Biso Nawa
(Buda Musique / Mélodie)
Dix ans après ses débuts, le troubadour de Douala offre un cinquième album sans grande surprise, mais aussi séduisant que les précédents. Perpétuant la tradition du néo-folk camerounais inaugurée jadis par Francis Bebey et Eboa Lotin, sa musique en demi-teinte sur un immuable tempo medium met en relief la délicatesse de son jeu de guitare acoustique. « Musclée » par la basse impériale de l’inamovible Étienne Mbappé, elle est ici enrichie par la présence de Jean-Paul Flores, guitariste favori de Higelin et de Brigitte Fontaine. La prise de son est excellente, signée ainsi que les parties de claviers par Ludovic Mantion.
Quant aux textes de Dikongué (chantés en douala, espagnol et français) ils sont comme toujours gentiment moralistes ou tendrement romantiques, très en retrait des bruits et fureurs de l’Afrique et du monde contemporain.
Kadri Gwadloup
(Buda Musique / Universal)
Ce disque est un témoignage enthousiasmant sur un aspect méconnu des musiques antillaises.
Le quadrille (« kadri » ou « kwadril » en créole) est à l’origine une danse française très populaire au début du XIX° siècle, héritière de la contredanse (« country dance ») du XVII° siècle qui s’est perpétuée à Cuba et Haïti. Alternant des figures complexes en 2/4 et en 6/8, le quadrille se danse en couples disposés en carrés. Si en France il n’est plus guère pratiqué que par les troupes folkloriques, il est resté très populaire chez les Cajun de Louisiane, au Québec et dans les Caraïbes, principalement en Jamaïque, à Sainte-Lucie et en Guadeloupe.
Dans le « kadri gwadloup », le violon a été depuis longtemps supplanté par l’accordéon comme instrument principal. Il s’est aussi africanisé en adoptant des instruments comme le « tanbou di bas » (tambour sur cadre), les hochets en calebasse « cha-cha », le percuteur « ti-bwa » et surtout le « siyak » : un racleur exclusivement guadeloupéen et probablement d’origine angolaise, tige de bambou coincée entre le bas-ventre du joueur et une planche qui sert de résonateur. Le kadri a en outre intégré, au cours du XX° siècle, la biguine et certaines formules rythmiques du lewoz (gwo-ka)
Mais ce qui fait la fascinante originalité du kadri, c’est la voix : celle du « komandé » (commandeur) qui sur un ton à la fois enjôleur et impérieux, dicte sans cesse dans les moindres détails les gestes et pas des danseurs en annonçant les figures aux noms étonnants : le « pantalon », l' »été », la « poule », la « pastourelle », le « galop » ou « boulangère », etc.
Ancêtre du rap et héritier lointain du chanté-parlé des griots et des masques africains, l’art du komandé est l’une des formes les plus spectaculaires de cette « parole syncopée » qui ailleurs s’est développée dans les voix des bluesmen et des preachers du gospel. Mais ici la parole est exclusivement vouée à la danse et elle y participe au même niveau que les danseurs et les instrumentistes. Denis Clovis dit Boniface et Floriane Fèverel rivalisent de gouaille et de virtuosité tout au long de cet album enregistré en 2003 dans un « balakadri » (bal à quadrille) lors du Festival Gwoka de Sainte-Anne.
La transcription mot-à-mot de leur rap mi-français mi-créole ajoute beaucoup à l’intérêt du livret passionnant de Diana Rey-Hulman et Françoise Uri.
Si le gwoka a connu une extraordinaire renaissance depuis vingt ans à la faveur du mouvement indépendantiste – notamment parmi les jeunes « métros » – le quadrille (abusivement réputé « doudouiste » et rangé dans les « mizik à vié negw ») ne s’est perpétué que sur place dans les villages isolés, lors des lewoz, des fêtes de plantations et de rhumeries.. Mais il compte encore bien des fidèles, et ce disque devrait rappeler son importance.
Ainsi que le vieux Papy Tranchot de Marie-Galante (qu’est-il devenu ?) Reynoir Casimir dit Négoce est un prodigieux et infatigable accordéoniste. Le groupe Signature qui l’accompagne, mené par le guitariste Roland Mavoungou, n’a vraiment rien à envier à la plupart des groupes de danse » tradi-modernes » d’Afrique ou de Cuba.
Il serait dommage que ce cd ne soit perçu que comme un chef d’oeuvre ethnomusicologique : il mérite de commander (komandè) une renaissance du « kadri gwadloup « .
Very Saxy / Live au Méridien
(2 Cds Ahead / Night & Day)
Véritable merveille technologique, l’orgue électronique inventé par l’américain Hammond en 1934 a envahi le jazz et les musiques afro-américaines (gospel, blues, rhythm’n’blues, soul, funk) avant d’être détrôné dans les années 1980 par le synthétiseur dont il était le précurseur.
Il est vrai que le Hammond est lourd (les premiers modèles dépassaient la tonne) et surtout encombrant : un cauchemar de déménageur avec ses deux claviers de cinq octaves, son pédalier de deux octaves et son énorme ampli-enceinte (le fameux « leslie »)
Pourtant, même si les synthés actuels, dont certains ne pèsent pas trois kilos, peuvent sans problème en copier les sonorités (mais de façon assez superficielle) le Hammond a encore ses inconditionnels, et connaît même depuis peu un étonnant retour en vogue.
Rhoda Scott ne fait pas partie des grands maestros historiques de cet instrument, dont la liste prestigieuse comprend Fats Waller, Count Basie, Wild Bill Davis, Milt Buckner, Jimmy Smith, Eddy Louiss, Lou Bennett, Larry Young et
Shirley Scott (sans parenté avec Rhoda).
Elle n’a pas non plus la virtuosité éblouissante de la nouvelle génération incarnée par Joey De Francesco, Emmanuel Bex, Bruno Micheli ou Gerard Gibbs (le partenaire du saxophoniste James Carter dans son nouvel « organ trio « )
Cependant Rhoda Scott a beaucoup contribué depuis trente ans à la popularité de l’orgue Hammond dans le grand public, notamment en mettant en valeur le pédalier, sur lequel elle a toujours joué les basses pieds nus. Et quand on a de jolis pieds
Malgré la médiocrité de certains de ses disques anciens, ce double cd en concert prouve que « l’organiste aux pieds nus » vaut bien mieux que ce slogan qui lui servit de légende et mérite d’être réévaluée. Ici elle swingue furieusement, en bonne fille de pasteur, avec deux grands saxophonistes, l’un venu du jazz (Ricky Ford), l’autre plutôt du r’n’b (Houston Person), et un gracieux guitariste, Melvin Sparks – tous trois ont en commun une exceptionnelle expérience au côté des organistes. Le répertoire, d’Ellington à Monk, est net et sans faiblesse
Un album certes un peu désuet, mais savoureux comme une madeleine de Proust.
(Inédit – Terrains / Naïve)
Voici le premier volume de « Terrains », une collection prometteuse que lance en son sein Inédit, le label de la Maison des Cultures du Monde. Comme son nom l’indique, elle est consacrée à des enregistrements récents effectués « sur le terrain » par des ethnomusicologues au cours de leurs missions
L’Éthiopie est réputée pour l’extraordinaire diversité de ses musiques, et l’Unesco a entrepris leur inventaire systématique. C’est dans le cadre de ce programme titanesque que cet album a été réalisé par Hugo Ferran entre 2001 et 2003. Le fait que de nombreux enfants et adolescents y ont participé prouve la vitalité et la continuité de ces traditions musicales
Parmi les quelque 80 groupes ethniques que compte l’Éthiopie, plus de la moitié sont regroupés depuis dix ans dans l' »État des Nations », au sud-ouest du pays. Les Maale, de langue omotique, sont environ 50.000 répartis sur un territoire de 600 km2, entre 900 et 2800 m d’altitude. Malgré la progression des églises évangéliques et de l’Islam sunnite, ils ont pour la plupart conservé leur religion et leurs structures traditionnelles. Une caste d’agriculteurs-pasteurs cohabite avec deux castes d’artisans, celle des forgerons et celle des potières et des tanneurs / tambourinaires.
Leur société patrilinéaire repose sur un système complexe d’échange de bénédictions, de louanges et d’offrandes, d’où le sous-titre du cd. Nul n’y échappe, même les bébés font l’éloge des « pères » par les berceuses que les mères chantent non pour eux mais en leur nom !
La musique des Maale est très riche, notamment pour leur polyphonie vocale et instrumentale.
On y trouve par exemple (comme en Centrafrique ou en Ouganda) d’étonnants ensembles de flûtes « pele » sans trou de jeu (donc n’émettant qu’une seule note) et aussi des churs de siffleurs. Les techniques vocales et chorales (contrepoint à cinq voix, hoquet, tuilage, yodel, etc) évoquent souvent par leur diversité et leur virtuosité la musique des Pygmées.
Plus frustes, les chants de travail féminins ne sont pas moins fascinants.
Outre les flûtes et les tambours funéraires, l’instrument principal des Maale est la splendide lyre « golo » à cinq cordes jouées deux par deux à l’aide d’un plectre..
Que 23 pièces aussi admirables et différentes aient pu être enregistrées dans un rayon de 10 kms laisse imaginer la richesse vertigineuse des musiques éthiopiennes.
///Article N° : 3859