou japonaises à la mode) ou du dernier gros cylindré « lancé » par leurs « stars ». Il y a aussi ces « Shégué » (enfants des rues), atteints jusqu’à la moelle épinière par le virus de la musique, qui ont investi tous les espaces symboliques de la ville (rond-points « Victoire », « Kimpwanza », « Mandela », « Kitambo »
, kiosques à journaux, boulevards prestigieux, abords des marchés et des nganda
) et qui vous collent à la peau, à la recherche d’une maigre pitance.
L’emblème sonore de cette ville, n’est-ce pas aussi, au-delà de sa musique « chauvine », ce parler « créolisé » inventé par les jeunes pour se démarquer de l’arrière-garde kinoise, puritaniste à souhait, formée par quelques « intellos » réfractaires à l’ascension de cette nouvelle vague de « Kinois » aux allures de loubards. Trop tard ! La télévision a ouvert la vane. Et la nouvelle « idéologie » des jeunes Kinois (dont le contenu reste encore à définir) coule à flots à travers le robinet de la « néo-kinicité ».
C’est le lot d’une ville à la fois cauchemardesque, extravagante et mirifique. Ce sont les strates d’une vie pugnace, d’où l’on s’échappe forcément par la magie de sa musique. Musique perçue ici comme l’exutoire essentiel d’une ville peuplée d’imaginaires incandescents, engoncés par une « pêche » sybaritique sans commune mesure, héritée des ancêtres « ambianceurs ». La fulgurance de l’inventivité des jeunes de cette ville est le territoire de toutes les utopies, de toutes les folies et de toutes les inspirations.
Au sujet du N’dombolo justement, il y a comme une envie de folklorisation d’une gestuelle plastique qui cherche pourtant à s’émanciper de cette espèce de banalité simiesque dont on aurait tendance à la charger.
Quoi de plus normal ! Dans ce joyeux désordre existentiel, tout s’invente pourtant dans une jubilation béate. Le « territoire dansé », lui, ne connaît pas de frontières. Il lui arrive même de lorgner passionnément dans l’univers animalier. Comme ce fut le cas hier avec la danse « Canéton à l’eséma » de Minzoto Wella Wella, inspirée de la « marche du canard », ou encore, comme aujourd’hui, avec le célèbre N’dombolo, l’emblématique danse de jeunes, née, dit-on, de la « singerie » de « Vieux Marcel ».
« Vieux Marcel »? Oui, l’unique et inoubliable « primate-vedette » du jardin zoologique de Kinshasa (décédé depuis). C’est que sa cage est toujours là. Vide. Mais chargée de savoureux souvenirs. Souvenirs d’un incomparable danseur de N’domb
, que dis-je ?, de « rumba » – à la « Vieux Marcel » s’entend. Cette bonne vielle rumba congolaise, languide et chaloupée, que les jeunes ont adaptée à leur chorégraphie « mécanique » (enrichie cependant d’une étourdissante vélocité dans sa version la plus soft, le N’dombolo).
Seulement voilà : « Vieux Marcel » n’est plus là. Du coup, il n’y a plus personne pour « n’domboliser » comme lui. Car il n’était pas n’importe quel singe. C’était plutôt un singe « mélomane ». Kinois de naissance. Saltimbanque ou ménestrel à sa manière. Un vrai féru de musique et de danse, qui savait comme personne au monde puiser ses ressources dans les lignes ovales et difformes de son corps. Et c’est à lui, en fait, qu’on doit le N’dombolo, la danse-reine des jeunes Kinois.
N’dombolo ? Un nom comme les autres, puisé voilà bientôt cinq ans dans l’idiome des jeunes. Mais chargé ici d’une double symbolique : c’est d’abord le fada issu d’un braconnage consensuel dans l’univers animalier. Un peu comme pour donner une âme et un visage humains à ce qui, hier, ne relevait que de la seule souveraineté de notre vieux « cousin » Marcel. Ensuite, c’est une manière de transcender le langage excessivement conformiste de la danse urbaine, pour la charger d’une signification qui va bien au-delà de l’humain, à cheval entre la création contemporaine et le plaisir de s’évader par-delà les limites consensuelles. Entre une expression corporelle bavarde de tous ses membres, de toutes ses émotions et la liberté créatrice.
N’est-ce pas la jeunesse (toujours) qui, il y a quelques années encore, créa le « Kwasa Kwasa » (à l’initiative de ‘l’enfant terrible’ de Lingwala, Janora) en imitant la gestuelle rituelle du mécanicien ? D’elle toujours est née le « Kuku Dindon » (la danse du dindon), signé Viva la Musica de Papa Wemba (1979)
En règle générale, la syntaxe de toutes ces danses (N’dombolo compris) s’élabore à grand renfort de mise en scène collective, intuitive
où les pas sont construits par chaque « chanteur-danseur » de l’orchestre lors des répétitions payantes (dans un bar de quartier) auxquelles le public est associé et y apprend, en même temps que les musiciens, la nouvelle danse en chantier. Sur scène, la danse, elle, éclate de toute sa splendeur. Elle libère toute son énergie. Elle vous captive par ses pas virils (entre deux balancements de tête et quelques tourbillonnantes rotations du corps autour de l’axe du danseur). Elle vous emballe par ses entrelacs, ses combinaisons complexes (alternant les mouvements aériens des bras et ceux, plus rigides, des jambes, tantôt rapides tantôt lents), mimant au passage des attitudes et tics simiesques. Et l’on ne peut rester insensible à ces balancements circulaires des hanches (de jeunes filles et garçons du ballet de l’orchestre) qui s’élaborent, selon un rituel immuable, de haut en bas et de bas en haut, et les frémissements de ces postérieurs bien cambrés qui balancent entre élégance et virtuosité, suggestion érotique et « sauvagerie » mesurée
Là le N’dombolo libère sa magie, envoûte, rend absent. Il renvoie, au final, à la racine génétique de l’humain dans son rapport au primate.
Pendant ce temps, les ingrédients sonores du N’dombolo se déploient frénétiquement au cur d’un « sebene » brûlant, en boucle, mordant dans une ambiance sonore redondante et dans une torride et volubile « animation criée », dans laquelle il est inutile de chercher quelque cohérence sémantique, quelque embellie poétique, encore moins quelque postulation idéologique clairement affirmée. Les mots, les phrases, dans des envolées « frustes », jaillissent intuitivement de la bouche de l’atalaku comme des larves du volcan. En fait, l’animateur harangue les danseurs, les incite à plus d’ardeur, à plus de créativité et de virtuosité. L’animation est créée par « l’atalaku » (animateur principal) spécialement pour cette nouvelle danse. Et c’est de bon droit que ce cri d’animation, ses mots et ses phrases magiques, ont été longtemps gardés secrets (de peur d’être « piratés » par les concurrents). Des break et des syncopes réguliers alternent, ponctuant le « sebene » par un jeu virtueux et suggestif de guitares et synthétiseurs. Ils habillent la danse, parfois la brodent et la surchargent de fantaisies et autres trilles sonores sophistiquées, pour mieux la porter au pinacle. A peine évanoui, le rythme de la batterie est relayé par l’animation hystérique de l’atalaku associé cette fois à un chur extrêmement vivace -, qui construit sa phraséologie criée autour d’un thème parallèle à celui du texte principal de l’uvre ; elle chevauche la virtuosité du danseur dans le mystérieux trajet entre le geste et l’être, son être. Imaginez mille lignes du corps qui s’enchevêtrent, se gonflent, se dégonflent, se plient, se replient, puis se déploient en corolle. L’illusion d’imiter l’autre se fond, enfin, dans le désir de plaire. C’est l’extase ! C’est à se demander, au bout du compte, si l’atalaku n’est pas la cinquième roue du carrosse. Quoi d’autre ? Si ce n’est un compositeur en plus, après l’auteur de l’uvre originale.
Porté à bras le corps par Tonton Kaludji, l’incomparable atalaku de Wenge Musica bcbg (formule originelle), le N’dombolo conquit aussitôt tout le Congo, puis l’Afrique (de 1995 à 2000). Record absolu ! Sous son pouvoir ensorceleur, il mobilise tous les 20-25 ans autour d’un concept qui se décline maintenant en trois réalités : danse, rythme et style musical. Voilà que cette déferlante détrône les aînés (Zaïko Langa Langa, Victoria Eleison, Viva La Musica, Choc Stars, Anti Choc
), jusque là considérés comme les seules « machines à créer et imposer les danses ».
Sans doute est-ce là que la génération Bcbg doit faire face à de nouveaux enjeux : que faire pour maintenir longtemps le cap ? Serait-il de bon aloi, comme le veut la tradition, de penser à créer déjà une nouvelle danse (à l’approche de la fin de la saison) sans encourir le risque d’un suicide ?
Après tout, le N’dombolo, n’est-ce pas la marque la plus visible de la reprise en main de l’espace musical congolais par une nouvelle génération (après celle des « vieux », visiblement en perte de vitesse), obligée malgré tout de faire un choix cornélien entre auto flagellation, chauvinisme et reniement ? Et donc plus logiquement, la victoire des jeunes sur les vieux.
Rien pourtant ne menace jusque là cette danse, devenue en l’espace de quatre saisons, la danse crève-l’oeil de tous les bals, de tous les orchestres, qui plus est, tout un style musical. Car désormais on ne dit plus « j’écoute la musique congolaise », plutôt « je savoure du N’dombolo« . « Ecoute ça ! C’est du vrai N’dombolo« , claironne Claudy Siar tous les soirs dans « Couleurs tropicales » de RFI, l’autre sanctuaire du N’dombolo. Ainsi donc, entraînés par ce courant impétueux, jeunes et vieux n’ont eu qu’une alternative : mordre à l’hameçon ou faire naufrage. Jamais danse n’a réussit une telle unanimité après la rumba et le cha cha cha des plus vieux Kinois. Et ce, jusqu’au jour où, des entrailles de la cité populeuse de Ndjili, la fameuse « Chine Populaire » kinoise (en référence à sa surpopulation), surgit une danse nouvelle, mimant les gestes du perroquet, à travers les fantaisies gestuelles des « Shégué »: « Tshaku libondas« .
Créée par l’intrépide Enrica Mboma, popularisée ensuite par King Kester Emeneya (en complicité avec ses fans « Shégué »), cette danse-théâtre, marquée par des gestes très mécaniques des bras se déployant avec force, de la poitrine vers le devant, à la manière du jeu des bielles d’une locomotive à vapeur, est celle qui a su finalement détrôner à son tour « l’éternel » N’dombolo. Elle l’a poursuivi jusque dans ses derniers retranchements, sur les planches du Zénith de Paris. Ici, à côté de ses « Shégué », venus droit des ghettos kinois, King Kester Emeneya signait ce soir-là (novembre 2001) son « come back » sur la scène internationale devant plus de 8000 personnes, face à une danse qui porte encore la nostalgie d’une jeunesse qui l’aurait voulue éternelle.
Cet article fait partie du livre de Manda Tchebwa à paraître : Sur les berges du Congo. ///Article N° : 2705