Au fil des années, l’ADEIAO (Association pour le Développement des Echanges Interculturels avec l’Afrique et l’Océanie) a su tisser des liens particuliers avec les arts de l’Afrique contemporaine. Avant tout attachée à l’originalité de l’artiste, l’association ne choisit pas un artiste en fonction de sa cote sur le marché de l’art ou selon les modes. A ce titre, les expressions populaires ont la place qu’elles méritent dans les expositions organisées par l’ADEIAO. Lucette Albaret, qui en est la présidente, insiste ici sur la richesse et la diversité de ces expressions.
Comment définiriez-vous les expressions populaires dans le contexte africain ?
Est-ce que « populaire » est un terme péjoratif lorsque l’on parle d’art ? S’agit-il d’un art « naïf », simple, immature, sans culture ? Le fait d’autodidactes inspirés, sans maîtres, sans écoles, sans académies ?
La limite est souvent difficile à cerner entre art « populaire » et art « contemporain africain ». Au départ autodidactes, certains artistes se sont affirmés professionnels comme par exemple Malangatana au Mozambique, Amadou Bâ au Sénégal ou Gotène, venant de Poto Poto, mais par la suite élève de Lurçat à Aubusson. Où est la frontière ? Le dessinateur malien Konaté Dialiba qui n’a pas fréquenté d’école d’art, mais a reçu une formation universitaire d’historien en France et dont les uvres ont été exposées dans un musée national (MAAO), est-il ou non un artiste populaire ?
Vous avez évoqué l’atelier de Poto Poto. Quels ont été les rôles des ateliers dans l’explosion des expressions populaires ?
Ils ont eu un rôle de découvreurs et de catalyseurs de talents. Les peintres populaires sont autodidactes, certes, mais certains ont bénéficié de l’aide d’ateliers animés par des Européens qui leur ont donné les moyens matériels (papier, peinture
) pour peindre et une éventuelle formation technique, sans contrainte, en respectant la créativité, l’originalité de l’artiste.
A la charnière des années 1920-1930, Thiry, fonctionnaire belge au Congo-Zaïre, remarque des fresques ornant les murs des cases. Séduit, il fournit gouache, aquarelle, papier à Lubaki et Djilatendo, les « imagiers congolais », précurseurs de la peinture contemporaine en Afrique Centrale.
En 1946, « le Hangar » de Pierre Romain Desfossés à Elisabethville accueille Pili Pili, Mwenze, Bela.
En 1950 Pierre Lods à Brazzaville rassemble les peintres à l’origine de l’école de Poto Poto : Ossali, Ouassa, Zigoma, Iloki, Oloko, Bandila, Ondongo, Thango, Gotène. Une anecdote illustre bien le respect de la liberté de l’artiste : Pierre Lods regardant une montagne vermillon peinte sur un fond noir par son cuisinier Ossali lui fait remarquer des bavures qu’il prend pour une maladresse. Devant la réplique d’Ossali : « mais c’est plus beau comme ça », Pierre Lods conclut : « ce fut ma première leçon de silence et de respect et depuis un des principes de ma méthode ». Par la suite, la peinture à Poto Poto s’est dégradée et a produit des chromos, danses, tam-tam, pileuses de mil, scènes de marchés. S’agit-il encore d’art populaire ?
Toujours dans les années 1950 à Léopoldville, l’actuelle Kinshasa, le peintre Laurent Moonens rassemble le groupe du Stanley Pool. Maurice Alhadeff lui succèdera, sans fonder une école de peinture, mais procurant toujours les moyens matériels pour peindre à un grand nombre de peintres, dont Thango.
D’autres ateliers sont créés, toujours à l’initiative d’amateurs d’art européens : l’atelier de Tenguenegue au Zimbabwe, où Franck Mac Ewen a développé la pratique de la sculpture sur pierre ou encore à Oshogbo, au Nigeria, sous la houlette de Ulli et Georgina Beier ou Suzanne Wenger.
Au regard de cette évolution en ateliers, les expressions populaires ne seraient-elles pas rattachées à une forme d’expression collective ?
Oui et non. Les artistes « populaires » se sont multipliés à partir des années 60, mais ne sont pas tous issus de ces ateliers. Tingatinga, par exemple, en Tanzanie, après avoir fait un grand nombre de petits métiers pour faire vivre (difficilement) sa famille, a eu l’idée d’imiter des congolais vendant de petites peintures dans les rues de Dar Es Salam. Sur des carrés de maçonite récupérés sur des chantiers de construction, il a peint avec de la laque pour bicyclette des animaux de la brousse pleins de verve. Son succès lui a fait engager les membres de sa famille pour l’aider. Après sa mort prématurée en 1972, une « école » commerciale poursuit son uvre pour le meilleur et pour le pire.
N’est-ce pas la limite de cette forme d’expression qui tend à répéter des images qui commercialement fonctionnent ?
Il est vrai que lorsqu’une uvre plaît et qu’elle se vend bien, elle est souvent répétée. Mais peut-on blâmer les artistes de reproduire des images qui se vendent quand on sait que c’est leur moyen de subsistance ? Sauf qu’on ne peut plus les définir comme des artistes, mais comme des artisans-commerçants. Cela dit, il ne faut pas confondre l’art populaire avec l’art d’aéroport qui en est une déviation économique et commerciale. C’est de l’art pour vivre, de l’art alimentaire, mais pas de l’art populaire.
Cela n’est-il pas dû au fait que l’art populaire peut aussi avoir une valeur utilitaire notamment dans les milieux urbains ?
C’est le cas des enseignes de coiffeurs, pharmaciens ou autres métiers présents dans la plupart des villes africaines. De même, pour les peintures sur camions ou sur bus inspirées de bandes dessinées, d’affiches de cinéma ou de photos de magazines. Ou encore des fresques murales tant dans les lieux sacrés, comme sur certains sanctuaires au Bénin sur lesquels Tokoudagba a peint des symboles vaudous, que dans les hôtels, les lieux institutionnels ou les commerces. De ces formes d’expression ont pu émerger des artistes connus tels que Twins Seven Seven au Nigeria, Moké ou Chéri Samba dans l’ex-Zaïre. Ce dernier a commencé comme peintre d’enseignes avant d’être lancé sur la scène internationale grâce à l’exposition « Les Magiciens de la Terre ».
Il ne faut pas non plus négliger l’apport des sculpteurs qui, à côté d’une sculpture d’aéroport, réalisent une sculpture originale, populaire, contemporaine, comme les sculptures funéraires conçues par des maçons-sculpteurs, notamment en Côte d’Ivoire, au Ghana, au Togo ou au Nigeria. Dans ce pays, la production est particulièrement riche avec les statues monumentales recouvertes de colorants industriels réalisées par Sunday Jack Akpan et Aniedi Akpan. Les thèmes ne sont d’ailleurs pas seulement funéraires, certaines statues publicitaires pouvant représenter un prédicateur, des footballeurs, des policiers ou des aigles.
L’ADEIAO a pour ambition de faire découvrir des artistes contemporains originaires du continent africain. Vous avez exposé quelques artistes populaires comme Alaye Atô. Est-ce l’une de vos vocations ?
Notre vocation est avant tout de faire connaître l’art et l’art d’Afrique contemporaine. Et donc d’aider tous ceux qui ont quelque chose à dire et particulièrement ceux qui ne sont pas exposés par ailleurs. Mais cela ne signifie pas que nous exposons exclusivement des artistes populaires. Les expositions naissent souvent de rencontres et de coups de cur pour le travail d’un artiste.
Alaye Atô, artiste malien, a été exposé après que l’un de nos adhérents, Bernard Pataux, l’ait découvert par hasard au Pays dogon. Cultivateur et féticheur, il s’est adonné au dessin après avoir perdu une main sans laquelle il ne pouvait plus exercer son métier. S’inspirant de la cosmogonie dogon mais aussi de l’Islam, il a commencé à crayonner sur des papiers d’écoliers jusqu’à ce que Bernard Pataux lui fournisse du matériel de peinture. La peinture a été pour lui une thérapie qui lui a permis de surmonter la douleur et le traumatisme liés à son accident. Notre exposition l’a sans doute beaucoup aidé puisque il est désormais un personnage important dans son village. Devenu une figure incontournable de la falaise de Bandiagara, il a maintenant un pouvoir social et moral. Est-il considéré comme important dans le monde de l’art ? Probablement non. N’en est-il pas moins un artiste pour autant ?
Alaye Atô fait appel à la mémoire collective de la culture dogon, est-ce un rôle que l’on pourrait attribuer aux artistes populaires ?
Oui. Ce sont des artistes qui vivent dans leur société, qui la ressentent profondément et dont beaucoup abordent des thèmes qui font appel à la mémoire collective, à leur histoire orale. Ce sont forcément des passeurs, des historiens populaires. Ceux de la diaspora, même s’ils ne vivent plus dans leur société d’origine, peuvent également jouer ce rôle. C’est le cas de Konaté Dialiba qui habite Paris. Il est resté très attaché à son héritage culturel et il dessine une histoire qui est celle de son pays.
Au Mozambique, les Makondé ont commencé à sculpter l’ébène au début des années cinquante. Les artistes comme Samaki, Atesi, Dastani ou Fundi ont travaillé sur des thèmes récurrents de l’histoire de leur peuple : des mères porteuses d’eau, des arbres de vie, des personnages déformés, surréalistes, à la limite de l’abstraction. La porteuse d’eau représente la première femme du peuple makondé qui, parce qu’elle vivait à proximité de points d’eau, donnait naissance à des enfants morts-nés. Le premier couple Makondé décida alors d’aller vivre sur les plateaux où il n’y avait pas d’eau et donc pas la maladie qui tuait les enfants, permettant ainsi à leur troisième enfant de survivre. D’où ces sculptures représentant des femmes filiformes avec une cruche sur la tête allant chercher l’eau très loin pour vivre.
Une fois de plus, des villages d’artistes, des coopératives et des boutiques ont intensifié la production pour la commercialisation de ces statuettes qui sont devenues pour beaucoup un art d’aéroport.
Y a-t-il des thèmes récurrents à ces expressions ?
Pour les fixés sous verres, c’est certain : les thèmes qui reviennent le plus souvent sont tirés de l’Islam, du Coran (vie de Mahomet) mais aussi de la Bible (Arche de Noé). Les portraits de dignitaires de confréries islamiques, des lutteurs traditionnels, les scènes de murs, les contes et légendes, les scènes inspirées de la vie sociale, les élégantes Sénégalaises aux « libidors », sont traités aussi bien par les artistes confirmés que par certains enfants dans la rue. Ces scènes sont représentées avec une justesse d’observation, un sens de la composition et une grande richesse de coloris. Les fixés sous verres constituent une expression artistique bien vivante qui a acquis ses titres de noblesse, pour la période contemporaine, grâce aux créations de Gora Mbengue et de Babacar Lo. La jeune génération fait aussi un travail original, mais à côté duquel on trouve un grand nombre de stéréotypes seulement commerciaux.
Par rapport aux autres expressions artistiques, il semble que dans le domaine des arts plastiques et notamment populaires, les femmes soient peu représentées. Comment l’expliquez vous?
Pour des raisons sociales et économiques, les femmes sont peu présentes. On connaît davantage les chanteuses, danseuses ou comédiennes car elles sont directement en contact avec le public. On les voit bouger, on les entend chanter. Tandis que la femme qui peint, elle, on ne la voit pas. Son activité ne s’inscrit pas dans une participation populaire immédiate. C’est une démarche individuelle qui n’implique pas la collectivité.
Seules quelques-unes ont pu émerger : Esther Mahlanga en Afrique du Sud qui réalise des peintures murales sur les maisons des townships, la potière sénégalaise Seyni Camara qui travaille en Casamance, ou encore les peintres Chaibia au Maroc ou Baya en Algérie. Les jeunes femmes faisant partie du groupe Vohou Vohou en Côte d’Ivoire ont été reprises par les tâches familiales. Certaines ont pu continuer à peindre en enseignant les arts plastiques. Le poids de la société, des traditions et les raisons économiques ne sont probablement pas étrangers au fait que si peu d’entre elles parviennent à s’exprimer dans la durée.
Comment l’art populaire africain s’inscrit-il dans le courant de l’art contemporain ?
La part des expressions populaires, souvent remarquable, est très importante dans l’art contemporain en Afrique. L’an dernier, nous avions organisé une table ronde autour de la notion d’art africain contemporain. La conclusion en avait été qu’il n’y pas d’art « africain contemporain » à proprement parler, sauf peut-être dans les expressions populaires. Je crois que c’est ce qu’il y a de plus africain dans la contemporanéité de l’art.
Certains artistes africains, travaillant notamment en Occident, peuvent perdre leurs traditions, ou leurs sources au contact d’un art mondialisé et ceci n’est pas une critique, ils sont avant tout des artistes. La richesse de l’art populaire réside dans son originalité, sa spontanéité, sa différence. C’est un art porteur d’une identité culturelle. Tout art populaire contient une personnalité, une revendication identitaire qui renvoie à la culture qui le produit. C’est en cela que les arts populaires de l’Afrique d’aujourd’hui sont à la fois vraiment africains et vraiment contemporains.
En échos à la biennale de Dakar, l’ADEIAO consacre du 1er au 31 mai 2002, une exposition de fixés sous verres, avec entre autres des uvres de Gora M’Bengue, Babacar Lo, Alexis Ngom et Magatte.///Article N° : 2226