Petite histoire de l’Afrique : L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours

De Catherine Coquery-Vidrovitch

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Qu’en ce début du XXIe, il faille encore s’efforcer de démontrer que l’Afrique a une histoire est à la fois symptomatique et saisissant. Catherine Coquery-Vidrovitch parle d’emblée de remettre les pendules à l’heure et de rectifier l’ignorance du public, du grand public s’entend, de l’histoire de l’Afrique et le doute obstiné et dogmatique que l’Afrique ait même jamais eu une histoire. En soi, déjà une gageure.

Catherine Coquery-Vidrovitch écrit pour un public qui couvre un éventail de plus de 180 degrés qui oppose deux extrêmes : d’un côté, cette jeune française, que l’on suppose noire, qui en sait autant sur l’Afrique qu’un jeune Américain de l’Indiana en sait sur la Chine. De l’autre côté, un président non seulement ignorant mais, à l’image de ses concitoyens, frappé d’amnésie. L’auteur écrit donc pour ces deux-là, la caillera du 93 et le président « bling bling », et pour tous ceux qui se trouvent entre ces deux pôles.
Une gageure que l’auteur parvient à relever avec beaucoup de pédagogie et une agilité remarquable. Comment s’y est-elle prise ? D’abord, elle s’efforce de manière thématique de rétablir la place de l’Afrique dans le concert des nations et dans l’histoire (du monde). En bonne élève des Annales, non seulement elle restitue cette histoire dans la longue durée, mais, en outre, elle l’utilise pour expliquer les enjeux du présent. Ce sont surtout les clichés, les stéréotypes et les poncifs auxquels elle s’attaque pour montrer comment l’Afrique, comme l’écrivit naguère un abbé français, un certain Demanet, « paroît être une machine qui se monte et se démonte par ressorts, semblable à une cire molle, à qui l’on fait prendre telle figure que l’on veut ».
Elle commence par les sources et la méthodologie, à l’aide de chapitres concis et écrits avec autant d’élégance que d’économie, pour achever sa narration avec un chapitre fondamental sur la décolonisation et l’indépendance. Il n’y a aucun doute que l’ouvrage de Catherine Coquery-Vidrovitch vient à point nommé. Au moment où l’Afrique indépendante marque son cinquantenaire et que les feux de la mémoire éclairent les ténèbres de ce demi-siècle, il est bon de rappeler que ce continent fut le berceau de l’humanité. Non pas seulement comme on l’imagine ; l’homme faisant ses premiers pas sur le sol africain avant de quitter son berceau pour peupler les autres continents et répandre l’humanité ou, en suivant Descartes, prendre possession de la nature. Mais aussi dans la contribution de l’Afrique à la mondialisation et à l’essor économique de notre planète.
Quand on songe qu’en France il existe certains manuels qui observent l’histoire de l’Afrique par le petit bout de la lorgnette, c’est-à-dire à partir de l’Europe (on se souviendra par exemple d’un ouvrage du genre intitulé L’Afrique au XXè siècle), l’ouvrage de Coquery-Vidrovitch apporte une grande bouffée d’air. C’est à peine si l’Europe intervient dans sa narration. L’exemple qui illustre le mieux cette « périphérisation » de l’Europe intervient au chapitre 8. Le passage de la traite atlantique à la colonisation (une période généralement désignée par les historiens comme « période du commerce légitime »), Coquery-Vidrovitch le perçoit comme moment d’indépendance africaine (c’est le titre du chapitre) où l’Afrique se cherche et tente de se retrouver ; une indépendance, certes, limitée par les destructions causées par la traite et obérée par la boulimie du capitalisme industriel naissant. Mais une indépendance néanmoins ! Là réside la force et l’attrait de cette Petite Histoire de l’Afrique. Tracer les grandes lignes et procéder à une archéologie méthodique d’une histoire méconnue et non reconnue est déjà en soi une démarche exemplaire et suffisante. L’auteur va au-delà. Elle observe cette trame historique de l’intérieur. Sous sa plume, le paradigme qui taraude toute l’historiographie française de l’Afrique et du monde, celui de la centralité de l’Europe, vole en éclat. L’Europe se retrouve rarement au centre, l’Afrique, souvent, n’en est pas à la périphérie. Retenons un autre exemple, celui de l’or. Catherine Coquery-Vidrovitch conclut sa description des échanges médiévaux entre l’Afrique et le monde brillamment : « L’Afrique a fourni au reste du monde un instrument monétaire : l’or » (page 91). Même si les décisions la concernant sont prises à l’extérieur, par des étrangers, de façon totalement arbitraire, l’Afrique n’en est pas moins au centre du « progrès » mondial et non à sa périphérie. Elle fournit l’or qui permet au monde de progresser du troc à l’instrument monétaire ; la main-d’œuvre qui rend possible l’essor de l’économie de la plantation au « nouveau monde » ; et finalement les ressources agricoles et minières indispensables à la révolution industrielle et numérique. A tous les jalons de l’essor de l’économie mondiale, l’Afrique se trouve au cœur.
L’ouvrage n’est pourtant pas sans limites, les limites liées au genre lui-même. Forcément, un ouvrage de vulgarisation ne peut que pécher par parcimonie, même si l’auteur accomplit l’exploit extraordinaire de faire découvrir au lecteur, en si peu de pages, et la forêt et les arbres qui la peuplent. Il existe d’abord une inégalité au niveau de la couverture régionale. L’Afrique australe (à l’exception de Shaka Zulu au chapitre 8) n’apparaît guère que par bribes. Et lorsqu’elle en parle, c’est pour se focaliser sur deux pays, l’Afrique du Sud et le Zimbabwe. L’Afrique orientale fait également office de parente pauvre. Quant à Madagascar, on croirait qu’elle n’a jamais fait partie de l’Afrique même si l’île fait surface sur les cartes qui essaiment l’ouvrage, cartes qui souvent proviennent d’ouvrages antérieurs. Inégalités au niveau des communautés, des sociétés. Jamais, elle nous fait pénétrer dans cette partie de la forêt où vivent ce que Vansina et d’autres ont appelé les « spécialistes de la forêt » (les anciens « pygmées »). Une nouvelle génération poursuit cette exploration de la forêt (Kairn Klieman, The Pygmies Were our Compass : Bantu and Batwa in the History of West Central Africa, Early Times to c. 1900 C.E), pour démontrer comment les Bantous ont tout appris des autochtones Batwa et Baka dont ils ont adopté les esprits des lieux, les rituels, les pratiques phytothérapeutiques, etc. Leur importance ne doit pas être négligée et les mentionner aurait contribué justement à oblitérer une fois pour toutes le mythe hégélien de l’Afrique insalubre, qu’il disait à l’air pestilentiel, l’enfer vert de Conrad en somme. Justement, lorsque dans le chapitre 3, « L’environnement et les peuples », l’auteur s’interroge sur un continent « insalubre » et entreprend la revue des fléaux qui ont affligé le continent pendant des millénaires et indique souvent comment leur éradication est intervenue grâce aux campagnes prophylactiques internationales qui souvent remontent au XXe siècle, il ne lui vient pas à l’esprit d’examiner les remèdes locaux. S’il faut remettre l’histoire de l’Afrique à l’endroit, il faut bien aussi le faire en soulignant les stratégies inventées par les Africains eux-mêmes pour maîtriser l’espace et l’environnement. Or, il faut expliquer aussi pourquoi et comment, malgré ces conditions ardues, l’Afrique continue à maintenir sa démographie tout au long des siècles, avant l’arrivée fatidique des Européens. En 1600, un humain sur cinq est africain ! On aurait apprécié que la même démarche qu’elle entreprend lorsqu’elle analyse le sol et « la sagesse agraire » soit appliquée à d’autres thèmes.
Il existe enfin ici et là, en reliquat, des clichés qui peuvent offusquer le lecteur averti. Au début du chapitre 5, par exemple, elle écrit d’une manière que je trouve péremptoire et indélicate, « […] les Africains se replièrent sur eux-mêmes pendant des siècles sur leur continent, sauf quand ils en furent extraits par la force » (page 83). Quelle idée ! On la retrouve, exprimée de manière identique, sous la plume de Henri Brunschwig, qui a formé un grand nombre d’historiens de l’Afrique de la génération de l’auteur, y compris elle-même : « Pourquoi ces Noirs, doués d’esprit créateur et grands voyageurs à travers leur continent n’ont-ils jamais pris l’initiative d’aller, eux aussi, coloniser des pays étrangers ? ». Or un historien africain ou asiatique ne tient pas forcément la conquête ou la « découverte » d’autres contrées comme un étalon civilisateur, surtout lorsque l’on songe à ce que les conquêtes en histoire ont comporté de violences, d’érections, et de viols. Jadis auréolés de gloire dans l’historiographie (on devrait dire ici hagiographie), les grands conquérants ont perdu de leur lustre d’antan, notamment à l’aune de nos « Droits de l’Homme ». Napoléon n’est plus qu’un bourreau. Cortès et Pizarro ? Des tortionnaires. Genghis Khan ? L’un des plus grands massacreurs de tous les temps. Continuer à marteler cette thèse que l’on retrouve également sous la plume d’historiens américains (Jared Diamond, Guns, Germs, and Steel : The Fates of Human Societies) tend à accréditer le discours eurocentré du progrès linéaire. Se développer, c’est s’armer d’un gourdin et aller taper sur les autres, conquérir, coloniser, exterminer et bâtir une civilisation sur « le plus haut tas de cadavres » (l’expression du Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire). Où est le mal de vouloir rester chez soi ? La formule, « extraits par la force », est un raccourci maladroit qui fait non seulement l’économie d’une question essentielle, mais aussi l’impasse sur toutes les stratégies de résistance mises en place par les Africains pour déjouer le projet macabre de l’homme blanc. Elle prive les Africains de agency. Un ouvrage important a été écrit là-dessus (Sylviane A. Diouf, dir., Fighting the Slave Trade : West African Strategies).
J’ai relevé aussi quelques expressions malheureuses, mais que j’imagine involontaires. Dans le chapitre des « Origines », l’auteur lâche, après avoir démontré avec brio l’Afrique comme berceau de l’humanité, une formule à la fois étriquée et elliptique : « C’est pourtant apparemment hors de l’Afrique qu’est née l’histoire proprement dite », histoire qu’elle ne définit pas, qu’elle n’explique pas, mais qu’elle lie simplement à l’agriculture. On aurait aimé qu’elle définisse d’emblée, même de manière concise, le terme contesté, mais néanmoins vague, d’histoire. Or elle clôt le chapitre sans le faire. Par endroits, le texte devient comme une caisse de résonance des débats en France. Prononcer, par exemple, la colonisation comme devant être cantonnée à l’ordre du savoir et non de la morale (page 182) fait à peine progresser le débat, mais implicitement, et peut-être aussi insidieusement, introduit une dichotomie entre histoire érudite (lecture toujours juste du passé) et histoire militante (aveuglé par le présentisme). Ce que cette analyse escamote est la présence atroce du passé. La colonisation continue à hanter l’Afrique. Même brève, dans le temps long du continent, elle occupe notre espace comme un éléphant dans un ascenseur. Nous ne pouvons pas, historiens africains, l’examiner froidement, comme un médecin légiste examine un cadavre. Cela parce que l’indépendance, notamment dans l’ancien domaine français, a produit un avatar, la Françafrique, qui aurait pu mériter un mot (on aurait voulu que ce mot soit une épitaphe mais, hélas, la Françafrique bouge encore).
Si je me suis un peu attardé sur les limites de cet ouvrage, c’était avant tout pour montrer que même un grand livre comme celui-ci, un livre indispensable qui accomplit son objectif, n’est pas exempt de défauts. Mais cela n’enlève rien à ses mérites et ne diminue en rien son importance. Au contraire, l’ouvrage de Coquery-Vidrovitch peut servir d’antidote au racisme ordinaire qui gangrène la société française, à la fracture postcoloniale qui a brisé sous nos yeux, en novembre 2005 (les Américains l’ont appelée le « Katrina français »), tous les mythes de la République, et à cet afropessimisme ambiant qui suinte de tous les coins de l’hexagone.

///Article N° : 9984

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