A la recherche du collectif de l’œil vert

Entretien d’Olivier Barlet avec William Ousmane Mbaye

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Ecrire l’Histoire des cinémas d’Afrique implique de revenir sur les débats qui les ont marqués. Les documents sur le collectif de l’oeil vert, qui voit le jour au Fespaco de 1981, sont rarissimes. Il convenait donc de rencontrer un de ses principaux protagonistes qui avait reçu au Festival une mention pour son court métrage L’Enfant de Ngatch.

Avant d’évoquer le collectif de l’œil vert, sans doute faut-il parler des conflits des débuts du cinéma sénégalais ?

Effectivement. Dès la naissance du cinéma sénégalais, il y a un conflit entre Sembène et Momar Thiam. Jusqu’à leur disparition, chacun a revendiqué d’avoir fait le premier film sénégalais, l’un Borom Sarret et l’autre Sarzan.

William Ousmane Mbaye lors de sa masterclass au festival Dakar court 2021 – O.B.

On les date respectivement de 1963 et 1964.

Oui, mais ce sont des dates de finition et non de début de tournage. C’est comme ça que j’interprète ce conflit. Les gens prenaient position. C’était sans importance mais c’était un label. Sembène s’est beaucoup appuyé là-dessus et il a réussi à imposer qu’il soit « le père du cinéma africain ». Jeune, Momar Thiam se faisait appeler Abel Gance ! Sembène était Sembène. Ababacar Samb Makharam allait plus vers le militantisme et la collaboration interafricaine. Tidiane Aw faisait des films sans trop faire de remous, se voulant populaire. Une rivalité était donc latente entre les premiers cinéastes.

Au premier Fespaco, il y avait une Union des cinéastes africains créée par Sembène et Vieyra.

Ils étaient quatre ou cinq. Il y avait aussi Jacques Champreux. Par solidarité car la Haute-Volta avait décidé de nationaliser les salles.

Oui, le 4 janvier 1970, donc avant le deuxième festival.

Tu connais tes classiques ! Les sociétés distributrices ont mis un embargo sur leurs films et c’est comme ça qu’on est arrivés avec les nôtres ! Notamment au Fespaco. On se considère de la troisième génération, car les Djibril Diop Mambety et les Mahama Johnson Traoré avaient aussi une nouvelle démarche, une révolution contre les Mohicans, une démarche pas politique comme Sembène, en essayant de faire de l’esthétisme pour dire des choses sérieuses. Nous, on faisait de l’assistanat. On n’avait pas de place. L’œil vert, en 1981, autour de la piscine de l’Indépendance, on était une quarantaine de jeunes qui étions au Fespaco avec nos premiers courts métrages. Il y avait la table des Sembène, la table des anciens avec les Timité Bassori, les Lionel Ngakane, où ils n’acceptaient personne. C’était un honneur quand ils nous disaient : « Willy, va me chercher une bière ! ».

On avait du mal à faire nos films. On savait qu’ils n’allaient pas nous aider car ils avaient eux-mêmes du mal à faire leurs films alors qu’ils étaient des superstars. On s’est dit qu’on allait créer un mouvement. Il se voulait idéologique, pour une nouvelle esthétique, et en collaboration avec des techniciens et du matériel. Notre concept était de faire du cinéma différemment que les Sembène et la deuxième génération. C’est l’année où Idrissa Ouedraogo et Fadika Kramo Lanciné étaient consacrés : ça nous réconfortait. Le mouvement ne peut pas être que de réalisateurs. Il y avait aussi des techniciens et des critiques de cinéma. On ne pouvait pas avancer si la critique ne suivait pas.

Dans le texte de Noël Ebony[1], la critique occidentale « africaniste » est très critiquée.

Oui, car alors que nous n’avions pas accès aux médias, à la différence des anciens. Les journalistes sont paresseux : ils vont là où est la lumière. Les Sembène et autres étaient dans les journaux, pas Idrissa Ouedraogo, Régina Fanta Nacro ou Adama Drabo. Quand on discute avec les journalistes français aujourd’hui, ils reconnaissent qu’ils sont allés vers le facile et non le difficile. Je ne sais si c’est un regret, mais c’est un constat. A l’époque, on avait des articles dans Le Monde, Variety, Jeune Afrique, etc. Les jeunes critiques africains essayaient de nous couvrir mais n’avaient pas l’audience des autres.

Il y avait un congrès de la FEPACI très houleux et Farida Ayari, une marginale dans le microcosme, avait écrit un article « FEPACI, Fais pas ça » dans Jeune Afrique. Les 40 réalisateurs vivaient en Afrique mais les journalistes ne nous regardaient pas. Cela ne nous empêchait pas d’avoir de bons rapports avec tous : on avait même des débats frontaux. La parole était plus libre, c’est devenu plus policé aujourd’hui.

Votre relation avec la FEPACI était-elle tendue ?

Oui, ça a été une longue bagarre pour en prendre la tête ! Aujourd’hui, je n’y participe plus parce que le concept a changé et ne me convient plus. Elle était composée des associations nationales mais soit elles n’existent plus soit il y en a plusieurs. Tant qu’on n’aura pas changé les statuts, la FEPACI sera caduque. Elle avait un siège d’observation à l’OUA et pouvait donc accéder à la réunion des présidents ou des ministres. C’était une chance mais aujourd’hui, on ne l’utilise pas. C’est la première association continentale professionnelle audiovisuelle. C’est un héritage qu’il ne faut pas dilapider. On vient de renouveler l’association Cinéastes sénégalais unifiés après la disparition de Cheick Ngaïdo Ba, remplacé par Moussa Touré.

Ce qui me frappe dans le papier de Noël Ebony par rapport à la FEPACI, c’était votre volonté de mutualiser vos moyens alors que les anciens ne vous aidaient pas. Ce qu’a fait la Guilde africaine des réalisateurs et producteurs à partir de 1998, avec l’ambition de s’entraider.

Oui, mais la Guide réunissait surtout la diaspora, avec beaucoup de puissance. Nous nous étions dit que chacun des 40 devait revenir avec un film au Fespaco suivant mais pour communiquer, nous n’avions pas l’internet ! C’était beaucoup plus malaisé de collaborer. Quand Sembène tournait au Burkina, il prenait des techniciens maliens ou burkinabés sur place. On voulait mutualiser mais on n’avait pas les moyens. Le collectif l’Oeil Vert, les autres ne l’ont pas revendiqué. Seul mon court métrage Pain sec le mentionne au générique. On l’a fait au Sénégal : on l’a conceptualisé ensemble et on a fait un film sans dialogues. Les autres s’en revendiquent dans le mental. Quand les neuf ou dix encore vivants se revoient au Fespaco, ils parlent de l’œil vert avec beaucoup de nostalgie.

 


Quel était le corps de vos discussions à cette époque ?

On se disait par exemple qu’on allait rajouter un plan : « le plan Thiéboudiène » (ceebu jën). On nous a appris à faire du cinéma à l’occidentale alors qu’on mange sur la nappe au bol. Cela donne des plongées sur les gens. Il nous fallait mettre la caméra à ce niveau.

Comme dans les films de Jasujiro Ozu.

Exactement. On avait pris l’exemple des Japonais et on utilisait le petit pied pour la caméra.

Wenders, dans Tokyo Ga, a retrouvé l’opérateur d’Ozu : il était perclu de rhumatismes car il prenait toujours l’humidité du sol en devant être allongé pour avoir l’œil dans le viseur !

Oui, il était difficile de baisser les caméras. Les petits pieds sont arrivés tard. Comme on avait donné cet exemple dans la presse, tout le monde rigolait à Dakar ! Notre souci était d’inventer un autre cinéma.

L’œil vert était-il une distance avec le cinéma de Sembène, déjà remis en cause par le cinéma de Djibril Diop ?

On faisait du social ! On rentre dans les conflits familiaux. Sey Seyiti de Ben Diogaye Beye fait du social, autour d’une famille de polygame. La politique est là en background, mais on veut montrer qu’on est enracinés dans notre culture. Après le cinéma politique de Sembène qui faisait du cinéma de pancarte même s’il refusait l’expression et le cinéma poétisant de Djibril Diop, avec l’architecture dans Contras City par exemple, également politique mais différent, on rentre dans les familles. Dans Pain sec, on montre les difficultés d’un photographe chômeur, marié qui habite chez ses beaux-parents. Il est tourmenté, mais son travail est de montrer la pénurie de l’eau et la saleté pour attaquer l’incapacité du régime.

J’avais parlé du romanesque pour cette période : l’introduction du « je », de l’intime, dans un cinéma plutôt collectif.

C’est effectivement cette direction.

Y avait-il une revendication idéologique ? Début des années 80, l’anti-impérialisme commençait à se faire balayer par la montée en force du néolibéralisme…

Il y a eu un mouvement révolutionnaire maoïste au Sénégal ! Et de grandes figures du mouvement de 68.

Avec Omar Blondin Diop.

Oui, tout à fait, et cela s’est fait ressentir au cinéma non comme Sembène l’aurait fait mais en double teinte. Dans tous nos films, on parle de Blondin. On se demandait quand l’Indépendance allait se terminer, car vingt ans après, ça ne bougeait pas. Dans les dialogues, il y a ce sentiment qu’on n’avance pas. Dans les cars rapides, on parle de l’exploitation de l’homme par l’homme. L’affiche dans un plan rappelle la révolution mais ça ne se voulait pas pancarte.

La révolution tend plutôt vers un futur inatteignable et vous, vous vouliez voir les choses au présent ? Avec une démarche réaliste qui fait l’état des choses ?

On fait l’état des choses mais on commence aussi à être désespérés.

C’est le mal de tête des mouvements révolutionnaires : le retour à la réalité.

Oui, et les années 80 sont au Sénégal l’arrivée du multipartisme. Nous avons vécu sous un parti unique pendant longtemps. Le multipartisme a permis aux révolutionnaires de sortir de la clandestinité. Mais une fois ces leaders sur la place publique, la masse est restée en rade. C’est devenu des partis de leaders ou de militants. Nous avons porté longtemps cette désillusion. Si on regarde les films de cette période, on y voit des clandos, on y parle du passé avec nostalgie, il y a des gens qui boivent, qui sont devenus clochards ou fous. C’est la conséquence de l’ouverture démocratique, une démocratie bourgeoise plutôt que populaire.

Vous aviez envisagé de faire une revue ?

Oui, mais elle n’a jamais existé. Il y eut Unir Cinéma à Saint-Louis auparavant, et Ciné-culture que ma mère, Annette Mbaye d’Erneville, avait créé, qui donnait de la place aux autres arts. Je suis persuadé qu’il faut des critiques. Tous ce que les jeunes sont en train de faire, s’il n’y a pas de critiques, ça va être très dur pour eux.

Cela demande du travail.

Oui. On parle de jeune de banlieue mais ça ne veut rien dire. Il n’y a pas de différence avec le jeune de Médina en bord de mer. Ce n’est pas un label. C’est là où ils se plantent.

Les jeunes dits de banlieues n’auront-ils pas des thématiques différentes, en rapport avec leur vécu ?

Certes, mais le travail doit se faire : c’est là que ça pêche. Mais je suis trop éloigné pour dire pourquoi. Il y a une dizaine d’années, je disais aux jeunes de ne pas faire du cinéma car ils n’allaient pas en vivre. Mais aujourd’hui, il y a beaucoup de formations.

Parce qu’il y a beaucoup de demande d’images au niveau de l’audiovisuel.

Oui, je ne leur dis plus de ne pas faire de cinéma !

Toi, tu as pris la direction documentaire, contrairement aux autres, mais il y a eu une période d’effritement où on ne faisait plus de films.

Ce fut un long creux de la vague. La SNPC[2] n’a produit que cinq ou six films. Cela avait commencé à respirer, les gens travaillaient sur ces films, puis tout un pan a disparu. L’Etat du Sénégal a changé de structures, en fonction des élections tous les cinq ans. J’espère que le FOPICA[3] va se poursuivre. De mon côté, Samba Félix Ndiaye m’a beaucoup influencé, Laurence Attali est venue avec une petite caméra et la machine était lancée ! Le numérique a changé les comportements. Cela m’a permis de faire des films. A un moment, on ne pouvait pas faire de la fiction.

N’y avait-il pas aussi une nécessité documentaire ?

On peut raconter la vie et la politique en fiction mais on s’est dit que le documentaire était une voie rapide alors que la fiction était terriblement difficile à réaliser. Il y a un besoin de comprendre ce qui nous arrive car c’est très compliqué. Le documentaire propose souvent d’aller dans le passé pour expliquer ce qui se passe. Les drames sont permanents et l’utopie n’a plus de place.

La question est donc : comment on en est arrivés là ?

Oui, nos Indépendances ne sont pas des Indépendances. C’est un serpent à plusieurs têtes et on est toujours piégé par le nouveau ! A mon avis, il y aura un crash.

Dakar, décembre 2021

 

[1] Noël X. Ebony, « Le projet vert : coup d’éclat à Ouaga », in : Afrique, le mensuel, n°46, avril 1981, p. 36-38.

[2] Société Nouvelle de Productions Cinématographiques.

[3] Fonds de Promotion de l’Industrie Cinématographique et Audiovisuelle.

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