1. Quelle devrait être l’attitude d’un enseignant lorsqu’il a dans sa classe des « petits français noirs » originaires d’Afrique. Faire semblant d’ignorer leur différence d' »origine » ou leur demander de se situer dans une histoire dont ils ne connaissent presque rien ?
Je ne crois pas qu’il soit jamais bon de faire semblant avec les enfants. Mieux vaut se tromper que les tromper. Ça fait toujours moins de dégâts. Par contre, l’enseignant doit travailler sur lui-même, se demander d’où vient son éventuelle curiosité pour les racines familiales de ces enfants. Sans ignorer cette ascendance d’ailleurs si manifeste, l’enseignant doit ne pas se laisser submerger par les réflexes qu’elle provoque. Mon sentiment est qu’il faut traiter cette « origine » de la même façon que celle des autres. La France compte depuis longtemps dans ses « origines » culturelles le Gaulois Vercingétorix et le Romain César, le Germain Clovis et le juif Jésus, le Grec Platon et saint Augustin l’Africain. Aujourd’hui, s’y ajoutent le Malien Sunjata Keïta et l’arabe Abd El Kader. L’enfant français d’Africain qui s’est construit spontanément dans la langue française compte indubitablement la Rome latine dans ses origines culturelles. L’enfant blanc de France fait désormais destin commun avec ses compatriotes originés en Afrique. Les uns et les autres gagneront à explorer l’étendue nouvelle de leurs racines entremêlées. Mais ils sont petits et il faut les en instruire. C’est la mission de l’enseignant et de ceux qui décident des programmes. Sans distinguer les uns des autres. Sans enfermer quiconque dans sa lignée biologique.
– Comment, alors, leur parler de l’Afrique sans parler de la colonisation ?
Tous les enfants, blancs ou noirs, gagneront à mieux connaître l’histoire humaine, dont celle de l’Afrique. La colonisation en fait partie. Elle est un élément majeur de ce qui nous réunit et de ce qui nous divise. Il y a toute chance que l’enfant français blanc ne reçoive pas cette histoire avec les mêmes affects que l’enfant français noir. Ce n’est pas grave si l’histoire est racontée pour tous, pour l’instruction de tous, avec une vision qui exclue le « révisionnisme ». Le juif allemand non plus n’entend pas l’histoire du IIIe Reich comme l’Allemand catholique. Est-ce une raison pour ne pas en parler ?
2. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous sur la connaissance de l’arabe par les enfants musulmans. On assiste maintenant à un renouveau de l’apprentissage de l’arabe même dans sa version écrite, souvent dans les mosquées qui sont organisées en vraies écoles « du dimanche ». Pourquoi suggérez-vous le contraire ou comment nuanceriez-vous votre propos ?
Renouveau de l’apprentissage de l’arabe ? Peut-être, mais dans quelle configuration ? L’apprentissage de l’arabe dans les mosquées est un phénomène religieux qui n’a pas grand-chose à voir avec l’intériorisation de cette langue comme langue spontanée. Pour ce que j’ai pu voir autour de moi, ce n’est pas trop différent d’un apprentissage du latin d’église. N’est-ce pas, d’ailleurs, ce que suggère votre question ? L’arabe devient-il pour autant une langue de la vie courante ? J’ai de multiples témoignages contraires, même si, bien entendu, toute biographie se développe de façon singulière et que tout dessin global de cette situation prend le risque de la caricature.
3. Qu’auriez vous répondu par exemple à une jeune marocaine qui vous poserait la question somme toute embarrassante de savoir si en France, les parents africains ont le droit de marier leurs filles avec des hommes qu’ils ont choisis et qu’elles ne connaissent pas ?
Je lui répondrais la vérité, qu’ils n’en ont pas le droit, qu’au Maroc même, ou au Mali et dans de très nombreux pays musulmans, le mariage requiert le consentement exprès de la jeune épousée. Pourquoi dites-vous que cette question est embarrassante ? Elle est en tout cas très souvent posée et discutée dans les pays d’émigration. Elle est plus urgente encore en France où le mariage arrangé, voire forcé contrevient brutalement aux représentations partagées et provoque toujours de graves perturbations individuelles et sociales.
4. Ne pensez-vous pas que la meilleure intégration des Africains se fait par le travail ? l’anonymat dans la constitution d’un dossier pour une demande d’embauche ne devrait-il pas être obligatoire ?
L’anonymat dont vous parlez ne me semble pas réaliste. Il faut affronter le racisme, le punir quand c’est possible et faire en sorte que les mentalités changent. Notez bien que les Africains sont assez bien acceptés dans certains travaux subalternes : voirie pour les hommes, gardes d’enfants pour les femmes… Certes, le travail pourrait être un lieu essentiel de l’intégration, mais les discriminations à l’embauche sont le symptôme d’un mal plus large. Et puis elles touchent non pas tant les Africains – ils acceptent par la force des choses les travaux les moins engageants -, que leurs enfants français, qui partagent les mêmes espérances professionnelles que leurs compatriotes blancs, mais subissent le handicap du racisme.
5. Comment expliquez-vous que la délinquance sévit, en priorité, dans les milieux arabes et africains, alors que la pauvreté atteint également la population française « blanche » et que tous ces enfants bénéficient de la même scolarité ?
D’où tenez-vous cette information ? Toutes les statistiques sérieuses que j’ai vues montrent qu’à situation sociale ou scolaire égale, le taux de délinquance est comparable. En avez-vous d’autres ? Quand, pour des raisons de discrimination urbaine, ces cités sont peuplées de familles africaines, les délinquants aussi sont colorés. Mais cette constatation est un simple truisme. De la même façon, la corruption gouvernementale révélera un taux impressionnant de délinquants… ministres ! Il y a, c’est vrai, une « insécurité » spécifique des cités populaires liée à des phénomènes identifiables de déstructuration de la personnalité et d’angoisse sociale. Il y a des formes spécifiques de déstructuration qui proviennent de maladies de l’identité provoquées par la dépréciation raciste. Il n’est donc pas inutile, le cas échéant, d’élaborer des remèdes spécifiques. C’est, entre autres, l’objectif de mon livre. En tout cas, il faut se méfier comme de la peste des focalisations racialisées de la délinquance.
6. Vous dites que la religion est traditionnellement un des espaces où les personnalités se restructurent mais ne pensez-vous pas que la frontière est étroite entre la reconstitution d’une identité et la dérive vers un islamisme radical auxquels les jeunes peuvent être entraînés, parfois même au cours d’un séjour en prison ? L’islam ne peut-il pas leur donner des points d’appui, s’il est mal compris, pour aller vers le terrorisme ? surtout dans la crise mondiale que nous traversons actuellement ?
Je crois qu’il est important de « banaliser » l’Islam. Comme toutes les religions, il est propice aux dérives intolérantes. Comme toutes, il est aussi un espace de vie spirituelle. Mais, pour des raisons historiques, l’Europe a du mal à l’admettre. Par beaucoup d’aspects, le prophète Mohammed ressemble au roi saint Louis. Les deux personnalités sont à la fois des hommes de Dieu et des chefs d’Etat. Tous les deux engagent des guerres pour la défense de la foi. L’un et l’autre sont reconnus par leurs peuples pour leur justice, leur bonté, leur puissance spirituelle. Mais spontanément, les Français d’origine chrétienne vont éprouver une réticence par rapport au prophète de l’Islam, notamment au motif de son action politique, tandis que Louis IX, mort en croisade, leur apparaîtra comme un saint homme. Il est temps de prendre un peu de distance critique. Je suis laïque. Je considère comme très important le droit de porter un libre jugement sur les religions. Mais il est tout aussi important de respecter les convictions d’autrui et d’effectuer un travail critique sur des réflexes spontanés qui relèvent d’intolérances historiques. C’est pourquoi je pointe le fait que de très nombreux jeunes musulmans français vivent leur foi de manière admirable, constructive et très proche, par exemple, de ce qui se passe chez de jeunes chrétiens engagés dans la JOC. Ben Laden détruit le World Trade Centre au nom de Dieu. Bush invoque Jésus pour écraser Falloudja et justifier la peine de mort. Mais parmi ceux qui partagent leurs croyances, beaucoup se souviennent que la Bible ou le Coran proclament : Tu ne tueras pas !
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