Le 2 novembre 1998, Urbain-Karim-Elisio da Silva, personnage célèbre de la vie sociale et politique du Bénin, crée à Porto Novo avec ses propres ressources le Musée da Silva des arts et de la culture. Ici, la mise en mémoire de l’esclavage s’accompagne d’une valorisation des liens avec le Brésil. Mais la création de ce musée pourrait aussi répondre à un besoin : immortaliser le nom de son propriétaire.
Comme d’autres pays africains, le Bénin n’est pas resté à l’écart de la vague mémorielle qui a pris place en Europe et en Amérique du Nord dans les trente dernières années. Au début des années 1990, à la suite d’un processus qui mettait fin au régime marxiste-léniniste, le pays connaît un processus d’ouverture à l’étranger. La mise en valeur de la mémoire et du patrimoine de l’esclavage est alors développée dans le cadre des initiatives officielles comme les projets La Route de l’esclave et Ouidah 92, menés par l’UNESCO. Ces deux projets officiels ont eu sans doute un impact sur la communauté locale. Certains représentants illustres des villes de Porto Novo et Ouidah, des ONG et même l’Église catholique se sont lancés dans la création de musées et de mémoriaux. Dans le cas des musées privés, on y valorise non seulement la mémoire de la traite négrière et de l’esclavage atlantique, mais principalement les liens avec la diaspora. En ce qui concerne la communauté aguda, la mise en mémoire de l’esclavage est accompagnée d’une valorisation des liens avec le Brésil. À partir de l’étude d’un musée privé béninois, le Musée da Silva des arts et de la culture, j’essaie de comprendre les stratégies discursives qui y sont utilisées pour mettre en valeur la mémoire et le patrimoine de l’esclavage. Ces stratégies sont basées sur un processus de recyclage et de bricolage comprenant, entre autres, l’appropriation des objets européens ainsi que de différents types d’images, comme les photographies réalisées par Pierre Verger à Bahia et au Bénin ou encore les illustrations des relations de voyage françaises au Brésil du XIXe siècle.
Dans cette mouvance, le 2 novembre 1998, Urbain-Karim-Elisio da Silva, personnage célèbre de la vie sociale et politique du Bénin, créa à Porto Novo avec ses propres ressources le Musée da Silva des arts et de la culture. Da Silva est l’un des hommes les plus riches du Bénin. Il fut porte-parole de la communauté musulmane du Dahomey et candidat à la présidence de la République en 1968. Il est aussi un entrepreneur de succès : il a été propriétaire d’une grande imprimerie qui pendant l’époque du régime « marxiste-léniniste » inaugurée par Mathieu Kérékou, devint la Grande Imprimerie du Bénin. De nos jours, il est le propriétaire de deux hôtels, l’un à Porto Novo et l’autre à Cotonou ainsi que du Village de Vacances L’Eldorado. Dans les années 1990, Urbain-Karim-Elisio da Silva reçut le titre de consul honoraire du Brésil au Bénin. Malgré le caractère honorifique du titre, cela fait de lui au moins du point de vue symbolique le représentant du Brésil au Bénin, vocation qui est contestée par d’autres familles aguda.
À un moment que nous ne savons pas situer précisément, mais probablement vers la même époque du déclenchement du projet Ouidah 92 et La Route de l’esclave dans les années 1990, Karim-Urbain-Elisio da Silva a commencé à publiciser l’information d’après laquelle son ancêtre maternel, José Abubakar Paraíso était le leader de la Révolte des Malês. Son livre Le Code Noir publié en 1999 à Porto Novo est dédicacé à « José Aboubaka », le « cerveau » de la fameuse Révolte des Malês, qui a eu lieu à Bahia en 1835. Or, la biographie de José Abubakar Paraíso a aussi suscité beaucoup de controverses parmi des auteurs comme Paul Marty, Pierre Verger, Milton Guran et João José Reis (1). Toutefois, les quatre auteurs affirment que José Abubakar, qui exerçait le métier de barbier à Bahia, a été acheté par Domingo Martins, commerçant établi à Porto Novo, qui l’aurait ramené au golfe du Bénin en 1850. Cependant, il est loin d’être certain que José Abubakar ait été un leader de la Révolte des Malês, puisque la déportation des esclaves africains et afro-brésiliens affranchis ayant participé à la rébellion ne s’est pas faite vers 1850, mais tout de suite après la révolte, notamment entre les années 1835 et 1836. Même si d’après le récit de Urbain-Karim-Elisio da Silva, il était un descendant de marchand d’esclaves, par la famille de son père, il s’auto-identifie plutôt comme un descendant d’esclave, par le biais de la famille de sa mère, une Paraíso. Toutefois, le fait qu’à un moment précis, Urbain-Karim-Elisio da Silva commence non seulement à revendiquer son ancestralité esclave mais qu’il affirme en plus que son aïeul était l’un des cerveaux de la Révolte des Malês est révélateur d’une certaine forme d’idéalisation de la figure de l’esclave, qui maintenant n’occupe plus la position de la victime mais plutôt celle du héros. Être descendant d’esclave devient une source de fierté et dans ce cas précis, cette forme d’auto-affirmation génère du capital politique.
Pour mettre en place un musée, il faut d’abord qu’une collection soit constituée. Pour Pomian, une collection est « tout ensemble d’objets naturels ou artificiels maintenus hors du circuit d’activités économiques temporairement ou définitivement, soumis à une protection spéciale [
] dans un lieu clos aménagé à cet effet et exposés au regard » (2). La constitution d’une collection par le collectionneur et ensuite d’un musée peut être expliquée par différents facteurs d’ordre social, politique, économique et géographique. Dans le cas de Urbain-Karim-Elisio da Silva, sa collection privée relève plutôt du patrimoine immatériel que du patrimoine matériel. Certes, il possédait une multitude de disques vinyle, de tourne-disques, des publications françaises illustrées et aussi des portraits de famille. Mais comment pourrait-il faire pour exposer tous ces non-objets si disparates ? Pourquoi n’a-t-il pas créé un musée où c’est le patrimoine immatériel, dont la musique afro-américaine, qui ait été mis en valeur ? Da Silva ne semble pas avoir vu ces alternatives comme étant viables. Il fallait construire un musée selon la tradition occidentale avec des objets palpables ayant une certaine valeur marchande. Dans ce cadre, il a fallu choisir une voie claire, et la filière de l’héritage afro-brésilien et de l’esclavage serait une bonne option dans un moment où tout le monde en parlait, même si da Silva se laisse toujours une marge pour ne pas enfermer son musée dans un cadre trop restreint qui pourrait empêcher de nouveaux développements. Ainsi, da Silva ne forme pas une collection pour ensuite créer un musée. Le processus s’est fait plutôt de façon inverse : il a acheté d’abord une maison afro-brésilienne qui est devenue le futur musée, il l’a renouvelée et c’est par la suite qu’il s’est apprêté à réunir et à acheter des objets, liés de loin ou de près à la tradition des familles aguda de la région (3). La création du musée da Silva constitue aussi, comme presque tous les musées et collections occidentaux privés, une manière d’immortaliser le nom de son propriétaire. Si da Silva était déjà perçu comme un entrepreneur moderne, la création d’un musée portant son nom et inauguré le jour de son anniversaire, renforça son image d’entrepreneur philanthropique « père des arts et de la culture ». Voudrait-il inscrire son nom dans une modernité à l’occidentale à côté d’autres grands collectionneurs comme Gugenheim et des Vanderbilt Whitney ?
L’envergure de cette nouvelle entreprise et la réputation de son propriétaire ont pu être mesurées lors de l’inauguration du musée le 2 novembre 1998, où étaient présents le président de la République Mathieu Kérékou, M. Frédéric Jondot, représentant-résident de l’Unesco au Bénin et le ministre de la Culture. Dans son discours, Urbain-Karim-Elisio da Silva a expliqué les motifs l’ayant amené à créer le musée :
« L’histoire serait livresque sans le témoignage vivant et concret que représente un musée par le rassemblement des objets qui nous parlent et identifient nos prédécesseurs. Autant dire que sans cet apport concret des musées, l’existence de nos aïeuls pour ce qui nous concerne, relèverait des contes des fées, du mythe. Les générations successives finiront par ne plus en avoir que des idées vagues pour ainsi dire une figuration imaginaire, douteuse. C’est la menace que représente une telle possibilité dans nos sociétés fondées sur la tradition orale, qui a amené à l’initiative du même genre en ce qu’il se propose de témoigner
» (4)
Le discours de da Silva montre que la motivation à la base de la création du musée était celle de préserver l’histoire et le patrimoine de ses ancêtres. Il renforça une certaine vision selon laquelle les sociétés africaines seraient essentiellement basées sur la tradition orale et il souligne la nécessité de se débarrasser de ce stigma. En récupérant le discours du devoir de mémoire perpétré par l’Unesco et d’autres organismes officiels, il adhère à une conception de patrimoine étroitement associée à l’idée de culture matérielle.
Les installations du musée da Silva comprennent une maison afro-brésilienne à deux étages et deux bâtiments annexes, où les collections sont exposées, un restaurant, un petit hôtel comprenant six chambres, une salle de conférences, deux salles polyvalentes, une bibliothèque et un auditorium en plein air. Les origines des objets et des images exposés au musée ne sont pas toujours connues et rarement on y retrouve des textes explicatifs. Les visites sont accompagnées par un guide qui, dans son récit, raconte notamment la biographie du propriétaire du musée. Le guide prend en charge le discours de l’authenticité, en répétant que la maison abritant le musée était celle où da Silva a passé son enfance avec sa famille, même si cela n’est pas vrai. Les différents objets sont exposés selon une logique déterminée par le propriétaire du musée. Dans les salles du rez-de-chaussée, on trouve des masques des fêtes afro-brésiliennes comme la Burrinha et de nombreuses photocopies des portraits des membres de la famille du propriétaire ainsi que de la communauté musulmane de la ville de Porto Novo et du Bénin. Une salle complète est consacrée aux photocopies des portraits de la famille du marchand d’esclaves Francisco Félix de Souza. Au deuxième étage, un salon et des chambres sont aménagés comme dans une « vraie » maison. On y retrouve des meubles en bois, qui supposément ont appartenu à des familles aguda, mais dont on ne connaît pas la provenance exacte. Les murs de la partie arrière de la maison donnant sur une aire ouverte sont couverts par différents types d’images et gravures rappelant l’esclavage et le Brésil. Parmi les gravures, on retrouve celles ayant illustré la relation de voyage Deux Années au Brésil de François-Auguste Biard, publiée chez Hachette à Paris en 1862 ainsi que celles de Jean-Baptiste Debret publiées dans l’album Voyage pittoresque et historique au Brésil paru entre 1834 et 1839, également à Paris. Sur le mur attenant (à côté), un ensemble de photocopies des gravures représentant des divinités du candomblé brésilien, dont plusieurs correspondent aux divinités que l’on retrouve dans le culte yorouba des orishas, partagent l’espace avec une publicité de la compagnie aérienne brésilienne Varig, qui met en valeur les « beautés » du Brésil, dont des plages, des sites touristiques et une « typique » femme brésilienne aux cheveux longs et en bikini. Mises ensemble ces images nous montrent combien l’image touristique du Brésil vendue à l’étranger se situe dans une perspective de continuité par rapport aux représentations européennes du Brésil du XIXe siècle. Ainsi la mémoire fonctionne non seulement par la mise ensemble des fragments disparates, mais elle se traduit également par une vision européenne et notamment française de l’esclavage et du Brésil.
Dans une salle du musée, inaugurée récemment dans l’un des bâtiments annexes, on retrouve des photocopies des photographies que Pierre Verger a réalisées au Brésil et au Bénin, dont plusieurs ont été reproduites dans Flux et reflux de la traite des nègres entre le golfe de Bénim et Bahia de todos os santos du XVIIe au XIXe siècle. Par ailleurs, il est important de rappeler que ces mêmes gravures en version couleur des orishas, ainsi que celles de Verger, sont aussi exposées au mémorial de la famille de Souza à Ouidah et au Musée d’histoire de Ouidah. Ces images deviennent-elles aussi des objets du phénomène de patrimonialisation ?
Le musée da Silva reproduit à une échelle réduite certains éléments que l’on retrouve dans les musées occidentaux. Le musée est divisé dans des salles et chaque salle est, en principe, consacrée à une période ou thématique. Dans l’un des bâtiments annexes à la maison principale on trouve des salles consacrées à la civilisation africaine, à la civilisation gréco-romaine, aux Noirs de grande réputation, aux femmes et à l’héritage musical des Noirs. Une pièce complète abrite la collection intégrale des disques vinyle du propriétaire. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si la musique occupe une place essentielle dans le musée. Dans son livre L’inoubliable héritage des esclaves noirs : la musique afro-américaine, Urbain-Karim da Silva raconte que la prise de conscience de sa condition de descendant d’esclave eut lieu lorsqu’il était très jeune, par l’intermédiaire de la musique afro-cubaine.
Si le discours sur l’esclavage que l’on retrouve au musée da Silva se fait par la mise en valeur de la biographie et des réalisations de son propriétaire ainsi que d’une vision française du Brésil et des cultures brésiliennes et béninoises, on y voit également un curieux phénomène d’inversion du rapport « France-Afrique », « colonisateur-colonisé », « bourreau-victime ». Dans cette même salle, on voit sur les murs plusieurs photos de Pierre Verger prises au Brésil et au Dahomey et le texte de la Loi Taubira de 2001, reconnaissant la traite négrière et l’esclavage comme des crimes contre l’humanité. Mais dans cette salle l’objet mis en valeur est une grande commode européenne, qui selon le propriétaire du musée, avait appartenu à un membre proche de la cour royale de Napoléon Bonaparte. Le fait qu’un arrière-petit-fils d’esclave ait acheté la commode d’un supposé membre proche de la cour de Napoléon, responsable du rétablissement de l’esclavage en 1802, et qu’il l’expose dans son musée, produit l’effet inverse – que l’on retrouve dans la plupart des musées européens où les objets africains sont classifiés comme des artefacts « ethnographiques » appartenant à des cultures primitives ou encore comme des uvres d’art décontextualisées. Ici c’est la commode européenne au centre de la salle qui produit l’effet d’exotisme et de curiosité.
Le musée da Silva est un exemple très riche des effets du phénomène de patrimonialisation qui a lieu au Bénin à partir des années 1990. Dans son discours, lors de l’inauguration du musée, le représentant de l’Unesco avait recommandé tout une série de mesures pour encadrer les activités du musée, dont l’engagement d’un conservateur, l’attachement à l’École du Patrimoine africain et la formation de guides spécialisés. Même si dans son discours lors de l’ouverture de l’institution, Urbain-Karim da Silva a déclaré que le musée était un don qu’il faisait à l’Unesco et que depuis il en affiche le logo sur sa façade, cela a servi surtout à donner une certaine légitimité à son initiative.
Au cours de la visite du musée, on y retrouve trois niveaux de discours : le discours des objets exposés, le discours écrit des quelques rares panneaux explicatifs et les discours des guides du musée. Différemment de la plupart des musées occidentaux traditionnels, ces trois niveaux de discours ne se rejoignent pas. Cette apparente absence de parcours, vraisemblablement non intentionnelle, et l’aspect d’immense patchwork que prend le musée, laisse au visiteur le choix d’interpréter à sa façon de quelle manière cet ensemble d’objets et d’images s’associent ou pas à l’histoire de l’esclavage. À une époque où la France crée le Musée du quai Branly pour exposer, entre autres, le patrimoine culturel africain, à partir d’une approche esthétisante qui renforce parfois les stéréotypes à propos des peuples qui ont produit ces « arts premiers » et sans pour autant apprendre plus au visiteur à leur propos, le Musée da Silva demeure dépourvu des grands objets, et finit par être l’antithèse du musée, tout en gardant comme modèle certains éléments du musée occidental. Contrairement à ce que le titre du musée suggère, le Musée da Silva apprend très peu au visiteur sur les arts et la culture créoles, mais en tant que portrait de son propriétaire, construit à partir de fragments, de restes et de souvenirs, il fournit au chercheur de nombreuses pistes à propos de la façon dont le travail de mémoire se réalise aujourd’hui dans la société béninoise.
1. Voir Paul Marty, Études sur l’Islam au Dahomey, Paris, Ernest Leroux, 1926. p. 89-90, Milton Guran, Agudás : os « Brasileiros » do Benim, Rio de Janeiro, RJ, Brasil, Editora Nova Fronteira : Editora Gama Filho, 1999, Pierre Verger, « Flux et reflux de la traite des nègres entre le Golfe de Bénin et Bahia de Todos os Santos, du XVIIe au XIXe siècle ». Paris, Mouton, 1969.
2. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs, curieux: Paris-Venise, XVIe – XIIIe siècles, Paris, Gallimard, 1987. p. 18.
3. « Aguda » est le nom donné aux individus appartenant à des familles des descendants d’esclaves envoyés au Brésil et retournés sur le golfe du Bénin à partir de 1835 ainsi qu’aux descendants de marchands d’esclaves portugais et brésiliens qui y étaient établis depuis le XVIIIe siècle.
4. Urbain-Karim da Silva. « Discours de Son Excellence Urbain Karim da Silva », Inauguration du Musée da Silva des arts et de la culture, Le Patriote, Porto Novo, 2 novembre 1998. p. 4.En 2004, Ana Lucia Araujo obtient un doctorat en Histoire de l’Art à l’Université Laval (Canada) sur les représentations du Brésil dans les gravures françaises du XIXe siècle. Depuis, elle poursuit ses recherches à l’École des hautes Études en sciences sociales sur les phénomènes de patrimonialisation liés à la traite négrière, notamment les projets muséaux au Bénin soutenus par l’UNESCO. Son livre Romantisme tropical : l’aventure illustrée d’un peintre français au Brésil est réédité cette année dans la collection Intercultures des Presses de l’Université Laval.///Article N° : 6743