« On improvise en arabe et en français »

Entretien de Laurène Sénéchal avec Youssef El Mortaji

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Improvisation théâtrale : une démarche participative qui plaît au public marocain
Au service de son public, les marocains du groupe S’toon Zoo créent des spectacles de théâtre à la demande.

Pas de texte, juste un thème, quelques secondes de réflexion et les improvisateurs se lancent sur la scène pour emmener le public dans différents imaginaires. L’improvisation théatrale est née au Québec dans les années 1970 et a trouvé de nombreux adeptes en France, Suisse, Belgique et Luxembourg. Plus timide en Afrique, elle existe toutefois depuis une dizaine d’années au Maroc grâce à S’toon Zoo, la seule compagnie qui propose des spectacles improvisés à travers tout le pays. Pour la première fois invité à l’étranger dans le cadre du festival Aix-en-Impro à Aix-en-Provence, S’toon Zoo a affronté sur scène des équipes belges, françaises et suisses.
Rencontre avec Youssef El Mortaji, coach et cofondateur de S’toon Zoo.
Comment a commencé l’aventure du groupe S’toon Zoo ?
S’toon Zoo, ce n’est pas juste une troupe de comédiens, mais c’est un collectif qui regroupe des musiciens, des éclairagistes et toutes les personnes qui travaillent dans le spectacle vivant. Avec un but commun : rassembler toutes ces énergies pour créer des spectacles improvisés.
Le « S' » de S’toon Zoo représente la société dans sa diversité. « Toon » est le diminutif du terme anglais « cartoon », et « Zoo » signifie la jungle. Cela veut dire que, pour nous, la scène ou l’aire de jeu comme on l’appelle, est une jungle. C’est notre espace de création qui est défini par les comédiens qui sont présents, le public et les thèmes qu’ils vont nous donner. Cet espace de création va être différent d’un spectacle à l’autre, mais à chaque fois, on reprend les problématiques de la société inspirées par les thèmes qu’on reçoit, et on les théâtralise. On parle de différents sujets mais de manière ludique.
L’aventure a commencé dans le cadre universitaire en 2005. On a commencé à faire des petits « matchs d’impro ». Deux équipes improvisent sur des thèmes donnés par un arbitre. L’arbitre gère le respect des règles pendant le match. A la fin de chaque scène, le public vote pour son équipe préférée. On a commencé par des matchs entre nous, puis on a invité des équipes belges, françaises et canadiennes. Ces rencontres nous ont permis d’améliorer notre jeu et notre organisation aussi.
Nous avons fait une pause pendant deux ans, car nous ne trouvions pas la bonne formule pour accrocher le public marocain. Nous étions trop amateurs.
Qu’est-ce qui vous a poussé à reprendre le projet ?
Je suis parti à Avignon et j’ai vu un spectacle des Bonimenteurs qui est un duo d’improvisateurs français très connu. Il faisait de l’improvisation mais pas de match, c’était un système « à la carte » où le public pouvait choisir ce qu’il voulait voir. Je me suis dit que c’était la formule idéale qu’il fallait adapter au Maroc pour permettre de vulgariser la discipline. C’est plus facile avec ce concept de faire apprécier l’improvisation à un public de non-initiés parce qu’il y a moins de règles. En 2010, nous avons fait notre premier « spectacle à la carte » où tous les thèmes étaient proposés par le public. Et cela a bien fonctionné. Une fois que notre public a compris ce que c’est que l’improvisation, on arrive à avoir plus de monde pour venir voir des « matchs d’impro » à la canadienne.
Maintenant au Maroc, tu dis « impro », les gens comprennent ce que c’est et ils savent quel type de spectacle ils vont pouvoir voir. J’espère que d’ici deux ans, on aura au minimum une fois par mois un spectacle rempli, avec un public fidélisé.
Vous jouez dans des salles de combien de personnes ?
On a joué pendant un an des « spectacles à la carte » dans un bar où on pouvait recevoir 150 à 200 personnes. Sinon on joue dans des théâtres avec 300 personnes ou parfois 600 personnes quand on est invité. Mais le remplissage de la salle est très relatif. Globalement, on arrive à les remplir à 80 %.
Vous commencez à avoir un public important pour une jeune troupe qui propose un spectacle d’un genre nouveau. D’après vous, qu’est-ce qui plaît au public dans l’improvisation ?
L’improvisation, c’est une commande que fait le public aux comédiens. Pour moi, dans la création il y a deux démarches, soit tu crées un spectacle et tu le partages avec le public, soit c’est la démarche inverse, c’est le public qui propose ce qu’il a envie de voir. C’est une approche participative. Et le public aime ça. Ils viennent et proposent un thème, et chaque spectateur attend que son thème soit joué. Donc tout le monde est chaud et branché pendant tout le spectacle.
Et à Casablanca, vous êtes les seuls à proposer ce type de concept ?
Au Maroc, malheureusement, on est les seuls. Il y a des compagnies qui montent des productions qui sont soit des adaptations de pièces connues, soit des créations, dans un répertoire classique ou engagé. Mais l’improvisation à la canadienne, nous sommes les seuls. Pour faire des « matchs d’impro » où il y a deux équipes qui se rencontrent sur scène, on invite des équipes qui font du théâtre et on les forme rapidement à l’improvisation. Il y a encore quelques événements d’improvisation organisés périodiquement dans des universités mais rien de régulier.
Qu’est-ce qui vous a poussé personnellement à faire de l’improvisation ?
Je ne sais pas, c’est un feeling. J’aime la démarche de création que propose l’improvisation. Il y a une grande interactivité avec le public. C’est ce que j’aime le plus. Tu arrives, tu ne sais pas ce que tu vas jouer, et en fonction de l’énergie du public, soit tu assures le spectacle, soit c’est raté. On adore ce risque, c’est le côté maso-artistique de la troupe je pense.
Avant de faire de l’improvisation, j’ai fait du théâtre au lycée et après j’ai fait plusieurs stages de techniques théâtrales ainsi que les cours Florent à Casablanca. Pour l’improvisation, c’est surtout de l’autoformation. Quand j’étais à l’université, j’ai pu suivre des formations intensives données par des improvisateurs professionnels canadiens et français.
Je me rappelle, la première fois que j’ai entendu parler d’improvisation, c’était par un copain qui vivait dans mon village et qui faisait l’Institut d’Art dramatique à Rabat. Il m’a emmené voir un spectacle à Rabat, organisé par l’université HEC. J’ai vu et j’ai adoré mais j’étais encore jeune. Je me suis dit que je lancerai mon propre groupe un jour. J’ai attendu huit ans mais je l’ai fait.
Votre particularité par rapport aux autres équipes d’improvisation francophone, c’est que vous jouez en deux langues.
Oui, on joue en arabe dialecte et, quand on invite des équipes étrangères francophones, on joue en français. Mais 70 % des spectacles sont en dialecte. Le public francophone fréquente surtout un certain type de scènes assez prestigieuses, donc ils viennent nous voir quand on joue dans ces théâtres-là. Mais nous, nous cherchons aussi à nous adresser au « non-public » comme je les appelle. Ceux qui ne nous connaissent pas, qui n’ont entendu parler de nous que par le bouche-à-oreille ou qui se font trainer à nos spectacles par des amis. On veut toucher un public large et très mélangé. Alors on improvise en arabe et en français, vu que le théâtre c’est un langage universel de toute façon. Et l’intérêt du marocain, c’est qu’il y a un mélange très fluide entre le français et l’arabe, donc sur scène cela crée un échange très spécial entre les comédiens arabophones et les comédiens francophones. Les improvisateurs passent d’une langue à l’autre en fonction de l’univers dans lequel ils veulent emmener le public.
Lors de vos spectacles improvisés, il n’y a pas de texte, donc on ne peut pas vérifier à l’avance les thèmes que vous allez aborder. Est-ce qu’il y a des sujets dont vous ne pouvez pas parler ?
Pour nous, le roi. Je plaisante (rire). Non ce n’est pas vrai. Moi je me pose toujours la question quelle est la limite de la création. Normalement, il n’y a pas de limite. Mais il faut juste être subtile, ne pas provoquer et ne pas choquer. On essaye d’éviter de tomber dans les clichés. On peut parler politique, religion mais on ne va pas le faire de manière sérieuse ou provocante. Ce sera de toute façon toujours théâtraliser et remanier à notre sauce. On joue les thèmes du public, mais après on se laisse la liberté de les interpréter comme nous, on le sent. Par exemple, si on tombe sur le thème « globalisation », on va peut-être le détourner et « globalisation » deviendra le nom d’une personne.
La limite de la création, c’est ce que le public est prêt à accepter. Je me dis toujours qu’il y a ma mère ou mon père qui peuvent être dans la salle et je ne vais pas me mettre nu sur scène juste pour dire qu’il n’y a pas de limite à la création. Nous voulons faire passer des messages de manière artistique plutôt que vulgaire. On est dans la vulgarisation et non pas dans la vulgarité.

///Article N° : 11702

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Les images de l'article
L'équipe du Maroc au festival Aix-en-impro © Laurène Sénéchal
L'équipe du Maroc au festival Aix-en-impro © Laurène Sénéchal
L'équipe du Maroc au festival Aix-en-impro © Laurène Sénéchal
L'arbitre © Youssef el Mortaji
L'équipe du Maroc au festival Aix-en-impro © Laurène Sénéchal





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