Océan Indien : comment survivre au Margouillat ?

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L’aventure éditoriale du fanzine réunionnais Le cri du margouillat – lancé en 1986 et disparu en 2000 après 28 numéros – a permis de lancer certains auteurs : Li-an, Huo Chao Si, Appollo, Tehem. Elle a également contribué à la reconnaissance de créateurs de la région : Aimé Razafy, Roddy (Madagascar) Laval Ng, Marc Randabel, Deven Teevenragodum (Maurice), Vincent Lietard (Mayotte)…
Mais cinq ans après la fin du Margouillat qui fit suite au Cri du margouillat, le devenir de la BD dans la région reste incertain. Malgré des réussites d’incontestables réussites individuelles, le souffle semble être retombé. État des lieux du 9e art dans les territoires de l’Océan Indien…

Les Seychelles
En 2006, Peter Marc Lalande a publié un ouvrage avec le soutien d’une association réunionnaise ARS Terres Créoles : Humour naturel, vol. 1 : Poissons, couleuvres et tortues. (ISBN 2-908578-65-4).
Le second tome Rats, escargots et abeilles est en préparation et devrait également être édité par ARS Terres créoles. Peter Lalande travaille en parallèle sur un ouvrage intitulé Dieu avait aussi de l’humour qui devrait sortir prochainement, grâce à l’appui de l’évêché catholique. Un an auparavant, il avait sorti en édition locale et en langue anglaise un ouvrage intitulé Zak The garbage affair.
Il avait été précédé, en 2003, toujours en anglais, par Raymond Du Buisson, qui, sous le nom de Ray, avait publié un recueil de sketchs d’une page : The lighter side of paradise. Le second tome est sorti en 2007 : The lighter side of paradise II (ISBN 99931-76-00-1), cette fois, en version bilingue.
Enfin, dans chaque édition du mardi du Seychelles Nation, Lenstiti kreol édite un strip de 3 cases intitulé Laventir Milor en langue créole, bien sûr.
Aux Seychelles, la bande dessinée se cantonne donc à quelques tentatives individuelles au rayonnement local, phénomène logique pour un pays aussi peu peuplé (83 000 habitants) qui ne dispose d’aucune maison d’édition privée.
Pondichery
Dans cet ancien comptoir français, situé dans la région tamoule, seule une maison d’édition publie des ouvrages en français : il s’agit de Kailash (1) qui compte aussi une librairie sur place et qui est diffusé en France par Harmonia Mundi.
Kailash, dont le fondateur est Raj De Condappa, compte trois bandes dessinées à son catalogue, toutes à motif religieux ou mythologique propre à l’Inde et dessiné par Denis Fauvel : Ganesh (2 000. ISBN 2-84268-054-5), Krishna (2 003. ISBN 2-84268-095-2), Hanuman (2 003. ISBN 2-84268-095-2).
Ces trois titres ont été tirés à 1 000 exemplaires chacun, ce qui donne une idée de l’audience forcément limitée de cette petite maison d’édition située dans un pays essentiellement anglophone.
Les Comores
Les seules traces de BD visibles dans l’Archipel étaient présentes dans l’hebdomadaire comorien francophone Kashkazi qui, depuis sa création en juin 2005, éditait chaque semaine un strip de 5 cases intitulé Daba na ure (du nom des deux héros Daba et Ure, il s’agit également d’un jeu de mot signifiant « l’idiot qui bave ») par Salim Hatubou et Mouridi, deux artistes franco comoriens. Mais ce journal a cessé de paraître fin 2006. Ces mêmes auteurs ont également publié Wis en 2001, ouvrage situé entre le livre illustré pour enfants et la bande dessinée. À ceci se rajoute Mohamed Fahar, jeune bédéiste belge d’origine comorienne qui a publié un album de sciences fiction en 2004 narrant les aventures d’un personnage nommé Dido.
Mayotte
Peu de bandes dessinées éditées à Mayotte (qui ne compte, il est vrai, que 3 éditeurs), même si des artistes d’origine mahoraise comme Moniri ont déjà été publiés dans Le cri du Margouillat avec Little Momo ou Même pas mal.
La seule exception notable est Vincent Lietar qui, depuis 1986, publie une planche hebdomadaire dans différents journaux de Mayotte avec, comme personnage central, un petit garçon nommé Bao, sorte de Tiburce mahorais devenu, depuis, très populaire sur l’Île. Vincent Lietar a publié en 1991 une partie de ses planches dans un ouvrage intitulé Bao, l’enfant heureux, aujourd’hui épuisé et avait également été publié dans plusieurs numéros du Cri du margouillat. Depuis, Bao continue sa route seul avec un succès égal. Tee-shirt, couverture de guide, agenda (en particulier un agenda Bao en 2004, absolument superbe), calendrier, cartes de vœux, méthodes d’alphabétisation et de lecture, les supports sur lesquelles s’illustre ce personnage malicieux sont innombrables et en ont fait une figure emblématique de ce territoire français.
Parallèlement, en 2000, le franco comorien Nassur Attoumani et le malgache Luc Razakarivony ont produit Le turban et la capote, bande dessinée médicale inspirée d’une pièce de théâtre du premier, édité aux éditions réunionnaises Grand Océan en 1997.
Enfin, Charles Masson, dessinateur habitant la Réunion (Soupe froide et Bonne santé, tous les deux chez Casterman), et par ailleurs médecin ORL de profession, exerce également à Mayotte.
Maurice
La bande dessinée mauricienne bénéficie des efforts de l’Alliance française de Port Louis qui organise chaque année un atelier de formation et un concours de bande dessinée dont le vainqueur est invité au salon de la BD de Saint Malo.
L’Alliance organise également tous les deux ans, le festival de BD Îles en bulles qui en sera à sa troisième édition en décembre 2007.
La figure dominante du milieu reste Laval Ng, seul mauricien à être édité en Europe puisqu’il a déjà publié trois tomes (2) de la série culte Balade au bout du monde, chez Glénat.
Laval (3) a également participé à l’ouvrage collectif Chroniques de sillage, T.3 chez Delcourt. Toujours à l’étranger, un autre mauricien, Éric Koo Sin Lin, a publié en Australie l’album The gold coast : a visual diary en 2006.
Mais ces succès ne font que cacher une situation beaucoup moins florissante sur l’Ile.
En effet, depuis l’année 2 000 et la sortie de Heureux dodo auto produit par Joseph Claude Jacques, aucun album de bande dessinée n’a été édité par une maison d’édition privée ou un particulier. Seul, le Centre Nelson Mandela pour la culture africaine a soutenu l’édition en 2004 d’une bande dessinée en créole Zistoir ze ek melia.
Hormis ces deux bandes dessinées, seuls quelques autres albums sont encore disponibles à la diffusion : Nous les Mauriciens (1 999) et Vive la patrie (1 998) d’Éric Koo Sin Lin ainsi que L’aventure mauricienne : un pays est né (1 996) de Sadon et Lallmohamed, sans pour autant que ces ouvrages soient visibles dans les librairies.
Plusieurs tentatives avaient été menées dans le domaine. Ce fut le cas en 2000, avec la revue Autopsie lancée par Éric Koo Sin Lin et Laval Ng qui ne connut que 4 numéros. Un peu plus tard, avec l’appui du projet Lire en français à Maurice, piloté par l’Alliance française, un groupe de jeunes bédéistes lança le magazine Ticomix, un fanzine regroupant la nouvelle génération de talents repérés par l’Alliance française dans ce domaine.
Malheureusement, après trois numéros, la revue s’arrêta en 2005, faute de financements et, peut être, de motivation.
Le constat reste donc assez maussade, après plusieurs années d’intenses activités, où les stages ont succédé aux salons et aux publications. Le soufflet est retombé, faute de volontés et d’un média suffisant pour diffuser les œuvres.
Madagascar
Il existe une réelle tradition de la bande dessinée à Madagascar et durant plus de 20 ans, les revues de BD et autres comics books ont fleuri dans les rues de Tananarive.
Mais à partir de 1991, c’est le déclin : le pouvoir d’achat s’effrite, et la désastreuse pratique de la « location » des livres (formule qui satisfaisait les loueurs et lecteurs) ruine les créateurs et éditeurs. Les maisons d’édition, Tsileondriaka, Danz, Eh !, ferment leurs portes progressivement et seules quelques œuvres soutenues par des organismes extérieurs sortent de temps à autre : Les jeux sont faits (1 997), Liza (1 992) ou Les fables de La fontaine (1 996). Seul
Le cri du margouillat publie régulièrement des auteurs malgaches dont Anselme et Roddy. Début 2000, la BD malgache se relance grâce à l’appui du Centre culturel Albert Camus qui réalise avec l’association Mada BD, deux albums collectifs, « Sary gasy » et « Ny lasa no miantoka ny ho avy« , présentés au 27e salon international de la BD d’Angoulême.
En 2001, Didier Randriamanantena alias « Didier Mada B » publie dans le journal L’express, deux histoires, Anosy fahagola et surtout Nampoina, repris, plus tard en album.
De nouveaux dessinateurs apparaissent, comme Dwa qui a sorti en 2004 le premier des deux tomes d’un album intitulé « Pions » mais aussi Rado (Les nuits magiques en 2005) et Ramafa.
Enfin, signalons le travail de Elisé Ranarivelo (lauréat du Crayon d’Or en 1995) qui a publié 7 albums de ses caricatures de L’express, dans sa maison d’édition (Elisé production). Parmi eux, Les fonds baillés, L’empêchement et Les présidentielles, publiés en 1997 et 1998 ou Les planches flottantes en 2001.
À partir de 2000, des journaux spécialisés recommencent à reparaître petit à petit à Madagascar comme la gazette Ngah qui arrive à vendre 20 000 exemplaires par semaine (en malgache) avec de nouveaux dessinateurs comme Ra-Lery, Thierry Ankoala, Richard Rafanoela, ainsi que les journaux R’ehvy et surtout Faka qui réédite la série populaire des années quatre-vingt, Benandro.
D’autres revues, humoristiques, comme « Gazety Soimanga« , « Saringotra« , « Manala Azy » ou « Sketch » permettent encore à la bande dessinée de survivre.
De 2003 à 2005, le Centre culturel Albert Camus publie un répertoire de la BD malgache intitulé Madabulles. Il lance en 2005, le mois de la Bande dessinée « Gasy bulles », dont la troisième édition a eu lieu en juin 2007. La première édition avait été l’occasion d’une superbe exposition retraçant l’histoire de la BD malgache au studio de la Maison d’édition Soimanga.
Mais l’actuelle production malgache n’a plus rien à voir avec celle des années soixante-dix et quatre-vingt. Le milieu s’est rétréci, les ventes se sont effondrées, les parutions raréfiées. Une partie de cette production est dépendante des projets des coopérations occidentales ou des actions des ONG.
Paradoxalement, ce début de siècle est l’occasion pour certains dessinateurs malgaches de montrer leur travail en France. En 2003, Didier Mada BD, suite à un concours organisé par Africa e Mediterraneo, signe le premier album solo malgache édité en Europe « Imboa : le roi et Effara » aux éditions italiennes Lai momo. En parallèle, il publie deux planches mensuelles dans Madagascar magazine, distribué à Paris.
D’autres artistes malgaches arrivent à publier des histoires courtes dans plusieurs albums collectifs qui se sont succédé au cours de ces dernières années : A l’ombre du baobab (2 002) de Equilibre et population (avec Alain Bruno Ranaivonjato et Elisé Ranarivelo), Afrobulles n° 1 et 2 (avec Didier Randriamanantena, Fenosoa Ratovoniaina, Jean de Dieu Rakotosolofo et Aimé Razafy), Africa comics 2 002 (Élisée Ranarivelo), Africa comics 2 003 (Didier Randriamanantena et Jari), BD Africa (2 005) présenté par P’tit Luc (Jari, Ndrematoa, Jean De Dieu Rakotosolofo, Rado et Roddy).
En parallèle, les éditions Sary92, fondées par un malgache (Luc Razakarivony) publient 4 albums tous dessinés par des malgaches (4) et se déroulent tous sur l’île rouge.
Mais, s’ils rencontrent un succès d’estime, ces albums ne sont que peu diffusés et n’ont pas d’échos probants dans le milieu des éditeurs occidentaux. À une époque où la carrière de certains bédéistes africains démarre en France (5), aucun malgache n’arrive à réellement s’imposer et à montrer la voie.
Les causes sont sans doute dues à une faiblesse générale des scénarios, à un certain cloisonnement en matière d’échanges et de contacts ainsi qu’à un manque de visibilité.
Aujourd’hui, les auteurs abandonnent les planches pour des travaux de commandes, plus rémunérateurs. Le bédéiste se fait illustrateur, graphiste, caricaturiste… Il faut bien vivre !
La Réunion
La pépinière du Cri du margouillat a fait du chemin depuis l’arrêt de la revue.
Appollo et Huo Chao Si ont publié La grippe coloniale en 2003, une fiction historique se déroulant en 1919 quand les soldats revenus de la grande guerre rapportèrent dans l’île la grippe espagnole qui y fit des ravages. Ce fut un gros succès commercial et critique.
Appollo continua sur sa lancée avec les deux tomes de la série Fantômes blancs dessinés par Li An en 2005 et 2006 et Ile bourbon 1 730 avec Lewis Trondheim, publié en 2007 (6). Tehem, auteur du cultissime Tiburce, vit maintenant en France et y a créé Malika Secouss et Zap collège, deux séries à succès dans la lignée de « Titeuf« .
Li An, pour sa part, a rencontré le succès avec la série Le cycle de Tshaï. D’autres auteurs réunionnais, publiés également dans Le cri du margouillat, ont par la suite continué une carrière en solitaire, c’est le cas de Charles Masson qui a publié deux albums chez Casterman (Soupe froide et Bonne santé).
Mais ces auteurs ne publient pratiquement plus sur leur île natale (7), laissant un vide important. Aucune revue n’est venue remplacer Le cri du margouillat et Centre du monde éditions – label d’édition créé par Le Margouillat– n’a quasiment rien publié depuis 4 ans, hormis la réédition en décembre 2005 des 4 tomes de la série Tiburce de Tehem. D’autres rééditions ont eu lieu également, en particulier les deux tomes de La buse, gros succès des années quatre-vingt, de Vaxelaire et Michel Faure.
Les catalogues d’éditeurs montrent cependant que des bandes dessinées originales continuent à être publiées à La Réunion. Plusieurs ouvrages ont en effet été publiés chez Orphie : Ti niko, mais comment les grands y font les bébés ? (8), À l’abri du volcan (9), Adah ti cafrine (10) ou chez Océan éditions : Les sodaruns contre les pollueurs (11). Mais ces œuvres ne se distinguent pas particulièrement par leur originalité graphique.
Après une génération de créateurs talentueux, le milieu peine à trouver un second souffle, en l’absence de moyens d’expression porteurs, de projets mobilisateurs et de réels leaders. Pourtant, l’intérêt pour la bande dessinée est manifeste, le succès du Festival Cyclone BD et la présence de quatre librairies spécialisées dans le département le démontrent aisément.
Le lancement du Cri du margouillat en 1986 fut l’occasion d’une formidable aventure pour le milieu de la bande dessinée dans l’Océan Indien. Porteur de valeurs que l’on qualifierait de nos jours d’alternatives et subversives, ce journal était le signe d’un réel dynamisme et le miroir de la BD dans l’ensemble de la région. Plus de 20 ans après, le mouvement en faveur d’une bande dessinée « régionaliste » est quelque peu retombé, peinant à trouver un marché et une spécificité qui lui soit propre. La bande dessinée reste présente dans l’Océan Indien mais elle s’est uniformisée, a perdu de son originalité et ne dépasse pas les frontières de chaque territoire.

1. http://www.kailasheditions.com, Kailash a une librairie au 69, rue Saint Jacques à Paris.
2. Les pierres levées (T.13 en 2003), Les pierres invoquées (T.14 en 2004), Pierres envoûtées (T.15 en 2006)
3. Il fut également publié dans Le margouillat en 2000.
4. Malas de Alain Rabemanatsoa, Avotra de Christian Razafindrakota, Habiba de Tsilavo Rabemila, Vazimba, tous publiés en 2006 et 2007.
5. Citons Pahé, les ivoiriens Groud et Abouet, les congolais Masioni et Paluku….
6. Appollo a également publié avec Brughera, le chevalier au cochon chez Carabas ainsi qu’un album pour enfants, La chasse au dodo chez Orphie.
7. Seule exception, à l’occasion d’un projet de l’Union Européenne et du Conseil Régional sur la tolérance, Appollo et Huo chao Si ont publié La guerre d’Izedine en 2006, suivi par Le château des floraisons de Samlong et Hippollyte, dessinateur métropolitains qui a séjourné un an sur l’île.
8. Simety & Blaise: Ti niko, mais comment les grands y font les bébés ?. Sainte Clothilde : Orphie éditions, 2005. ISBN : 2-87763-282-2
9. Giraud, Olivier, A l’abri du volcan, Orphie, 2007. ISBN 978-2-87763-376-5
10. Trotignon, Olivier, Adah Ti Cafrine. Orphie, 2005. ISBN 2-87763-331-4
11. Vaxelaire, Daniel & Bertaud, Stéphane. Les sodarun contre les pollueurs. Saint André : Océan éditions, 2005. ISBN : 2-907064-69-X
///Article N° : 6930

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