Du foot et des femmes, ou comment mentir et vivre vrai

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Pendant la coupe du monde 2014, Africultures choisit de publier, mettre en avant, des articles d’archives qui posent le foot comme un décor d’une problématique plus large. Après Quelques images du foot féminin africain, découvrez un autre extrait de la Revue 96 d’Africultures, Homosexualités en Afrique

C’est sur la terre battue du Ghana que le football révèle toute sa splendeur. On y joue en plein cagnard : la sueur fait luire les corps qui courent sur la terre rouge, inondés de la lumière jaune du soleil d’Afrique. Le rrra-dade-de des tambours incessants se superpose aux musiques de la langue pour faire vibrer les corps, l’air et la terre.
Là-bas, le foot n’a pas la réputation d’être un sport exclusivement masculin, pas comme en Angleterre, où je suis née. Lors d’un séjour de neuf mois où j’étudiais la musique traditionnelle du Ghana, je suis allée voir un match de foot et suis tombée amoureuse de la beauté du jeu et de ses joueuses. Moins d’une semaine plus tard, je vivais avec l’équipe, je m’entraînais deux fois par jour et bientôt, je signais un contrat de footballeuse professionnelle.
On vivait toutes dans trois chambres, deux d’entre elles pour l’équipe et la troisième pour les joueuses de l’équipe nationale, qui partageaient volontiers leur espace avec les autres. Nous faisions à manger ensemble et partagions nos repas. Si l’une d’entre nous avait un peu d’argent (donné par la famille, suite à un petit boulot ou de retour des entraînements nationaux), on achetait de la nourriture et on invitait les amies à dîner. Quand on n’avait que pour un, on invitait quand même les autres, et chacune apportait ce qu’elle pouvait jusqu’à ce que tout le monde soit rassasié.
« Meema » gérait l’équipe, hier comme aujourd’hui. Elle aussi était lesbienne. Les filles m’ont raconté qu’elles l’avaient espionnée par la fenêtre alors qu’elle recevait une invitée, et qu’elles les avaient vues coucher ensemble. Meema avait des enfants qui vivaient sur place. Les garçons partaient parfois en voyage. La fille de Meema était très belle ! Elle avait des petits copains à l’extérieur et une copine dans l’équipe. Sa copine était une bonne amie à moi, intelligente, compliquée, sérieuse. Excellente milieu de terrain. Très amoureuse et totalement anéantie chaque fois qu’elle voyait la fille de Meema sortir avec un garçon. Complètement accro. La fille de Meema n’avait qu’à claquer des doigts. Elle mangeait chaque fois que bon lui semblait et, si sa copine faisait à manger, elle mangeait aussi et nous invitait au passage.
Meema demandait à ses joueuses de lui faire à manger et partageait sa nourriture avec nous. Mais elle ne couchait jamais avec ses joueuses. Elle avait ses préférées, bien sûr, et laissait une des joueuses nationales, plus âgée, se comporter en chef. Je l’appellerai Topp. Comme la fille de Meema, Topp se faisait faire la cuisine par ses petites chéries, qu’elle laissait parfois dormir dans sa chambre, et qui couchaient avec elle à tour de rôle. Topp avait aussi des filles en dehors de l’équipe, les seules lesbiennes que j’ai connues qui ne jouaient pas au foot. Elles étaient plus âgées, se maquillaient, avaient les cheveux longs et s’habillaient sexy. Quand elles étaient là, on passait notre temps à les dévisager. Personne d’autre que Topp ne pouvait se payer une fille de l’extérieur, à qui il fallait offrir des cadeaux et de la nourriture.
Les autres filles aussi sortaient ensemble et formaient des couples normaux. Par « normaux », je veux dire qu’il n’y avait pas de hiérarchie, où l’une apporte la nourriture ou l’argent et commande l’autre, mais juste deux filles normales.
On le savait toutes, mais personne ne l’aurait avoué. Je n’ai quasiment jamais été témoin de quoi que ce soit. Une fois, je me suis fait surprendre. Ce qui est sûr, c’est que ça se faisait, en toute discrétion.
À l’extérieur, on peut se toucher et s’aimer en public. Tout le monde le fait, on passe inaperçu, ça fait partie de la vie. On ne réprime pas ses sentiments, juste ses mots. Et que sont les mots ? On ne ment pas vraiment tant qu’on vit sa vérité. Mais tout de même, il faut mentir. Tout le temps, sur tout. Je disais que j’avais 16 ans pour que les hommes considèrent que j’étais trop jeune pour être mariée. On se baladait dans toute la ville, on riait, on mentait, et tout le monde semblait se réjouir de notre bonheur. C’est tellement drôle de mentir. C’est la liberté. Personne ne peut savoir si ce que je dis est vrai, je n’ai promis la vérité à personne. Et personne ne l’exige, d’ailleurs. Tout le monde ment ici. Personne n’est trompé, frustré : ce n’est qu’un jeu. Et tout le monde vit la vérité, celle des battements de tambour, de la profondeur de sa propre voix qui ment et qui se réjouit de produire ce bruit, et d’en rire. La vérité de qui tu embrasses et de comment tu embrasses. La vérité dans la colère, dans les bagarres momentanées, vraies et vite révolues, au marché, sur le terrain de foot, ou ailleurs.
Au marché, on troque l’amour, pas l’argent. On négocie, on se bat et on s’offusque de l’intransigeance du vendeur. On le lui dit, on s’insulte, et puis on s’accorde sur un prix. On sourit à pleines dents et on rit de s’être fait un nouvel ami ! Une vente rapide, c’est du temps perdu, un peu comme un bus qui arriverait à l’heure.
La tristesse, voilà une forme de vérité. Aux enterrements, on est triste et on le montre !!! On se rappelle le défunt et on le dit, chacun ajoute une anecdote et hurle de douleur ! Tu bois de plus en plus et tu t’enfonces sans retenue au plus profond de ta déprime. Tu gémis, tu pleures, tu casses tout, tu ne dors plus, tout n’est que destruction. Au bout de trois jours, tu te mets à réparer la maison et tu te dis, malgré ta gueule de bois, que ça va aller mieux, que toi aussi tu vas te réparer. Les gens se remettent à rire, un peu, à danser, doucement. Petit à petit, tu te rends compte que la vie est belle, sans trop savoir quand l’horreur s’est atténuée.
Qui voudrait d’un voyage sans heurts, d’une route sans accroc ? Il n’y aurait plus à descendre tous ensemble et à échanger les derniers ragots pendant qu’on s’attèle à désembourber ou désensabler les roues. On achète quelques produits locaux, on échange quelques vérités. Pas besoin d’être acceptée par les autres quand on connaît sa vérité. Et tandis même qu’on vit les unes sur les autres, qu’on dort par terre, sans secret, qu’on se douche ensemble, qu’on va aux toilettes ensemble, personne ne cherche à m’imposer ses idées, personnes ne me force à penser ses pensées. Je peux bien penser ce que je veux. Et avec toute cette énergie que j’économise à ne pas avoir à me protéger des pensées des autres ou de l’excès d’information qui nous assaille, je peux rire, et courir, me lever à 5 heures, jouer au foot contre des garçons plus grands et plus forts, qui nous poussent à mieux jouer. Puis les garçons nous payent le porridge au petit-déjeuner. On se douche et on s’habille. On s’installe pour la lessive. Plus on frotte, plus c’est propre. Une blancheur éclatante, une beauté qui sent bon. Mes yeux me renvoient l’éclat que d’autres yeux voient dans les miens.
Les femmes avec qui je vivais au Ghana, je le sais maintenant, s’aimaient, simplement et entièrement. Tout ce sur quoi leurs regards se posent est touché par leur amour-propre. Quand elles me regardaient et me voyaient sous mon meilleur angle, j’y croyais aussi, je me disais que je ne jouais pas si mal que ça au foot, que je pouvais aimer celle que j’aimais. Sois fidèle à toi-même, et joue au foot : une recette du bonheur apprise au Ghana.

Traduit de l’anglais par Anne Crémieux.///Article N° : 11967

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