En sortie le 10 mai 2017 sur les écrans français, Un avant-poste du progrès, de Hugo Vieira da Silva offre une plongée sans manichéisme et d’une grande subtilité dans les contradictions coloniales.
Un avant-poste du progrès est adapté du roman éponyme de Joseph Conrad qu’il écrivit à son retour d’Afrique en 1897, deux ans avant Au cœur des ténèbres. Il est produit par le célèbre Paulo Branco, fidèle compagnon de Raoul Ruiz, qui affectionne les films déjantés où l’imaginaire prend une large place. La référence à Conrad permet effectivement de sortir du manichéisme souvent rencontré pour aborder l’époque coloniale : c’est une plongée dans les méandres humains que propose Conrad dans son style à la fois sombre et ironique, la confrontation au magique ouvrant les portes de la folie.
Le tournage s’est déroulé en Angola. Nous sommes au bord du fleuve Congo, dans un comptoir commercial portugais tel qu’il en exista durant les quatre siècles qui précèdent cette fin du 19ème siècle où se déroule l’histoire, installé au sein d’une jungle épaisse. Toujours habillés de blanc malgré l’environnement et munis de leur casque, deux colons sont chargés d’acheter de l’ivoire pour le compte de leur compagnie. Le ravitaillement doit arriver au bout de six mois via le fleuve par le bateau à vapeur, mais il a du retard. Déstabilisés, les deux colons doivent s’en remettre à Makola, un Sierra-léonais qui leur sert d’intermédiaire avec le monde qui les entoure. Celui-ci devient indispensable, brouillant les hiérarchies, et la tension grandit…
Le chef João de Mattos sera décomplexé par Sant’anna, une sorte de Sancho Panza qui connaît mieux l’Afrique. Il apprend à la contempler mais ressent aussi l’étouffement de la situation et du climat. La première partie prend aussi cette valeur documentaire dans le rapport aux porteurs africains. Loin de tout manichéisme ou des clichés, un échange s’installe dans la découverte réciproque, même si chacun reste dans sa vision de l’autre. Mais la rencontre d’un fou blanc dans la forêt, les explications d’un vieux sage sur l’origine du mot « mundele » (le Blanc) et la fièvre installent un trouble sur la supériorité civilisatrice des deux craintifs de l’avant-poste. Lorsque dans la deuxième partie, Makola applique le cynisme qu’il a appris à la négociation de l’ivoire, le chef sombre dans le doute éthique, socle d’un terrible engrenage…
C’est cette ambiguïté qui intéresse manifestement Hugo Vieira da Silva et qui donne au film son actualité. Les essais de communication se soldent sur des échecs, la traduction est un obstacle permanent et insurmontable, ne débouchant que sur un dialogue de sourds. Restent des êtres humains, à la fois adaptables et opaques, des corps qui dans l’eau se détendent mais se raidissent au moindre malaise. L’alcool brouille visions et relations, ouvrant à la violence autant qu’au désarroi. L’Afrique devient l’espace d’une impossible rencontre, et partant objet de fantasmes.
Des spectres de rois africains apparaissent dans la forêt, réminiscence du royaume du Congo du 16ème siècle, qui était tout aussi organisé que le royaume portugais. Ces fantômes hantent le chef João de Mattos, réveillant ceux de l’esclavage (qui s’avérait plus rentable). L’huis-clos colonial est un triste théâtre qui vire au burlesque jusqu’à ce qu’arrive le drame. Avançant par petites touches, jouant des corps autant que de la symbolique, la force du film d’Hugo Vieira da Silva est d’en installer la perception physique.