Poésie et négritude à Cuba

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Du négrisme à l’époque moderne, la revalorisation des cultures noires a été affirmation d’émancipation, dénonciation des préjugés et recherche d’une identité métisse

« Du seizième siècle date ma peine
et à peine m’en doutais-je
car ce rossignol
chante toujours dans ma peine »
Regard de l’intérieur, Nancy Morejon

Dans la Caraïbe hispanophone des années 20-30, naît un mouvement culturel, le négrisme, apparenté à la négritude qui se développera également en Europe. La récupération de l’art africain s’opérait déjà (Picasso), le jazz parcourait le monde, la Black Renaissance aux Etats-Unis était encore en vogue.
A Cuba, en dépit d’une crise économique et sociale, de gouvernements dictatoriaux et répressifs, de la forte discrimination raciale et sociale, les intellectuels se manifestaient dans un large mouvement de libération d’avant-garde, tant socio-politique que culturelle et esthétique. Le négrisme s’inscrit dans cette entreprise par une approche extérieure de la culture dite afro-cubaine, trop pittoresque et exotique pour la majorité des auteurs blancs, même si certains écrivains de renom comme Alejo Carpentier pouvaient prétendre l’avoir intériorisée ou comprise. Les nombreux poètes qui ont cultivé ce genre pendant quelques années se sont inspirés de procédés linguistiques déjà connus dans les chansons et le théâtre du siècle dernier pour reproduire le langage populaire déformé et les vocables d’origine africaine, les rythmes des chants et des danses traditionnels (son, rumba, congas et comparsas du carnaval).
Cependant, ce mouvement a aussi ses revendications politiques et un message social, moins défini que dans la négritude de Senghor et Césaire, car la lutte contre le colonialisme et pour la libération du Nègre s’est substituée au désir d’intégration et de reconnaissance des droits. Dans une certaine mesure, le négrisme a permis de revaloriser cette culture métissée dans ses racines tant africaines qu’espagnoles, ainsi que le rôle du Cubain noir dans la formation de la nation et de l’identité nationale.
L’oeuvre de Nicolás Guillén, poète de la synthèse, s’inscrit dans cette optique et en est le principal fondateur en littérature. Il a sans cesse dénoncé l’oppression et la discrimination à Cuba (Motivos de son 1930, Sóngoro Cosongo 1931, El Son entero 1947), dans la Caraïbe (West Indies Ltd 1934, El Vuelo de la paloma popular 1958), aux Etats-Unis (El Gran zoo 1967). Il a rendu hommage à la lutte du peuple espagnol en 1937 et dans ses Elegías (1948-58), à la Révolution Cubaine (Tengo 1964, La Rueda dentada 1972, El Diario que a diario 1972). Ce grand poète, à l’inspiration variée, a su renouveler l’écriture de tradition hispanique d’une façon originale et authentique, grâce, entre autres, à l’intégration de l’apport cubain sous la forme de « sones », chant, musique et danse typiquement cubains, où l’on retrouve des compositions poétiques espagnoles, des choeurs et des rythmes africains.
Pendant la période révolutionnaire, les recherches sur l’histoire du pays, sa culture et son folklore, ont favorisé tout un travail de récupération de certaines racines occultées, l’affirmation d’une véritable identité par un processus de décolonisation des mentalités, et ainsi la reconnaissance de la condition transculturée de la nation cubaine. Les intellectuels se sont fait l’écho de cette évolution. En poésie, tout en suivant le chemin tracé par Nicolás Guillén, les jeunes poètes cubains se sont inspirés de cette culture métisse de plus en plus dévoilée pour renouveler une thématique dépassée ou sujette à polémique (le négrisme). Cette démarche a débuté dans les années 60 avec Nancy Morejón (1944), Miguel Barnet (1940), Excilia Saldaña (1946), P. Pérez Sarduy (1943) et se poursuit aujourd’hui avec les auteurs déjà cités, plus une nouvelle génération de poètes de Santiago de Cuba à vocation profondément caribéenne (Jesús Cos Causse, M. Wilson Jay…). Pablo Armando Fernández (1930), poète et romancier, est l’un des premiers à puiser dans la mythologie cubaine, dans les croyances populaires et le spiritisme, et à mettre en scène des « orishas », divinités d’origine yoruba de la santería. Les poètes cités reprendront cette nouvelle inspiration, chacun dans une écriture personnelle et originale, en l’intégrant à leur perception du monde et de la condition humaine, à la vie quotidienne et familiale, à l’histoire de leur pays ou tout simplement comme un nouveau langage poétique, qui serait le fruit de leur imagination et de leur idiosyncrasie.
Le thème récurrent chez Guillén, l’esclavage, reste une obsession, celle du fer rouge, de la traversée dans les bateaux négriers, du viol des femmes, des tortures, de la faim, de l’exploitation dans les champs de canne. Par contre, le Nègre marron (« cimarrón ») est traité comme un mythe et devient le symbole de la rébellion et du marronnage culturel. La femme noire sera aussi l’auteur de sa propre révolte et de sa libération : elle deviendra un personnage à part entière dans l’histoire cubaine. Grâce à la sensibilisation aux problèmes raciaux et aux inégalités pendant cette période révolutionnaire, la revendication pour les droits des Noirs s’est accentuée ainsi que la dénonciation des préjugés hérités de la période coloniale. De plus, avec la lutte engagée contre l’analphabétisme et la ségrégation, les Noirs ont eu plus souvent accès à la culture et à l’éducation. On ne peut affirmer qu’à Cuba il y ait eu une négritude telle que dans les Antilles francophones ou anglophones : les Cubains ont plutôt réclamé la reconnaissance de leur droit à être intégrés dans une société multiraciale, revendication qu’on a pu qualifier d’assimilatrice. Cependant, elle n’est pas acculturatrice et a permis aux Cubains de réhabiliter un passé douloureux et de faire renaître une culture marginalisée : elle a su détruire les faux mythes et faire prendre conscience d’une véritable et authentique identité.

Bibliographie :
– Revue de Pierre Seghers Poésie 94, n°51, fév. 1994 (Morejón, Barnet).
– Couffon, Claude : Nicolás Guillén, Paris, Pierre Seghers, n°111 ; Le Chant de Cuba (textes et traductions), Paris, Belfond, 1984 ; Poésie cubaine du XXe siècle, Genève, Patiño, 1997.
Notre Librairie n°80, juillet-septembre 1985.
– L’Afrique en Amérique latine, Paris, Unesco 1984.
Europe, littérature de Cuba, Paris, n°666, octobre 1984.
Le Chaînon poétique : Nancy Morejón, nov. 1994, médiathèque de Champigny/Marne. ///Article N° : 776

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