Mesure-t-on bien, à la lumière des diversités et des traces de l’Histoire, la différence de connotation entre » Maghreb » et » Afrique du Nord » ?
Les problèmes identitaires de l’Afrique enflent à tel point que trop de Nord-Africains oublient que leurs attitudes et leurs opinions sur la frange septentrionale de l’Afrique continuent de jouer le jeu du néocolonialisme, en plus du fait que cela nous fige dans le temps.
Après l’indépendance, la réalité susceptible de provoquer remous et instabilité dans les rapports entre tous les habitants d’un pays est double :
1. La précarité de la question linguistique ;
2. La division de son espace par la colonisation, comme toile de fond.
Dès les premiers effets de la dislocation de l’Afrique en de nouvelles entités en 18851886, les éléments d’un même peuple sont devenus les acteurs involontaires d’une réalité nouvelle et alarmante. Les exemples sont légion : Ruanda et Burundi, Sahara Occidental entre Mauritanie, Maroc et Algérie
Ajoutonsy la division géographique arbitraire et étonnante de l’entité nordafricaine en trois pays : l’Algérie, la Tunisie et le Maroc. Et nous jouons le jeu avec une passivité implacable, révélatrice d’une paresse intellectuelle indicible.
On parle désormais de pays là où il y avait continuité linguistique, culturelle et géographique. On prend même des couleurs nationales ! On nous parle soudain de Tunis la Verte, d’Alger la Blanche et de Marrakech la Rouge… Ceci aura entraîné des discussions accablantes de banalité mais réelles : moi, je suis Tunisien, je suis vert, le vert n’estil pas la couleur du Paradis ? Non, le blanc, c’est plus reluisant, éclatant, le creuset des couleurs, c’est mieux, ne le saviezvous pas ? Le rouge, ah ! Toi, le rouge, n’estu pas plutôt le symbole du feu, de l’enfer, du dérangement, du rejet ?
Le tableau est plus triste encore : lorsque, enfants, nous apprenions le Coran et l’arabe par la même occasion, car l’école française ne dispensait pas de cours d’arabe standard à tous les Algériens on nous disait qu’analyser les phrases du Coran grammaticalement était un blasphème. Cependant on nous enseignait sans sourciller la phrasedogme fameuse » Nos ancêtres sont les Gaulois «
Or ni l’Atlas ni le Sahara n’ont jamais connu les pointillés frontaliers qui leur donnent ces épithètes bigarrées et séparatrices. Il n’existe pas de barrière naturelle qui aurait pu justifier un tel partage de la région de l’est à l’ouest. Alors, place au partage des esprits par la désunion des mentalités. Comme le dit le proverbe arabe : » Le pire des malheurs est celui qui fait rire » (ma traduction).
Je constate à regret que le terme Maghreb, avec toutes ses connotations, est devenu un îlot conceptuel à la dérive. Au vu de la politique suivie par les Arabes et les Occidentaux envers l’Afrique du Nord depuis les années des indépendances, il s’en va à vau-l’eau entre l’Europe et les pays du Moyen-Orient. L’explication est la suivante :
1. L’Europe est préoccupée par sa sécurité sociale, économique et politique : les accords de Schengen et l’union monétaire forment deux exemples.
2. Les pays du Moyen-Orient, enlisés dans des crises de voisinage et des processus de paix et de frontières insurmontables, ne savent pas marquer leurs rapports de la solidarité que désormais seuls le Coran, les hymnes nationaux et l’intelligentsia émigrée et sensibilisée appuient et recommandent.
Et quand on dit Moyen-Orient, ne soulève-t-on pas le même problème ? D’abord, pour qui est-il Moyen ou Médian, cet Orient ? Africains et Arabes se plaisent à répéter ces terminologies inventées à leur encontre (je ne dirai pas : pour eux) par les théoriciens et les politologues occidentaux. Mais ils ne sont plus écoutés et il ne leur convient pas de dire, apparemment, que » charbonnier est maître chez soi « .
La stratégie de la colonisation explique facilement cette division. En Afrique du Nord, la Métropole ne pouvait opérer un partage physique qui eût pu entraîner une scission linguistique est-ouest séparant la région suprasaharienne en trois entités politico-linguistiques complètement distinctes les unes des autres. Cela les aurait isolées de manière efficace et peut-être irrémédiable. Je pense que la stratégie de longue haleine mise en oeuvre par la Métropole a été d’autant plus redoutable et efficace qu’elle a été subliminale. Elle est de nature démagogique, parallèle à l’occupation du terrain et à l’oppression des populations, surtout en Algérie. Elle consiste en une digression provoquant chez les Nord-Africains des sentiments d’appartenance à des groupes ethniques aux valeurs inconnues jusquelà, à savoir des appartenances tribales ou des racines historiques soit plus nobles soit plus profondes en Afrique. Je voudrais citer ici le dernier paragraphe de la première partie des Alouettes naïves d’Assia Djebar (DJEBAR, Assia (1983). Les alouettes naïves, Paris, Julliard, coll. 10/18, p. 66) ; une femme y relate des histoires diverses et à un moment donné, dit :
» Toute la famille s’était groupée dans la plus grande pièce, comme un vaste hangar, et ils n’en sortaient pas, paraîtil, ni hommes, ni femmes. Seul le cheick, lui votre ancêtre, un fils de janissaire turc et de femme berbère, restait dressé sur le seuil, nuit et jour… « .
Auparavant, une phrase entre parenthèses décrit une situation où il est question d' » une ethnie qu’on prétendait ignorer « .
Dans le cas de cet ouvrage, de tels arguments prennent l’air d’un pamphlet démesuré. Un coup d’oeil aux agitations sociales en Algérie nous rappelle un des leitmotiv scandés par les contestataires kabyles. Ceux-ci rejettent toute appartenance au monde arabe et traitent le reste de la population arabophone de descendants de colons arabes. La langue arabe passe pour un véhicule menaçant le dialecte kabyle. Ici, j’insiste sur le fait en disant dialecte kabyle, considérant le chaouïa, le chleuh et le kabyle comme des subdivisions d’une même langue commune, le berbère, analogiquement avec l’arabe standard et les divers parlers qui en sont dérivés. Or l’arabe, langue vivante, passe tout d’abord un message rassembleur dont le Coran est le vecteur (Coran 3 :103).
Les mouvances kabyles veulent apparemment se scinder du reste du territoire en revendiquant la reconnaissance du parler kabyle comme langue nationale pour la Kabylie. Cette stratégie restant sans effets, les Kabyles ont essayé de se rapprocher dans ce sens des Chaouïas, berbères de l’est algérien, à partir de 1993. Mais ceux-ci y ont vu une scission du reste de la population. Au courant de l’automne 1995, l’association Pluriverselle avait organisé une réunion publique avec le dramaturge algérien Slimane Ben Aïssa à Conflans-Ste-Honorine. À ma question sur ce dernier point, il était resté sans réponse. Mais il avait dit haut et fort, en pesant ses mots : » En Algérie nous n’avons pas de Bastille mais nous en trouverons une et nous la démolirons » (sic).
L’intelligentsia marocaine trouvera le pendant de ce problème dans les différences sociolinguistiques existant dans leur pays pour voir qu’au fond les exigences de quelques souches de la population d’une zone ou d’une autre ne devraient pas gêner le rassemblement de tous pour les affaires de destin commun.
Résultat escompté ou non, la division de l’Afrique du Nord accentue celle de l’Afrique. C’est une bombe à retardement qui apporte la division dans la division, formant un noeud dans un autre noeud, voulant, en fin de compte émietter l’africanité et la dissoudre comme le sel dans l’eau. Tout rapprochement des populations (et non pas celui des gouvernements) est une atteinte à la grande toile d’araignée tissée par l’Europe coloniale. L’Europe s’était unie pour désunir.
Ainsi je préfère écrire Afrique du Nord et Nord–africain plutôt que Maghreb et Maghrébin. Autrement je ne vois pas de relation évidente avec le reste du socle africain. Le terme arabe maghrib désigne uniquement le Maroc, i.e. » le dernier pays arabe à voir le soleil se coucher « . Pour dire Maghreb on écrira al maghribul ‘arabi :, i.e. » le Maghreb arabe « . Quand regarderons-nous au fond de nous-mêmes ? Au cours d’une discussion avec un Algérien à Cergy en mars 1996, je me suis entendu dire qu’il était » algérien et berbère » et que » les Africains, c’est les autres, les Noirs » (sic) !
L’absurdité et le danger des terminologies en Afrique résident dans le fait que nous en sommes responsables. Nous les maintenons et les déclamons partout, victimes de notre paresse intellectuelle et admirateurs de miroirs aux alouettes qui nous reflètent le faux-jour d’autres soleils, qui ne sont pas à cheval sur l’Équateur.
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